Les Appels nocturnes, fragment 18.

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Encore un matériau, pour une théologie à venir. Je me propose d’aborder un nouvel ordre de considérations, distinctes de celles que j’ai envisagées plus haut [1], qui tentaient d’explorer un dissentiment avec le nom « Dieu ». L’expression « théologie de la mort » est employée ici par référence à la distinction entre théologie de la parole et théologie de la Croix, dont il est souvent fait usage à propos de l’interprétation des écrits du Nouveau Testament. Rappelons ce dont il s’agit, sans prétention à l’érudition, mais par référence à une pratique de lecture, où s’engage le sens d’une « foi ».

La deuxième section de la Bible chrétienne, dite Nouveau Testament, comprend deux groupes de textes principaux : les quatre évangiles et les lettres de Paul. Y figurent d’autres écrits (Actes des apôtres, autres lettres), dont l’ensemble est moins long. Les évangiles relatent la vie et la mort de Jésus de Nazareth. Les lettres de Paul interprètent le sens de cette figure (Jésus) en développant à son propos une puissante théologie. Or un fait frappe vivement le lecteur de ces pages : les lettres de Paul n’abordent à peu près jamais les paroles attribuées à Jésus, dont la transcription forme la plus grande partie des évangiles. Chez Paul, il n’est question que de sa mort, et de sa résurrection. Ce pourquoi toute théologie qui se fonde principalement sur ces deux données (mort et résurrection [2]) est dite théologie de la Croix. Alors qu’une autre approche de la venue de Jésus entre dans son histoire par son enseignement, ses paroles, et les actes qui leur sont reliés : elle est désignée comme théologie de la parole [3]. La plupart des théologiens se réclamant de cette histoire souhaitent articuler les deux ensembles, et penser leur relation.

Paul, lui, ne le fait pas. Il délaisse l’enseignement verbal de Jésus (s’il le connaît – ce que j’ignore). Or les lettres de Paul, et sans doute l’élan de leur diffusion, sont antérieurs à la rédaction des quatre évangiles. Donc, ce à quoi Paul se voue, faisant en cela œuvre déterminante pour ce que nous appelons christianisme, c’est l’interprétation de ce double fait que constitue la mort de Jésus de Nazareth, et ce qu’il considère comme l’événement de sa résurrection. On peut dire ainsi que la théologie paulinienne (et toute un part du christianisme qui la suit) est centrée sur la mort de Jésus, puisque sa résurrection n’advient que dans cette mort et à travers elle. Les évangiles au contraire, et particulièrement les trois premiers – mais celui de Jean aussi, d’une façon différente – consacrent l’essentiel de leur matière à la relation des faits et gestes de Jésus, à ses paroles, aux actes qui s’y rapportent, et dont, en quelque sorte, sa mort découle. Ils sont brefs sur la résurrection, même lorsqu’ils l’évoquent. Il est en général admis que l’évangile de Marc, le premier écrit, a été rédigé d’abord dans une version qui s’interrompait à la découverte de son tombeau vide. Sa deuxième version, comme les autres récits évangéliques, ne décrivent jamais la résurrection : ils rapportent le fait que Jésus, quelque temps après sa mort, est « apparu » à plusieurs personnes, lesquelles en ont déduit qu’il était relevé.

On peut dire alors que les évangiles, et particulièrement les synoptiques qui sont les plus précoces, ouvrent à des théologies de la vie de Jésus, à partir de chroniques où sa mort s’inclut comme dernier (ou avant-dernier) épisode. Comme ils ont été rédigés après les lettres de Paul (au moins deux ou trois décennies plus tard), on peut concevoir, sans trop extrapoler, qu’ils ont réagi à l’enseignement des Lettres [4] dans une perspective inversée : non pas en se consacrant à la mort, et à la résurrection qui la traverse, mais en exposant un récit de vie (à partir de la naissance, voire de la généalogie), concentré sur les trois années de sa prédication publique, et donc sur les paroles qui en ont formé le contenu, en les faisant suivre par le récit de la mort, annoncée ou pas, qui en résulte [5].

Donc, deux orientations théologiques, que l’on peut souhaiter complémentaires, ou pas : une théologie de la vie de Jésus, dont la mort est l’effet, et dont les paroles forment le foyer (puisque les actes, en particulier les guérisons, peuvent être vus comme accompagnement de ses paroles, mise en scène de leur sens [6]), et une théologie de la mort de Jésus, traversée par sa résurrection. Théologie de la parole, théologie de la Croix. Je m’arrête sur la seconde, et sur son appellation.

Qu’est-ce que la Croix ? Un abominable instrument de supplice, sur et par lequel un individu est torturé de façon féroce jusqu’à en mourir. Pourquoi en faire le point central de désignation d’une théologie ? Deux groupes de raisons possibles. D’une part, la Croix est le préalable de la résurrection, et c’est alors la résurrection de Jésus qui est visée par l’extrême mise en valeur du dispositif mortuaire. Or, si la résurrection fait l’objet de cette théologie, il est légitime de s’étonner qu’elle élise la Croix pour symbole : la Croix n’est à aucun titre le lieu, ni même le signe, de la résurrection. Jésus ne ressuscite pas sur la Croix. Il faut d’abord qu’il en descende, et qu’il reste « trois jours », dans la tombe ou au séjour des morts. De la résurrection, le tombeau vide serait un signe bien plus explicite – ou les apparitions. Théologie du tombeau évacué (image détentrice d’une puissance de soulèvement pour moi plus ardente que celle de la Croix, même si la Croix me frappe et m’interroge [7]), théologie éventuelle de la vie continuée, reprise, relevée, traversante.

Le choix de la Croix comme signe et comme nom a donc un autre sens. C’est le souhait d’emblématiser, de façon appuyée, la déchéance, la torture, l’abaissement et la mort de Jésus comme image de sa transcendance. Signe d’anti-royauté, ou de royauté inversée, renversée – et à ce titre, marque éminente de l’innovation théologique qu’offre le récit chrétien par rapport à beaucoup d’autres. Je ne suis pas insensible, le mot est faible, à cette dimension. Mais on peut se demander si en faire le point d’application principal de l’affirmation théologique ne revient pas à secondariser la résurrection, et surtout la vie et l’enseignement de Jésus, ces derniers se trouvant alors réduits aux faits et gestes d’un sage, comparable à d’autres – en s’épargnant la tâche, redoutable, d’interroger le caractère transcendant (la singulière puissance de soulèvement, pour reprendre ces mots) de ces paroles, de cet enseignement, de cette vie. Quoi qu’il en soit une telle théologie, emblématisée comme théologie de la Croix, est posée, exposée comme théologie du supplice, de la torture et de la mort. Théologie du gibet, de la guillotine ou de la chaise électrique – et pire encore, pour la cruauté et le temps de la torture.

Malgré ma réceptivité à la symbolique de la Croix (dans ses autres dimensions : croisement, croisée, intersection, droiture [8]), ce Christ n’est pas tout à fait le mien. Et c’est à dessein que j’emploie le mot de Christ, jusqu’ici laissé de côté. Le Christ dont je médite la figure et le verbe est ce Jésus de Nazareth qui vit, parle, marche, enseigne, guérit [9], s’oppose aux pouvoirs de son temps et de son lieu (religieux, impérial) jusqu’à recevoir sa capture, sa torture, son supplice. Sa mort n’est à mes yeux que la conséquence (malheureuse, épouvantable) d’une vie dont la portée, en un sens qui reste à repenser, ne se contient pas dans une immanence close. La théologie de Jésus vivant est une théologie de la vie.

La traversée de la mort reste alors une grande, magnifique et obscure question – dotée d’une étrange capacité interrogatrice, et qui, en un sens différent de celui qui précède, rend une théologie de la mort (de Jésus, comme de toute mort) indispensable – vitale.  [10].

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[1] « Les Appels nocturnes », fragments 1 à 17.

[2] « Sur quoi porte la théologie chrétienne ? Sur l’événement de la mort et de la résurrection de Jésus, le Christ. » J.-L. Marion, Dieu sans l’être (1982), PUF-Quadrige 1991, p. 203.

[3] On peut donc dire qu’il s’agit d’une christologie de la parole, ou de la Croix.

[4] Cf. à ce propos le surprenant livre d’Henri Barbusse, Les Judas de Jésus, Flammarion 1927, pp. 47-68.

[5] Rappelons aussi que les Évangiles retiennent, comme une de leurs sources, un ou des « recueil(s) » de paroles de Jésus, qu’ils citent et situent dans divers contextes. Cf. F. Amsler, L’Évangile inconnu – La source des paroles de Jésus, Labor et Fides, 2001.

[6] Cf. D.G., Trois soulèvements – Judaïsme, marxisme et la table mystique, Labor et Fides 2019, pp. 95 et suiv

[7] Cf. D.G., Le Printemps, Actes Sud 1985, repris sur ce site par : « Le Pas » (1992) édition 2015

[8]  Cf. Valère Novarina, L’Équilibre de la croix, POL 2003 (parmi de nombreux autres textes de cet auteur sur ce schème).

[9] Cf. D.G., Matthieu, Labor et Fides 2021, chapitre IV.

[10] Cf. par exemple H. Kung, Vie éternelle ? (1982), Seuil, 1985.