[4 août 2022. Ces matériaux contiennent sans doute des erreurs et coquilles. Si d’éventuels lectrices ou lecteurs souhaitent m’en signaler certaines, je leur en serai très reconnaissant. Je rappelle donc qu’il me paraît souhaitable de les lire dans l’ordre de leur rédaction, c’est-à-dire en commençant par les fragments 1 à 4, puis 5 à 7, puis 8 à 10 avant les 11-13 ci-dessous et les derniers qui suivront sous peu. ]

 

11.

Comme toutes les autres abordées ici, la question de la création se présente sous un aspect double. D’abord, elle concerne la raison d’être, ou le sens d’être, de l’univers. Il y a l’univers – mais cet il y a, qui se présente comme un constat de fait, est trompeur. Parce que l’univers n’est pas un simple fait, qui se donne dans la statique de son constat : c’est un développement, un processus, une histoire. Or, toute histoire est celle du sens de ses séquences, et de leur consécution, il n’y a pas d’histoire sans un sens de l’histoire [1]. Et cette histoire, posée comme sens, ne peut pas ne pas questionner le sens de son déclenchement. Pourquoi y aurait-il un sens patent, avéré de chaque moment de son processus, et pas un sens de ce moment « initial » ? Le sens de l’histoire se répercute comme sens de son lancement, de sa lancée. (Au passage : loin de considérer que c’est le commencement qui fait le sens de l’histoire, comme le veulent toutes les problématiques anti-historiques qui ont fleuri ces dernières décennies, renvoyant la réflexion historique à un a-priori de créationnisme, c’est au contraire le sens de l’histoire, sa processualité, son devenir ou ses devenirs, qui rétroactivement construisent la question de son lancement initial. L’histoire n’est pas prisonnière d’un schéma archéo- (ni, on y reviendra [2], téléo-) logique, ce sont les questions d’origine et de fin qui résultent logiquement de l’effectivité du processus, et de son sens.) Le processus de déploiement de l’histoire universelle projette vers son moment initial la question, inévitable, du sens de l’existence de cette histoire.

Mais cet aspect – la lancée de l’univers – n’est pas la seule face par laquelle se présente la question de la création. Et la seconde éclaire peut-être un peu la première. Car celle-ci pourrait avoir l’allure d’une interrogation purement énergétique : s’il y a une extraordinaire énergie au commencement de l’univers (disons : le Big-Bang, même s’il n’est pas établi qu’il s’agisse là d’un commencement pur), on pourrait penser que ce qui lance cette énergie soit à considérer en termes purement énergétiques : comme une force, une puissance. Ce qui a le considérable inconvénient de renvoyer sans cesse la question de la précédence vers un avant encore antérieur, et donc de laisser la question du début se poser dans cet infini rétroactif comme question d’une suite. Mais si l’on pose plutôt la question du lancement comme question de sens, et non plus comme question de force ou de puissance, l’interrogation se déplace peut-être. En gros, pour le dire en termes théologiques, si l’on renonce à poser la question du transcendant comme celle d’un Dieu puissant, puissant de sa capacité à lancer l’univers, mais si on l’énonce plutôt, à la façon du prologue de Jean, en termes de sens : quel est le sens de l’existence de l’univers, le contenu du concept de création se transforme peut-être. Non plus une question d’un être avant l’être, produisant son existence de façon séminale ou paternelle, mais plutôt la question du sens de l’être, indissociablement en lui et autrement que lui.

C’est à quoi conduit la deuxième valeur du problème : celle qui interroge non plus l’existence de l’univers, mais « mon » existence en son sein. Il y a, là aussi, une interrogation inévitable sur la création. Car le fait que l’univers existe ne suffit pas à rendre compte de mon existence. Peut-être de l’existence d’êtres humains comme faits objectifs : mais certainement pas de la « mienne », comme réalité irréductible à toutes les autres. Et là, le problème se duplique. Si mon existence a un sens (ce qui est incontestable, quand bien même ce sens ne serait que celui d’une interrogation sur le sens : mon existence a au moins ce sens constitué par le fait de s’interroger sur le sens de son existence – même si, à mon avis, le sens de mon existence ne s’épuise pas, pas du tout, dans cette seule interrogation), alors son sens renvoie inévitablement à la question du sens de sa venue, de ma venue dans l’univers. Et s’il y a bien quelque chose qu’il faut interroger comme en arrière-plan de l’univers, comme à l’arrière de l’existant universel (eh oui ! quelque chose comme un arrière-monde, mais en poussant très loin la suspicion sur le concept de monde – non pas le soupçon sur un arrière du monde, mais sur l’idée de monde pour rendre compte de l’existence de l’univers), alors il faut sans aucun doute questionner un espace qui se situe en arrière de moi, un arrière-moi, qui non pas me pousse comme une force, mais qui donne sens à mon être-là (au moins comme question de ce sens, et sans doute pas seulement.) Ce qui me pousse à vivre, ce n’est peut-être pas exactement, ou pas seulement une force de vie, mais le sens de vivre dont la question surgit à chaque pas de mon existence. Et ce sens de vivre vient redoubler, à chaque pas, la question du sens de l’univers. Ces deux sens dialoguent et s’interrogent réciproquement. C’est peut-être là une des portées profondes de cet élan qu’on appelle la prière.

 

12.

Mais quelque chose se déplace dans le dispositif. Je suis parti des deux infinis : l’infini cosmique, et l’infini intérieur. Souvent évoqués (le ciel et le puits [3]). Mais il faut élargir. Il y a d’autres transcendantaux de l’expérience. En voici trois – ce qui fait cinq, peut-être à grouper en trois. Donc, les nouveaux-venus :

a. La présence d’un autre humain. Dans ce cas, le regard (Sartre), le visage (Levinas), l’adresse (DG) attestent immédiatement une transcendance. C’en est peut-être l’attestation première, majeure. C’est en tout cas la seule qui soit absolument incontestable. À ce titre, c’est un transcendantal de l’expérience. C’est aussi la seule qui rend, à l’évidence, possible l’interlocution, l’appel, l’écoute, la réponse. Non que ces dernières soient assurément impossibles ailleurs, mais leur constat est plus incertain, troublé. Au point qu’il n’est pas impossible de penser, comme je l’ai approché plus haut, que l’idée de la prière (l’adresse au cosmos) ou de la plongée méditative (l’adresse à l’infini au fond de soi) ne se produisent que comme transferts de cette relation primordiale.

En un certain sens et dans une certaine mesure, ce lien peut-aussi se manifester dans le rapport à tel ou tel animal. Il y a évidemment un risque de projection anthropomorphique avéré, quand on discute avec une araignée ou avec une moule. Ceci nous conduit au « c » de ces remarques. Mais pour un chien, un cheval, un chat ou tels autres que je connais moins – et pas seulement domestiques – l’interpellation dans le regard ou l’interlocution dans les conduites représentent, à un degré différent mais tout de même certain, un certain rapport à une transcendance du sens.

b. L’existence d’un tiers humain. C’est peut-être ce que Levinas appelle l’illéité : le fait du il. Mais, contrairement à ce qu’indique Buber, le il n’équivaut pas au ça. Le ça concerne les choses, et à ce titre participe de l’infini cosmique. mais le « il » est autre chose. Différemment du « tu », c’est toujours un « tu » potentiel, une autre sorte de trou dans le tissu opaque des choses. Il faudra y revenir, c’est sûr.

c. Et puis, le fait de la vie. Le fait qu’il y a de la vie qui tremble, se meut, résiste et se propage, se défend et s’étend, se développe et s’affirme. Depuis longtemps (mais pas depuis le début). Le fait de la vie se connecte, d’une part à l’infini cosmique, dont il participe (et peut-être, sans doute, s’articule aux premiers tremblements de la matière – cf. « l’accident » de la rupture de symétrie, le boson de Higgs, selon Tonelli [4]), mais aussi, par l’autre bout, il participe de l’émergence de l’animalité, donc du regard du chien ou du chat ou du cheval, et bientôt de la présence du « tu », et donc aussi de l’infini intérieur.

Comment le fait de la vie peut-il être un fait d’expérience, et pas seulement l’objet d’un regard ou d’une pensée cognitifs ? Il y a, évidemment, le regard sur les plantes, etc. Mais ce n’est pas le point décisif. La vie est un fait d’expérience par sa traversée de l’infini intérieur, et très singulièrement par l’expérience de la jouissance, sexuelle, qui est en relation directe avec le vivant et son trouage du réel objectif.

Voilà les trois transcendantaux qui viennent s’ajouter à mes deux premiers. Pourquoi parler alors de groupement ? Parce qu’il faut bien assumer que le « je », le « tu », et le « il » participent d’un fait commun : l’humain, attesté par leur présence commune, pronominale, dans le langage. Il y aurait donc : le transcendantal cosmique, le transcendantal du vivant, et le transcendantal humain. Et il me faudra dire pourquoi je ne consens pas à la dissolution de cette dernière catégorie dans celle de l’altérité.

 

13.

Je ne sais pas si l’idée de création est la bonne, ni le mot approprié. Mais ce qui m’apparaît, c’est qu’il y a quelque chose comme un commencement. Disons : le Big-Bang, même si ce n’est pas un commencement absolu, ce qui me convient plutôt. Mais c’est un commencement : celui de l’univers observable. Pourquoi alors l’idée de création, plutôt que seulement le commencement ? L’objection d’abord : la création semble renvoyer, nécessairement, à un créateur, ou au moins à une instance créatrice. C’est cet aspect que dans l’état actuel d’une pensée possible je récuse : je ne vois pas comment un tel créateur, ou une telle instance créatrice, peut être pensée en se tenant quitte du modèle anthropomorphique de l’ouvrier ou de l’artiste. Mais la création dit aussi qu’il n’y a pas seulement un commencement de fait. Pas simplement le fait que quelque chose, qui n’était pas là, est là désormais. La création dit aussi que la réalité créée a un sens, a du sens. Si c’était un simple commencement brut, ce qui est créé pourrait (devrait) être dénué d’intelligibilité, de lois, d’ouverture à la compréhension. Par exemple : dénué d’histoire, de devenir pensable, sensé. Or, tout l’effort scientifique (mais aussi mythologique, littéraire, philosophique) tend à rendre compte de l’intelligibilité du devenir. La passionnante recherche sur les premiers instants de l’univers (cf. Tonelli, Genèse [5]) est l’enquête vers cette compréhension. L’intelligibilité du devenir est son sens. Pourquoi ce sens devrait-il être accessible à la compréhension des humains ? Telle est l’autre face de la même question. Il est difficile de concevoir un sens étranger à tout envoi, à un sens pour. Et pourtant : l’univers a du sens avant que ce sens soit interprété, compris, analysé par des humains. Il y a ce décalage, ce délai – entre l’histoire de l’univers et l’émergence du « phénomène humain ». Mais le décalage n’empêche en rien de considérer l’extraordinaire congruence qui existe entre le sens réel dans l’univers et les capacités des humains à les interroger. En vérité, et malgré tout, cela a quelque chose à voir avec l’interrogation de Heidegger sur le rapport entre l’être et l’être-là (Dasein), c’est-à-dire l’existence humaine, qu’il formule en disant que le Dasein (l’être-là des humains) est le seul étant où « il y va du sens de l’être », où le sens de l’être, le sens d’être, est mis en question [6]. Je l’énonce pour ma part en termes plus plats, plus réalistes, plus historiques : il y a une certaine congruence entre la création de l’univers et l’émergence, en son sein, du phénomène humain, dans l’interrogation que celui-ci soulève envers l’histoire de l’univers. On peut bien trouver là les deux faces du sens – à la condition de ne pas éluder le fait que l’univers a du sens avant que les humains ne l’interrogent. C’est la question de la transcendance pré-humaine ou extra-humaine, terreau de ce que beaucoup veulent attraper avec le nom Dieu. C’est dans l’espace de ce délai qui résiste à la pensée que vient prendre place la légitimité relative mais difficilement évitable du concept de création.

Or, cette question ne concerne pas seulement les instants initiaux de l’univers. Elle se répercute tout au long de son histoire. Je ne l’aborde pas selon le modèle de la « création continuée ». S’y met en jeu plutôt le fait que toute chose existante semble portée par un acte de création, qu’elle porte en elle, ou sous elle, comme un socle. Toute chose est fondée dans l’existence. Toute chose, même la plus apparemment absurde, a du sens, ne serait-ce que le sens qui autorise à interroger les lois physiques dans lesquelles elle s’exprime – et il n’existe aucune chose qui ne soit justiciable d’une interrogation sur les lois physiques qui décrivent son existence. Même les pensées ou les événements mentaux les plus subtils sont justiciables d’une interrogation sur les processus physiques qui les soutiennent. Cela n’implique absolument pas que ces processus épuisent la totalité de leur sens. Mais on ne peut pas exclure l’interrogation sur une matérialité qui leur soit liée. Et à ce titre ils contiennent, comme dans une espèce de fond, la trace ou l’effet ou la mémoire ou l’attestation d’un acte de création qui les soulève. L’obstacle immédiatement surgit, qu’on a déjà repéré : car dans « acte de création » le mot acte semble lié une intentionnalité ou une volonté. Ce n’est pas ce que je tente de dire, sans néanmoins éluder l’impossibilité de s’en tenir à un simple fait d’existence, dénué de sens. À supposer qu’une telle existence, insensée, si tant est que jamais elle existe, soit même concevable.

Il ne suffit pas de dire que les choses sont créées. La question de la création se pose aussi à l’intériorité, à ce que « je » suis ou éprouve comme existence. Il y a ce fait qui est derrière moi, qui me pousse. En tant qu’il me pousse, il est sensé. Cela n’est pas loin du sentiment obscur de la vie. Michel Henry, avant de céder à une sorte de semi-fascisme théologique [7], avait fait émerger avec beaucoup de force ce lexique et ce thème : la vie s’éprouvant elle-même selon une espèce de certitude obscure. Car la vie à la fois me traverse et me tient. En tant qu’elle me traverse, elle me perce et me déchire. En tant qu’elle me tient, elle assure ma consistance. Ce pourquoi je pense que cette question (de la création qui me tient et me pousse et me traverse) a pour mode d’effectuation particulièrement intense la jouissance, et précisément la jouissance sexuelle. Il n’y a peut-être qu’un seul sens à dire : je suis créé, et : je suis sexué. Mythologiquement : Dieu créa les humains à son image. Homme et femme il les créa. « Homme et femme » (qui, me dit-on, dans le texte hébraïque se dit plus précisément : mâle et femelle) signifiant ici, précisément et exclusivement : justiciable de l’interrogation sexuelle.

*

[1] Cf. l’argumentation précise sur ce point dans D.G., Des Verticales dans l’horizon, Labor et Fides 2018, chap. III.

[2] Les multiples références à des développements à venir traduisent un état de ce projet, lorsqu’il se concevait encore comme réunion de matériaux pour un livre à venir.

[3] Cf. Le ciel et le puits dans ce « Journal public », le 15.02.21.

[4] Guido Tonelli, Genèse­ – Le grand récit des origines, Dunod, 2022.

[5] Cf. note 4 ci-dessus.

[6] M. Heidegger, Être et temps, par ex. § 4.

[7] Tant ses affirmations doctrinaires (tardives, je le redis) sont assénées avec un autoritarisme et une brutalité sans contrepartie.