17.11.22
(Les Appels nocturnes, 22. Bien nocturne, celui-ci, entre 2h et 3h. Mais d’autres aussi.)
Le mot « transcendance » est un peu agaçant. Sa forme lourde, vaguement spéculative, et surtout son usage à tout bout de champ (y compris par moi) pour désigner ce qu’on ne sait pas dire, font que j’aimerais bien trouver un autre terme, plus simple, noble, plein. « Nature » rassemble nombre de ces qualités, mais concerne plutôt une partie circonscrite de l’univers, autour de la Terre et du vivant. Or, la pensée de l’univers, dans son extension démesurée – quoique mesurable, paraît-il – est au cœur de ce dont il s’agit. « Infini » est assez bienvenu, mais reste borné par sa construction négative. « Esprit » flotte à distance du physique et du matériel. Quant à Dieu, même quand ses tenants proclament qu’il échappe à toute détermination, on ne les voit pas embarrassés de lui coller la forme du nom, qui est une détermination aussi. Elle traîne avec elle le statut personnel, et la passion déclarée pour l’indéfinissable n’hésite pas à revendiquer pour Dieu cette constante définition.
Il faudrait consentir à ne préférer aucun terme, ou : à user sans cesse de périphrases, ou : à revendiquer les mots comme figures, sans référent ni sens propre, en suspens. Ou à se taire, ce qui convient peu aux grands bavards, dont je suis. Alors, voyons. Choix n° 1. En laissant l’indécision planer sur le choix des mots, glisser sans cesse de l’un à l’autre, passer du transcendant à la nature ou à l’infini et plus encore, l’inconvénient est de maintenir dans le propos quelque chose d’irrésolu, alors que la résolution – de la foi – est ferme et active. (Et la foi, redisons-le en attendant d’y revenir encore, est tout autre chose qu’une croyance : un basculement de la vie.) Choix 2. L’emploi de périphrases, comme « ce que vous appelez Dieu », outre qu’elle s’appuie un peu trop facilement sur ce qu’elle déclare refuser, tournure bien commode pour désigner ce qu’on ne sait pas dire, présente le même inconvénient que le précédent, flottement et embarras. Et le 3 ? Revendiquer les figures comme ce qu’elles sont, des tours de langage, est très cohérent : mais pour ne pas céder au risque de la littéralisation, de la dé-métaphorisation qui menace sans cesse (laisser croire, par exemple, que le Père est un père), il faut multiplier à chaque emploi les précautions et les dénis. Reste le silence, qui convient aux mystiques, paraît-il, mais dont ils parlent beaucoup, ou au moins ceux qui les louent de se taire.
J’en reviens à mon préféré : le mot « sens ». Éventuellement cerné de compléments ou adjectifs : sens infini, sens de l’univers et de la trouée intérieure, sens infini de l’univers ou sens de la plongée sans fond ni fin. Dans cet emploi le mot est étrange, comme décalé, en déséquilibre, en porte-à-faux par rapport à ce qu’il semble vouloir dire. L’infini, la nature, Dieu, et même la transcendance visent un objet, à qui revient la prééminence pour comprendre ce qui a lieu : un principe, premier ou dernier, une source, une instance. Alors que le « sens » ne peut pas jouer un tel rôle : il répugne à se poser par lui-même, et vaut en général comme sens de quelque chose, demandant un support à quoi il confère valeur ou signification. Or, c’est peut-être ce statut bancal qui lui permet d’échapper, relativement au moins, aux obstacles qui s’accumulent devant les autres prétendants.
On dira, sens, bon, d’accord, mais sens de quoi, qui le porte ? Eh bien, de ce qui est. Ou de ce qui se présente, de ce qui advient. Mais il faut bien alors que ce qui est soit, que ce qui se présente advienne, et le sens n’est plus premier, ne peut pas aspirer à l’être. Justement. Le sens n’est pas une cause, une origine, un principe[1]. Je l’ai déjà dit ailleurs, il ne se pense pas sans l’univers ou le trou intérieur, qu’il qualifie. Et pourtant il ne s’y contient pas, ne peut pas y être inclus. Il désigne ce qui n’a aucune existence en dehors de l’existant, et qui néanmoins ne peut pas être pensé au sein (dans l’immanence) de ce qui existe. C’est peut-être une manière de dire le transcendant, dans son lien, que l’on voit aujourd’hui sans cesse affirmé, partout, avec l’immanent où il se niche et qu’il transperce. Mais il faut bien admettre que le dispositif n’est pas stable.
C’est que, si l’hypothèse vaut d’être tenue, on doit reconnaître au sens quelque chose qui excède cette seule fonction d’accompagnement de ce qui est. Le sens ne s’en tient pas à doubler l’existant d’une couche signifiante, même virtuelle. Il y a bien en lui une sorte de portée, percée, par rapport au constat de l’existence et de la coexistence des choses et des êtres. Sans doute le prologue de Jean fait-il signe vers cela. Ce n’est pas un fondement, ni une antécédence. C’est – comment dire ? – une transcendance, un outrepassement. Et voilà qu’on y revient. Le mot nous colle aux doigts comme un adhésif. On ne peut pas encore s’en tenir quitte. Mais on cherche.
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[1] Sauf dans le forçage du prologue de l’Évangile de Jean, qui le propose, de façon intenable, comme ce qui précède, comme le précédent absolu. Voir à ce propos Appels Nocturnes, 1