Les Appels nocturnes, fragment 19.
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Deux interprétations s’opposent. Pour l’une, Jésus de Nazareth était un être humain, intégralement humain, rien d’autre. Probablement une personnalité exceptionnelle, pour autant qu’on puisse en juger par les divers documents relatant sa vie, et par le mouvement historique exorbitant dont son histoire a été le début. Ainsi le comprennent Renan, si je me souviens bien [1] – et ses antécédents – comme d’autres, parmi lesquels j’aime citer le nom d’Henri Barbusse [2]. Dans une orientation tout inverse, l’autre interprétation considère la personne de Jésus comme étant le fruit d’une intervention transcendante dans l’histoire humaine, marquée dans sa vie, ses actes, ses paroles et sa mort. Selon ce point de vue, sa nature était divine autant qu’humaine. Il a donné lieu, progressivement, à des récits complémentaires, comme son engendrement par Dieu en personne, lequel aurait inséminé dans le corps d’une Marie toujours vierge un germe de vie, immatériel et pourtant physique, qui aurait fait de Jésus un individu sans père humain. Dans le même sens, il est considéré comme ayant ressuscité après sa mort, et toujours effectivement et substantiellement vivant en dehors du monde matériel où vivent les humains. Enfin, on va jusqu’à imaginer qu’il a existé bien avant sa naissance, et à ce titre depuis la création du monde – ou avant – en interprétant de cette manière des versets de l’évangile de Jean.
Je ne me reconnais ni dans l’une ni dans l’autre de ces interprétations. Si j’étais sommé de choisir, j’opterais pour la première, avec les modifications que je vais tenter d’exprimer maintenant – tant les constructions mythologiques sur la conception, la résurrection, la vie pré-cosmique me semblent des fables non dénuées de sens, mais dont la réception littérale s’avère impossible, en tout cas pour notre intelligence et notre sensibilité modernes, et sur ce point je ne m’en plains pas. Mais ce dont il faut rendre compte à mes yeux, c’est le caractère transcendant de la vie et de l’action de cet humain, tout en refusant l’appareil mythique dans lequel il a été capturé – et dont il reste souvent captif. Ce double refus n’exprime pas, de ma part, une volonté de tracer une voie médiane. Mais j’aspire à mieux comprendre, et à tenter de dire, ce qui a eu lieu, au moins pour ce qui me concerne, dans l’événement qu’ont constitué la vie de Jésus de Nazareth, et ses suites, que j’appelle volontiers « l’événement X » [3].
Je comprends l’individualité de cet homme comme intégralement humaine, mais c’est à ce titre et dans ce cadre que je la reçois comme transcendante. En effet, c’est l’humanité elle-même qui est transcendante à mes yeux, portée par et porteuse du mouvement d’une transcendance. Il n’est pas impossible que le concept ou le modèle de la transcendance ne soit compréhensible que comme transfert et extension de la perception du phénomène humain. On pense souvent que l’idée de transcendance (par exemple divine) serait venue aux humains devant le spectacle de la nature. Je n’en sais évidemment rien, pas plus que les défenseurs de cette hypothèse. Mais il me semble tout aussi concevable (sans que les deux vues soient incompatibles) que le schème de la transcendance se soit construit dans l’esprit des humains à partir de la stupeur devant le phénomène que constituait pour eux l’existence et le devenir de l’espèce humaine [4]. En tout cas, pour ma part, je conçois l’humanité comme véhicule et agent de la transcendance la plus patente : dépassant avec le langage parlé la nature qui lui donne naissance, la couve et l’entoure, et depuis lors se dépassant elle-même dans un devenir qui excède sans cesse ce qui pouvait être considéré, à chaque étape, comme sa nature stable et fixe.
C’est dans cette humanité transcendante que s’inscrivent la venue et la vie de Jésus de Nazareth. Elles y adviennent au croisement de facteurs historiques très marquants, en eux-mêmes et par leur rencontre : l’histoire des juifs qui le précèdent et dont il se réclame ; l’événement considérable de l’empire romain, dont il est le contemporain et où il se situe ; la diffusion de la culture grecque dite hellénistique, où tout ce qui survivra de lui va s’exprimer, linguistiquement et mentalement. À chacun de ces éléments son histoire appartient, mais elle entre aussi en confrontation conflictuelle avec chacun d’eux : contestant la pratique juive et aspirant à la réformer en profondeur, mettant en cause le pouvoir impérial jusqu’à être condamné par lui à mort ; inscrivant dans l’hellénisme le ferment hétérogène de son messianisme juif et de ce qui le déborde. En ce sens, Jésus de Nazareth (ou l’événement X) poursuit et dépasse les mouvements de l’histoire humaine qui ont conduit jusqu’à lui, qu’il reçoit, transporte et transcende.
Car si l’humanité est opératrice de transcendance, c’est en tant qu’elle s’inscrit dans le soulèvement de l’histoire cosmique, et s’y inscrit comme histoire humaine. La transcendance, c’est l’histoire. Rien d’autre, mais rien de moins que cela. Ce n’est pas alors la rabattre que de la tenir pour irrévocablement historique, au double sens cosmique et humain. C’est au contraire constater qu’on ne peut rendre compte de l’histoire, cosmique et humaine, qu’en assumant l’auto-dépassement dont elle est porteuse, et qui ne peut pas être comprise dans le cadre d’une immanence close, confinée dans ses lois et ses cadres. Le mouvement de l’histoire humaine, poursuivant l’histoire cosmique où elle entre, est ce processus par lequel cosmos et histoire débordent et excèdent ce qu’ils sont en chaque point de leur devenir – et en certains points plus qu’en d’autres [5].
Est-ce à dire que l’individualité et l’histoire de Jésus sont uniques ? Oui et non, assurément. Oui, parce que toute individualité est par essence unique, et celle de Jésus l’est de façon évidente. Sa vie, ses paroles, ses actes et les conditions de sa mort ne peuvent être assimilés à aucune autre série de faits et gestes, même s’ils présentent, sans conteste possible, des croisements et similitudes avec d’autres. Historiquement en tout cas, la venue et les effets de la vie de Jésus de Nazareth sont uniques, en eux-mêmes et par leurs conséquences. Mais il serait totalement faux de leur réserver le privilège d’une transcendance, d’une montée au sein du phénomène humain d’un mouvement transcendant. Il est certain que, dans d’autres « cultures » comme on dit aujourd’hui, des vies et des actions ont été marquées par une transcendance s’y imprimant façon très forte. Et il est quelque peu ridicule de vouloir établir un palmarès, des exclusives et exclusivités. C’est à quoi s’activent les identitarismes religieux, pour d’autres raisons que celles tenant à l’écoute de ces vies et de leurs portées.
Comment se situer alors, dans ce vaste complexe de processus historiques, différents et croisés ? On ne peut le faire qu’à partir du site (date, lieu, mouvement historique) dans lesquels on est soi-même venu à cette histoire. Pour ma part, je suis né dans une famille juive, française, communiste. J’ai vécu pour l’essentiel dans le monde et la culture européens, éprouvant toutes leurs hétérogénéités internes, et tentant de m’ouvrir à ce qui leur arrive, du dedans et du dehors. Mon dialogue avec le transcendant se noue à travers le judaïsme, le marxisme, l’événement X, et dans l’écoute, la plus attentive possible, des poussées transcendantes dans toutes les cultures – autant que je le peux au moins.
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[1] E. Renan, Vie de Jésus (1863), Folio-Gallimard, 1974.
[2] H. Barbusse, Jésus, Flammarion 1927. Cette référence m’est chère, comme celle de son autre ouvrage déjà cité dans une note précédente (Les Judas de Jésus, Flammarion 1927), parce que ce pan de son œuvre m’était totalement inconnu : je n’avais lu de lui que certaines œuvres littéraires très célèbres (Le Feu, 1916) et savais, de réputation, son engagement pro-communiste. Il est mort à Moscou en 1935.
[3] D.G., X ou le petit mystère de la passion, Les Cahiers de l’Égaré 1989, désormais disponible sur X ou le petit mystère de la passion, et Trois soulèvements – Judaïsme, marxisme et la table mystique, Labor et Fides 2019, 3ème partie. Il va de soi que le choix de cet « X » dans des contextes proches a été pratiqué par d’autres avant moi.
[4] On connaît le célébrissime deuxième chœur de l’Antigone de Sophocle, objet d’une fascination bien légitime, qui commence par le vers : « Il est bien des merveilles dans ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme » – mais tout le texte mériterait d’être cité ici. Cf. Sophocle, Tragédies, trad. Paul Mazon, Les Belles Lettres 1962, Gallimard-Folio 1994, pp. 96-97.
[5] Cf. D.G., Des Verticales dans l’horizon, Labor et Fides 2018, chap. 4, « Révélation et histoire », pp. 97 et suiv.