(Les Appels nocturnes, 21)

I. 

1. Comme on a pu le lire dans ces colonnes, je désigne ce dont il est question dans ma quête ou mon enquête les plus profondes, comme relevant du sens [1]. J’ai préféré ce terme à tout autre, en particulier dans mon dialogue avec les théologies, parce qu’il me semble faire signe vers le transcendant, ou la transcendance, en écartant autant que possible leur figuration comme une chose, ou comme l’attribut d’une chose. C’est ainsi que, malgré leur évidente pertinence, je le préfère à des termes comme « puissance », ou « force ». Je ne souhaite pas nommer la transcendance comme une puissance, parce que ce mot, malgré de magnifiques efforts faits à son propos [2], en vient à désigner tout de même ce qu’il vise comme une réalité existant par elle-même, du même ordre que les choses (ou, si l’on veut, les étants). Bien sûr, la puissance n’est pas située sur le même plan que les choses effectives, réalisées. Mais elle reste, potentiellement, dans leur registre de réalité, comme à leur côté. Cependant que le sens, s’il n’existe pas sans les choses, n’est jamais réductible à l’une d’entre elles, ni à leur ensemble, ni à leur possibilité ou à leur devenir. Le mot appelle à penser que les choses ont du sens, et que celui-ne peut pas être intégré dans le fait de leur existence, tout en n’étant pas envisageable hors d’elles. Donc, pour évoquer ma quête ou mon enquête la plus profonde, je (me) dis que l’expression du sens, bien qu’insatisfaisante, n’est pas la plus malvenue.

Il y a du sens, doublement : dans l’univers, avec lui ou en lui, non réductible à son existence factuelle ; en moi, dans le vertige de l’intériorité comme dans l’ouverture au dialogue. Et, mystère le plus profond de tous les mystères, du sens passe dans le rapport entre l’univers et l’intériorité. Structure trinitaire, si l’on veut : du « père » (dans les cieux) – mais il faut, désormais, au moins dire père-mère [3] –, du « fils » (dans son engendrement en moi [4]) – mais qu’il faut penser dans le dialogue masculin-féminin [5] –, et de l’esprit (comme sa circulation entre l’un et l’autre) – le souffle, ou la respiration, la « rouah ».

2. Dieu, alors ? Eh bien non, décidément. Pourquoi ? Parce que la dénomination « dieu », ou « Dieu » est indissociable du statut de la personne. Et que la personne, quelle que soit sa grandeur (considérable) reste trop petite pour désigner ce dont il s’agit. La personne est impliquée dans une modalité de l’étant, de ce qui existe, dans une entité singulière à côté d’autres entités. Or le sens n’est pas une réalité séparable, un étant parmi les étants. Du sens, il y en a dans ce qui est, dans tout ce qui est, selon un mode que certains désigneront comme celui de l’être profond, et que d’autres au contraire chercheront à penser dans le régime de la surface [6]. Donc, pour résumer, « Dieu » reste, quoi qu’on fasse, un étant parmi les étants, ce qui réduit donc (à rien) sa transcendance ; et d’autre part « Dieu » reste une personne (d’ailleurs revendiquée par la plupart des théologiens), ce qui lui attribue, a) au regard de l’univers, le statut de grande poupée, grand fétiche, grande personne, incommensurable avec le sens transcendant et infini de l’univers, et b) par rapport à l’intériorité subjective, la position de maître à distance, de tutelle. La volonté de dé-qualifier la transcendance de ce double statut, chosal et personnel, trouve une de ses plus impressionnantes expressions dans la théologie de Maître Eckhart, qui appelle à dépouiller sans cesse une pensée de la « déité » – et aussi, par là-même, de l’intériorité en laquelle elle « s’engendre » – de toute détermination représentable [7].

3. Cela revient-il à poser cette transcendance comme ineffable ? Pas exactement. Sans aucun doute, elle doit être conçue comme sans image, et ce défaut engage une radicalité bien difficile à tenir. Mais le sens n’est pas un flottement dans le vide. Il se présente, s’exprime. Et cette activation se fait dans du langage, c’est-à-dire du langage humain [8]. Le langage n’a pas comme seul effet la production et la fixation des images. Bien au contraire. Il est le lieu où se transforment et se déposent les figurations, sans que ces variations n’aient pour socle le néant. C’est pourquoi il existe une congruence très difficile à penser, mais néanmoins radicale, entre la transcendance et la parole (ou l’écrit). Ce lien est exprimé, dit ou figuré dans les écrits religieux en général, bibliques en particulier. Il n’est pas seulement mythologique, même s’il peut l’être, et souvent. Mais une activité de langage est bien celle qui donne lieu à du sens, et ainsi constitue un certain accueil de la transcendance dans l’expérience humaine. Cet accueil peut se faire dans des formes diverses : en particulier dans le travail scientifique. Mais son lieu d’élection est la forme poétique. Parce qu’elle met sans cesse en jeu le rapport entre la figure et son impropriété, entre l’effet d’image et sa déqualification.

4. C’est ce qui donne sa résonance particulière à la question de l’adresse. Il n’y a pas de langage sans adresse, sans envoi ou sans destination, même lorsqu’elle est inassignable, impossible à configurer. Le langage ne flotte pas dans un espace d’impersonnalité ou d’inhumanité : il implique l’humain et le personnel, en tout cas par la forme de l’adresse ou de l’envoi. Le langage, comme l’a pensé Derrida, écrit toujours une lettre – même sans destinataire désigné, voire sans émetteur connu. Ce pourquoi le rapport à la transcendance, qui est un sens et qui traverse la parole, ne peut jamais être détaché de l’adresse, et donc, en un sens profond et large, de ce qu’on appelle la prière. Mais l’adresse doit être sans cesse raccordée à son essence poétique. Le destinataire, l’envoi, le destinateur lui-même doivent toujours être pensées comme figures. Le poétique est cette forme de discours qui fait usage de figures (comme tous les autres) mais ne cesse de les faire venir en tant que figures, c’est-à-dire dans la déqualification de toute propriété supposée, de tout sens propre. Le sens déplace sans cesse le propre, et la propriété.

À cet égard, le « tu » dans la prière n’a pas à être écarté. Cependant il doit être pratiqué, non comme l’interpellation d’une personne en nom propre, mais comme invocation : comme Lamartine s’adressant au Temps, aux Heures, et au Lac lui-même [9]. La poésie ne cesse de pratiquer ces interpellations figurales, avouées comme figures, et donc éconduisant toute interprétation appropriative de son dispositif. En disant « tu », je dois me remémorer que j’en use comme Marthe s’adressant à l’Océan, et simultanément à la Justice [10] : de façon inappropriée, et d’autant plus intense en tant que poétique. L’appel d’Eckhart a dé-qualifier toute désignation de la transcendance doit être entendu, nocturne, dans sa radicalité intransigeante – qui donc, je l’ajoute, inclut la figuration de tout interlocuteur, non seulement par une image matérielle, mais même par son statut de personne, et donc par le « tu », qui sont des images aussi [11].

II. 

1. Une autre limite de l’expérience éprouve et sollicite, par son défaut d’image, non sans rapport avec ce qui précède : l’attente du fait de mourir. Là aussi, les diverses cultures humaines n’ont cessé de vouloir combler l’impuissance à représenter par un excès de figures. Et là encore, les figurations sont inadéquates, tout en témoignant (improprement) de certains traits de cette expérience en défaut. Mais, à nouveau, il faut pousser au plus loin l’assomption de ce manque d’image, tenter de refuser toute représentation, fût-elle minimale : toute idée d’une modalité de survie, d’une forme d’existence au-delà, toute position d’un lieu même imaginaire (et donc imagé) définissant un autre espace ou un autre temps. S’appliquer à récuser toutes ces peintures est difficile et radical : mais mourir est radical aussi. Une fois de plus, on rejoint les indications d’Eckhart, même si sa culture et son langage sont à distance des nôtres. Intraitable autant que faire se peut, il faut retracer sans cesse le parcours de cette exigence : ne rien figurer, rien, sur quelque mode que ce soit, de ce qui traverse le fait de mourir.

Est-ce à dire qu’il faut penser la mort comme entrée dans un néant ? Non. Le néant est une figure aussi.

2. Cette absence d’image concerne le mourir, non seulement en tant qu’il nous concerne, mais en ce qu’il touche d’autres humains, qui ne sont plus là. Ici l’expérience est complexe. Car le défaut d’image vient heurter des images (et des sons) qui existent bel et bien, représentations et souvenirs de ces personnes quand elles étaient vivantes. Et la tentation est forte d’imaginer que, revêtues de la même forme, elles survivent sur un autre mode, ailleurs. Même si cette idée, ce quasi-besoin de penser à elles au-delà de leur disparition, se heurtent à des obstacles majeurs : si quelqu’un est mort âgé, dois-je me le représenter aux derniers temps de sa vie (éventuellement, très diminué) ou le revoir en pleine santé ? Et, dans ce cas, à quel âge ? La question, sous une forme différente, a été posée à Jésus de Nazareth, et il y a répondu [12].

Et pourtant, pas plus que pour le transcendant – et en intense résonance avec lui – la non-figuration ne se tient ici dans l’espace simple d’un néant venu se substituer à l’existence ancienne. Il n’est que de voir la force des funérailles, et le choc qu’elles communiquent. Il faut aussi s’interroger sur le souvenir. Quel est son mode d’existence, de réalité ? Suffit-il de dire qu’il est intérieur, psychique ? N’a-t-il aucune autre teneur ? Nous nous heurtons à un phénomène, plus troublant encore que le précédent, à propos de l’adresse. Si diverses soient les convictions, et si ferme la certitude que les personnes mortes n’ont de présence qu’analogique (par le souvenir et les images), et même à qui se réclame d’un matérialisme aussi intransigeant que possible, il semble à peu près impossible d’échapper au désir de leur parler. Même « sans y croire », mais sans savoir s’en dispenser. Dans les obsèques où j’ai dû prendre la parole, je n’ai pourtant jamais voulu m’adresser au défunt. Mais ce n’était pas pour en disqualifier le principe : plutôt pour lui réserver un autre espace, moins affiché. On pourrait dire, ainsi que l’homme de Nazareth – en déplaçant le sens du passage – : retire-toi dans ta chambre, et parle-lui en secret [13].

3. Dans cet espace où toute représentation se refuse, que reste-t-il à vivre, voire à penser, si tant est que soit possible une « pensée sans image » [14]? Ou même, si l’on tient cet objectif pour inatteignable, au moins une pensée du sans-image, une pensée qui se donne comme objet ce qui nie toute image, sans cesser pour autant d’en convoquer et d’en voir renaître ? Ceci : espérer. Il s’agit là d’un espoir pur, non pas espoir en ceci ou en cela [15]. Seulement ce fait, qu’il faut espérer lui-même, qu’au seuil de mourir, quelque chose comme un espoir sans objet, et donc sans représentation (toute représentation fait image d’un objet), puisse continuer de tracer son sillage. Je ne sais pas si une telle disposition est possible, et encore moins si, le moment venu, j’en aurai la grâce. Mais l’espoir (espoir de cet espoir, espoir d’être apte à cet espoir), explicite depuis ma première adolescence, s’est alimenté de rencontres.

Ces dernières années, j’ai eu à faire « acte de présence » auprès de plusieurs personnes mourantes. J’ai pu, comme tout un chacun, être témoin de « fins de vie », angoissées, colériques, tristes, froides ou désespérées. Et d’autres, moins agitées, plus calmes. Mais il m’a été donné d’être témoin de deux moments, dont chacun concernait une femme. La première s’appelait Vittoria. C’était une dame âgée, qui au long de sa vie avait montré une disposition à la joie, exprimée par son rire, éclatant et sincère. Non pas une joie thématique, ou déclarative : joie élémentaire, quotidienne, accueil donné à la bienveillance des choses et des gens. Elle riait, assez souvent, d’un rire ouvert et sans parade. Sur son lit, peu avant son décès, elle montrait l’aspect de celles et ceux dont la mort s’annonce, et qui si souvent paraissent se ressembler : visage défoncé, membres devenus squelettiques par l’effondrement musculaire. Elle était à peu près inconsciente, non pas inerte, pas du tout, mais au sens où la communication avec elle ne connaissait plus aucun canal ordinaire. Elle énonçait, en italien, des propos incompréhensibles par quiconque, semblant engagée dans un monologue, ou plutôt un dialogue avec des interlocuteurs connus d’elle seule. Dans ce temps où le décès s’annonce, si reconnaissable (par l’extrême maigreur, un regard intense et noir) dans ce moment plus d’une fois elle riait. Pas en permanence, de temps en temps, sans rien de frénétique, de ce bon rire généreux et baigné de malice où dans sa métamorphose on reconnaissait son visage d’avant. J’ai pensé : devant la mort, Vittoria rit, de bonne humeur, joyeuse, comme dans un accès de rigolade presque heureuse (pourquoi presque ?)

Le deuxième exemple est différent. Il s’est agi d’une vieille dame, bien plus vieille encore, au chevet de laquelle je suis venu à vingt-quatre heures de sa mort (je ne le savais pas, bien sûr, on ne le sait jamais.) Elle parlait, avec calme et clarté, de son départ. Elle disait avoir eu une belle vie (je lui connaissais pourtant de dures souffrances) ; elle racontait avoir quitté son appartement pour venir aux soins palliatifs, pensant lorsqu’elle tournait la clé : tiens, c’est la dernière fois. Elle se réjouissait, beaucoup, de l’arbre devant sa fenêtre, trouvant une extraordinaire chance au fait d’être dans cette chambre. Et évoquait, discrètement, sans forcer, une confiance (le mot est d’elle), confiance en rien, elle n’a pas prononcé le nom de Dieu, mais en quelque chose de bon à quoi elle voulait plutôt s’attendre. Elle remerciait (personne en particulier, elle remerciait, tout simplement, rendait grâce, sans nommer de bénéficiaire) d’avoir pu vivre une vie longue, belle, et une vieillesse en bonne santé. Cette femme était un soleil. Elle l’avait été de longue date, sans aucune prétention, dans une vie simple [16]. Nous sommes repartis de son chevet, réjouis : venus pour la soutenir, c’est elle qui nous avait, profondément, réconfortés.

Ce ne sont que des exemples. À aucun moment je n’ai pensé : Vittoria ou Simone vont au ciel, elles vont y être bien, je les rejoindrai un jour ou l’autre. De telles formules – que je respecte lorsque je les entends, toute parole devant la mort doit être écoutée – me semblent figurer improprement ce qu’elles disent : témoigner de leur objet en le manquant. Mais j’ai pensé : Vittoria, Simone éprouvent, en un moment où on simule peu, une forme de joie, dont je voudrais qu’elle me soit donnée le moment venu. Par qui ? Personne, mais tout de même donnée. Joie de quoi ? Rien à représenter. On peut l’espérer, le dire. Forme extrême de confiance, en rien, en personne, vide d’objet et pourtant intense, à quoi convient le mot de foi. À condition de déposer, comme y appelle Eckhart, toutes ses figures, autant que faire se peut, et faire ne se peut pas tout à fait.

 

*

[1] Cf. aussi Du sens – Exercices d’encouragement, à paraître (2023).

[2] En particulier par Paul Tillich.

[3] Comme font nombre de théologies féministes. Cf.  P. Daviau et D. R. Marleau, « Les visages féminins de Dieu », in E. Parmentier, P. Daviau et L Savoy (dir.), Une bible, des femmes, Labor et Fides 2018, pp. 13 et suiv.

[4] En référence à Maître Eckhart. Cf., entre de très nombreux autres exemples, M. Eckhart, Sermons, traités, poème, Seuil, 2015, pp. 87-91.

[5] « Homme et femme il les créa. » Gn 1, 27.

[6] En particulier G. Deleuze, dans Logique du sens, Minuit, 1969.

[7] Cf. par exemple, M. Eckhart, Sermons, traités, poèmes, op. cit. pp. 301-305.

[8] Je persiste à créditer l’équivalence entre langage et langage humain articulé, même s’il est légitime de porter la plus intense attention aux autres manifestations et comportements signifiants ou sensés, dans le monde animal en particulier.

[9] Lamartine, « Le lac », in Méditations poétiques (1820).

[10] P. Claudel, L’Échange, 1ère version (1894), acte III.

[11] Cette « extension » de l’exigence d’Eckhart ne figure pas comme telle dans son texte, même si je pense qu’on peut la déduire sans infidélité.

[12] Mt 22, 23.

[13] Mt 6, 5-6.

[14] G. Deleuze, Différence et répétition, PUF 1968, pp. 173, 192, 217, 354. Cf. Aristote, De l’âme, III, 7, 431a : « Jamais l’âme ne pense sans image ».

[15] H. Küng, Vie éternelle ? (1982), Seuil, 1985, pp. 113-114 et 270-273.

[16] Charles Wagner, La vie simple (1895).