[3 août 2022 (suite). À celles et ceux qui souhaiteraient découvrir ces notes de travail, je me permets d’en conseiller la lecture dans l’ordre de leur rédaction, c’est-à-dire, en commençant plutôt par les fragments 1-4, publiés dans ce « Journal public » le 2 août, puis par ceux numérotés 5-7, publiés il y a quelques heures, puis par ceux qui sont proposés ci-dessous. Il s’agissait en effet initialement de matériaux pour un livre, rédigés durant le printemps et l’été 2022, où les réflexions étaient présentées dans une certaine suite. Viendront sans tarder les fragments suivants d’un ensemble qui en comporte, à ce jour, 17.]
8.
La présence, l’être-là du sens sont à peu près impossibles à formuler avec les codes sensés dont nous disposons. La raison en est assez simple, et peut se dire selon un vague théorème de Gödel pour ignorants, dont je suis : la présence du sens est une méta-donnée du sens, un méta-langage qui se contient difficilement dans la langue dont elle énonce la possibilité et le principe. La présence du sens (en particulier dans l’univers) peut seulement être constatée. En rendre compte ou raison, cela ne peut se faire que dans la langue du mythe, par la figure et le récit : s’agissant de l’univers, le mythe opère en posant un père ou (plus rarement) une mère du sens, en tout cas un donateur responsable du sens par sa donation. Mais la figure mythique écrase ce qu’elle veut éclairer : elle en annihile la transcendance. Le mythe est exactement cela : l’expression de la transcendance dans les récits de ce qui est là, constatable et dicible [1]. Donner un père au sens, c’est écraser la transcendance de la présence du sens dans une mythologie de la génération, de la filiation, de la personnalité (dans le cas de Jésus, par exemple) rapportée à sa provenance génétique. Cette figuration est à la fois désormais caduque et néanmoins difficile à éconduire. Caduque, parce que quelque chose dans la sensibilité moderne, généralisée et irréductible, empêche d’accorder un authentique crédit au mythe du père. De cette caducité, Bultmann a donné la description incontestable [2]. Et résistante à son congé, parce qu’aucune autre disposition de langage n’est disponible pour remplacer aisément la figure et le mythe par d’autres propositions. La seule possibilité reste alors d’exposer la figure comme telle, de la rendre visible dans son statut mythologique, et de faire travailler celui-ci par toutes les ressources du langage – de faire du mythe un usage poétique, et prosodique.
Poétique, la chose est généralement accordée. La nécessité d’une théologique poétique, d’une poétique théologique, est reconnue. Mais prosodique, c’est un peu moins habituel. J’en donne un exemple. Voici deux vers de Hugo :
Et ce n’est pas pour vous que je parle en ce lieu
Je parle pour le ciel qui m’écoute, et pour Dieu [3].
J’ai toujours été frappé par le fait que, pour moi qui suis si rétif à l’usage du nom Dieu, dont la prononciation me donne toujours l’impression, quasi-physique, d’une sorte d’obscénité, la diction de ces deux vers est d’une extrême douceur, et j’y perçois une profonde beauté, en particulier dans leur fin. Il me semble que cela s’explique (non la beauté des vers, mais le fait que je la reçoive si paisiblement). Le fait que Dieu soit précédé de la formule « le ciel qui écoute », prépare pour le terme Dieu un statut résolument métaphorique. Parce qu’il est difficile de considérer « le ciel » comme une entité personnelle, et donc de poser raisonnablement qu’il écoute. Qu’un habitant du ciel écoute, c’est un mythe courant. Mais que le ciel lui-même soit en train d’écouter, c’est bien moins concevable, et donne à l’expression une très grande force (parce qu’une grande incertitude) poétique. Alors vient Dieu : mais il n’est pas dit que ce soit lui qui écoute, en tant qu’habitant du ciel. Le ciel écoute, et lui aussi. Dans son étourdissante virtuosité inventive, Hugo n’aurait pas eu grand mal à trouver une formule pour indiquer que Dieu, logé dans son habitacle céleste, était bien l’auditeur. Mais la formule ne dit pas cela : elle attribue l’écoute au ciel, et, aussi, à Dieu.
Ceci participe du registre poétique. Autre chose vient accorder une extrême force à cet énoncé, qui ne ressortit pas à cet usage tropique, mais à une pratique de la prosodie. Car l’alexandrin hugolien est, à la fois métrique (douze pieds) et rimé (assonance des terminaisons des vers). Cette assonance, dans ces vers, fonctionne par doublets : les vers se succèdent, et riment deux à deux. (Cela peut être différent dans d’autres constructions prosodiques [4]). Après avoir entendu le « lieu » qui termine l’avant-dernier vers ce cette tirade, on connaît la rime qui viendra au terme du suivant, et l’auditeur l’attend. On attend un « ieu » qui viendra conclure. Et Hugo le fait attendre le plus longtemps possible. Car, selon usage, après un vers sans coupe interne, qui coule de façon fluide (Et ce n’est pas pour vous que je parle en ce lieu), par contraste, il conclut par un vers fortement coupé. Mais il introduit la coupure très tard, laissant le flux de langage couler encore pendant neuf pieds (je parle pour le ciel qui m’écoute), puis, après la virgule coupante, laisse tomber à la fin du distique le bref groupe de trois pieds, et donc la dernière syllabe, et donc Dieu. Le mot « Dieu » est ainsi lesté d’une forte charge prosodique : par le calcul syllabique, par la coupe, et par la rime qui l’annonce. Dieu est ici traité, par la métaphore qui le prépare (le ciel qui m’écoute) et par la rythmique qui l’annonce, comme un pur mot poétique. Et c’est pourquoi sans doute je l’entends, ou le prononce, avec joie et douceur. Il arrive que, sous la plume du même Hugo, le même mot me paraisse lourd, déclamatoire, et difficile à faire sortir de la bouche [5].
9.
Déjà Spinoza avait vertement critiqué la figuration de Dieu comme un roi, et dépouillé le transcendant de ses attributs monarchiques. Par là, il était entré d’un bon pied dans la déposition de la mythologie personnelle qui leste le sens transcendant. Dans l’analyse du « concept » de Dieu, dans sa description et sa configuration, la remise en cause de sa figure personnalisée était allée très avant. Sauf pour le nom. Spinoza le maintient – de façon très forte, puisqu’il en fait le titre de la première partie de son Éthique, posant cette nomination, et son analytique, comme porche et clé de la compréhension de toute sa structure. S’il est vrai qu’au cours de cette analyse, de nombreux éléments dépersonnalisants transforment la notion du divin, il reste que Spinoza écrit « Dieu ». L’usage du nom propre entraîne avec lui des contraintes syntaxiques, qui font de « Dieu » le sujet de certaines actions. D’où découle l’attribution à « Dieu » d’une capacité d’amour, évidemment détournée de sa compréhension usuelle, mais où la forme grammaticale continue d’exercer son emprise [6]. Malgré tout le dispositif non-personnel puissamment à l’œuvre dans la pensée de Spinoza – et qui lui a été imputé comme crime, nourrissant les accusations de panthéisme, d’athéisme ou de matérialisme visant ses ouvrages, et son influence – il reste que l’usage grammatical, syntaxique du substantif Dieu et son emploi dans des phrases comme sujet ou complément d’un verbe, support de diverses attributions, maintiennent l’engrenage fondamental qui figurent le sens transcendant dans le modèle de la personne. Ce modèle est anthropomorphique, malgré tous les efforts pour montrer que cette personne-là n’est pas à penser selon son type humain. (Même s’il faut assurément reconnaître que, à l’intérieur d’un tel cadre linguistique, la pratique spinozienne du mot et du concept sont une des expérimentations les plus hardies pour en défaire la texture idolâtrique.)
Ces dénégations, qui tentent de secouer la camisole du langage personnel et de son inéluctable schéma directeur, se heurtent à l’obstacle biblique. Bien sûr, dans la Bible des récits multiples traitent Dieu comme sujet humain, depuis les récits de la création et des premiers moments de l’histoire humaine, jusqu’au dialogue avec Moïse et les prophètes, aux interpellations des psaumes, et à la représentation linguistique comme Père, dans les paroles de Jésus et leurs commentaires. Mais surtout, pourrait-on dire, le texte biblique fournit un patron de compréhension à cet anthropomorphisme, en programmant le fait que Dieu a fait l’homme « à son image », et qu’il y a donc une parenté morphologique entre Dieu et l’humain. Peu importe ici que l’initiative de cette ressemblance revienne à « Dieu », comme le dit la Genèse, ou aux humains, comme le soutient Feuerbach en retournant le modèle. L’analogie formelle est, dans les deux cas, validée, et autorise le traitement de Dieu comme une sorte d’humain – avec sentiments, amour, et surtout volonté [7]. Traiter Dieu comme Dieu, ou comme un dieu, c’est dans tous les cas le traiter comme un humain. Et ce traitement est contenu dans ce noyau irréductible qu’est la nomination du sens comme Dieu. Même si, on le verra, ce moment du mythe peut nourrir désormais d’autres sortes d’interprétations et appeler d’autres lectures.
10.
Cette nomination repose sur un autre socle. C’est le fait que, de très longue date, les humains ont éprouvé (peut-être pas dans toutes les civilisations, mais dans nombre d’entre elles [8]) le désir, pas seulement de se représenter le transcendant sous une forme figurée, généralement divine, mais aussi de s’adresser à lui, de lui être relié par une interlocution, une adresse, une parole. Or, il est bien clair que, pour s’adresser à une réalité quelconque, ou lui parler, il est plus commode de se la représenter sous une forme plus ou moins personnelle. Surtout lorsque, comme c’est le cas dans un bon nombre d’adresses ou de paroles, on attend en retour de cette interpellation au moins une écoute, et souvent une réponse, quelle qu’en soit la forme. Dans le cas des pensées les plus proches (de « nous », par la géographie et l’histoire), et qui font état d’une telle ouverture à un sens transcendant, ce désir de parole prend, très souvent, la forme de ce qu’on appelle la prière. De de fait, le problème de la nomination et de la personnalisation du divin se pose souvent comme celui de la possibilité de la prière.
On peut concevoir ce problème de deux façons distinctes. Ou bien il faut, comme le pensent beaucoup de celles et ceux qui se pensent ou se disent athées, préalablement admettre la possibilité d’une personnalité divine pour pouvoir prier. Sans Dieu, pas de prière possible, et la question n’a plus d’objet. Ou bien – pour ma part j’incline plutôt en ce sens –, on constate quelque chose comme un besoin, un désir, un penchant orienté vers de la « prière », élan préalable à toute position d’une entité divine, qui pouvant être vu alors comme une donnée à priori de l’expérience humaine [9]. Dans cette seconde pensée, la formation d’une divinité figurée, voire personnelle, vient après-coup, conséquence du sentiment de cette nécessité (de prier). L’ouverture à la prière, l’adresse au sens transcendant est l’élément fondateur, et il s’exprime ultérieurement par la figuration personnelle du divin, qui en est l’effet – et peut-être le détournement.
À ce propos, je fais deux remarques. D’une part, il est effectif qu’on s’adresse à des entités non-personnelles. La poésie regorge d’exemples, sans doute depuis un temps très ancien. Des prières antiques s’adressent au soleil, à l’orage, aux nuées. Cette histoire, mène par exemple au Lac de Lamartine, qui s’adresse au temps, et aux heures (« Suspendez votre cours »), à l’Éternité, au néant, au passé, aux sombres abîmes (« Que faites-vous des jours que vous engloutissez ? ») et encore aux choses de la nature (« O lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! ». Dans les écrits plus modernes, de telles adresses foisonnent, comme le monologue de Marthe au début de l’acte III de L’Échange de Claudel, qui dans sa première version hèle et salue en les tutoyant successivement la Justice, le noir, les figures célestes, la Nuit, son petit frère mort, Dieu et son amant, l’Océan, la Mélancolie, la solitude, la distance (« Je te salue, solitude (…), je te salue, distance ! ») et bien d’autres choses[10]. On pourra voir là un « procédé », une méthode du discours poétique, produisant des ornements stylistiques sans valeur de réalité. Mais la question est celle de la source, de la portée, des effets d’un tel langage. Pourquoi la poésie est-elle si puissante, au cœur des émotions, des pensées, des douleurs et des fureurs ? Pourquoi sait-elle si bien dire ce que d’autres formes d’expression, apparemment plus appropriées à leur objet, manquent à manifester et à faire ressentir ?
Il faut peut-être renverser la charge de la figure. Au lieu de considérer qu’il y a des choses, et qu’on les exprime, de façon plus ou moins appropriée ou figurale, avec des procédés de langage, pourquoi ne pas supposer, comme je l’annonçais à l’instant, que les choses vont dans la marche inverse, et qu’il y a d’abord l’adresse, structure fondamentale de la parole, qui cherche, à l’aveugle, puis de façon plus ou moins féconde, les objets vers où elle se porte ? Dans cette hypothèse, ce qui est à penser devient l’adresse comme ouverture à priori au sens, dont les objets sont des fixations ultérieures instables, provisoires. Cela déborderait beaucoup la question du supposé divin, mais permettrait d’envisager l’ancrage de la position de prière dans les terreaux profonds de la signification, et la nomination du divin comme une tentative d’ancrer (et de capturer) son énergie primordiale dans des figures qui la cautionnent après-coup.
Par exemple : beaucoup de philosophies se sont penchées sur la structure fondamentale du rapport Je-Tu. Martin Buber a donné à cette enquête une formalisation décisive. Du coup, la tendance est forte de considérer ce rapport comme un apriori de l’expérience, qui rendrait possible, comme dans un second temps, l’interlocution de personne à personne (et peut-être même la constitution de la personne comme telle, dans la possibilité de ce rapport). Mais ne faut-il pas plutôt procéder de façon, là encore, inversée, dans une attitude quelque peu feuerbachienne (l’importance de Feuerbach dans cette lignée interrogative sur le Tu est probablement déterminante[11]) ? Et se dire alors à peu près ceci : il y a des rapports d’interlocution entre des « personnes ». C’est dans ce rapport langagier d’expérience commune que se constitue la forme Je-Tu. Dns cette forme même, les interlocuteurs font l’expérience d’une transcendance qui excède autant la description objective (du « il », du « ça ») que l’expérience intérieure censément solitaire du « je ». Cette approche d’allure empirique permet sans doute de tenir compte de la constitution historique de la personne, qui n’est certes pas un donné général de l’humain (à moins de dater l’humain d’une période très récente), mais le fruit et la trace d’un devenir processuel. De ce fait, l’empirisme apparent est ce qui permet de circonscrire et de repérer la situation du transcendant : comme se produisant et se donnant à éprouver dans la relation de personne à personne. Et c’est alors par une sorte de transfert, comme vers le haut, qu’émergerait l’appel à cette hauteur comme à un Tu, délié de l’existence des personnes. Ce déliement, cette déliaison soulève une énorme question. Est-il loisible de considérer quelque transcendance que ce soit en dehors de cet ancrage dans la relation entre des personnes ? Il faudra nécessairement y revenir.
Mais le fait de situer l’autonomisation du transcendant comme fruit d’un tel processus, et de le rapporter à l’expérience primordiale de l’interlocution entre humains, ne revient absolument pas à en faire une illusion, qu’il suffirait de dissiper : ici on s’écarte de Feuerbach. Quelque chose comme une transcendance se donne à éprouver (et à formaliser comme Tu) dans l’expérience entre humains, et il est légitime qu’à partir de là, son surgissement permette de réinterroger le rapport interhumain (qui n’est pas une juxtaposition ou une interaction d’individualités analogues) et d’étendre ce questionnement à la nature, aux animaux, et à quelque chose comme « le ciel ». Oui, il est possible de parler à un chien ou un cheval, et de questionner alors ce qui advient, dans le pré-humain, comme possibilité de cette parole, qu’ici on dénomme comme sens. Sens pré-humain, et pré-animal aussi. Ce mène au sens de la création.
*
[1] Cf. D.G., Des Verticales dans l’horizon, Labor et Fides 2018, chap. IV.
[2] Cf. D.G., Des Verticales dans l’horizon, ibid.
[3] Hernani II, iv, vv. 667-668.
[4] Rimes croisées par exemple (dans un sonnet, ou d’autres formes).
[5] Dans un poème que j’aime énormément, « Le crapaud », en dehors des parties narratives les discours sur Dieu me paraissent pesants, difficiles à entendre désormais.
[6] Livre V, proposition XXXVI (Dieu s’aime), démonstration (Dieu se considère), corollaire (l’amour de Dieu envers les hommes), proposition XL, scolie (l’entendement de Dieu). De même l’emploi de l’expression « volonté de Dieu », certainement travaillée comme un vieux matériau pour le faire plier dans un usage neuf, mais, là encore, maintenue dans sa forme, avec les effets de représentation que cela induit.
[7] Cf. sur cette homogénéité des volontés, A. Malet, Mythos et logos – La pensée de Rudolf Bultmann, Labor et Fides 1971, p. 31.
[8] Cf. M. Meslin (dir.), Quand les hommes parlent aux dieux, Bayard, 2003.
[9] Une sorte « d’existential », selon une certaine terminologie philosophique.
[10] P. Claudel, L’Échange, 1ère version.
[11] C’est-à-dire dans les pensées de Buber, Gabriel Marcel, Levinas et d’autres.