22.04.20

D’où me vient cette conviction étrange que l’histoire a un sens ? L’histoire humaine, mais aussi celle de l’univers, et même, sans privilège d’aucune sorte et au sein de tous les périls, l’histoire de ma vie ? Ce point d’appui intérieur, qui toujours tient dans les ébranlements, ne résulte pas d’une conception préalable, selon laquelle par exemple un Dieu (croyance, figure, mot qui me restent étrangers) garantirait les fins de l’univers, et donc de la vie des humains, et donc aussi de la mienne. Rien de tel, à aucun titre. Le mouvement s’établit en un sens exactement inverse.

Ma maman disait : j’ai confiance. Mais elle ne disait pas en quoi – seulement parfois, très rarement, en qui. Ainsi, lors d’un affrontement difficile qui eut lieu entre mon père et moi, tant il pensait que j’étais en voie de me perdre, de dilapider mes très belles chances (c’était en 1967, si je me souviens bien, j’avais vingt et un ans), Maman prononçait à voix basse, dans sa manière très discrète, très peu révoltée, ces mots : j’ai confiance. Deux ou trois fois dans ces circonstances elle m’a déclaré, sans tapage : j’ai confiance en toi. Ou bien, s’adressant très délicatement à l’un ou l’autre témoin familial du choc, et m’évoquant : je lui fais confiance. Elle n’exprimait là aucune opposition frontale à la sévérité ou à l’angoisse de mon père. D’ailleurs celui-ci, tout autoritaire qu’il fût, la laissait dire, comme s’il avait éprouvé, à rebours de ses parti-pris explicites, la nécessité d’une autre face à sa colère, d’un autre versant de la vie. La part d’une mère, pour le dire en termes convenus. Mais venant d’elle, cette affirmation ne surgissait pas pour le contredire. Elle se montrait en général plutôt disciplinée envers lui, et d’ailleurs ils formaient un couple réputé uni – même si ce souvenir lumineux mériterait le contre-ton de quelques ombres. Elle faisait entendre, à voix basse, sa confiance, dont je comprenais, très nettement, qu’elle ne traduisait pas pour moi un statut particulier, un avantage de bienveillance dont je serais détenteur, mais n’exprimait que l’application à mon cas, certes très aimante, d’une confiance plus profonde, plus a priori. Confiance en quoi ? Silence, elle n’en savait sans doute rien. Mais encore aujourd’hui, alors qu’elle n’est plus là depuis bientôt quarante ans, sa confiance m’ondoie, je me sens béni par son bain.

Autre indice. Dans cette même jeunesse, j’avais l’habitude de dire, comme un slogan : il n’y a pas de situation sans issue. Il m’est récemment revenu que la maxime était attribuée à Lénine. Si je l’appliquais sans doute dans des analyses politiques, je sais bien que j’aimais l’étendre à des domaines plus larges, ou plus intimes. Pourquoi cette phrase est-elle associée au souvenir d’une nuit où, avec quelques amis (comme moi très jeunes, dix-sept ou dix-huit ans à peine), nous étions partis en balade près d’Avignon, jusqu’à un village qui s’appelait Castillon, dans le Gard ? Comment l’avions-nous rejoint ? Aucun repère. En voiture sans doute, pilotée par l’un ou l’autre – et, vu le nombre dont l’impression me reste, plutôt dans deux voitures au moins. Là, nous nous étions promenés, à pied, en groupe, dans l’ombre qui couvrait les rues. C’était l’été. Je me souviens d’une griserie, non pas d’alcool, mais du fait de marcher dans la nuit, hors des villes, pour la première fois peut-être, sans objectif, en compagnie amicale, heureux – libre. Le souvenir est distinct, sensible. Il me semble qu’à un moment je me suis allongé au sol, comme j’allais plus tard aimer le faire, ailleurs et souvent, éprouvant une liberté de la terre, liberté sur terre, dans la clarté obscure et fraîche de la nuit comtadine. Là, dut se tenir une discussion, je ne sais plus sur quoi. J’étais raisonneur, je parlais beaucoup. Et je crois me rappeler, c’est en tout cas l’association qui me vient, avoir dit à un moment, sur un pont, en pleine nuit, je ne sais plus à qui : il n’y a pas de situation sans issue. Pourquoi ce couplage de la phrase et du lieu ? Aucune idée. Il m’en reste la marque d’un affranchissement, d’une aisance de vie commune à ses deux termes : liberté de la nuit, liberté de l’avenir qu’aucune fatalité néfaste ne pouvait venir obstruer.

Je connais les objections multiples amoncelées ces dernières décennies contre cette façon de sentir. Contre un sens de l’histoire humaine, trop déterministe, et même contre l’existence d’une histoire des humains, mise en cause par la fin de l’universalisme à la manière coloniale, et par l’affirmation de devenirs autonomes des sociétés non-européennes. Je sais, j’approuve. Je sais aussi que, pour beaucoup, l’idée d’un sens de l’univers, de l’histoire cosmique, paraît incompréhensible, tant les transformations de la nature sont rapportées à un hasard sans raison. Et je sais enfin, plus encore peut-être, combien la vie de chacun ou de chacune paraît ballottée dans des conjonctures fortuites, qui peuvent être aussi fatales que bienvenues. Et pourtant. Rien n’y fait. Je reste persuadé que, comme y insiste mon très cher ami burkinabé Yoporeka Somet, l’espèce humaine trouve sa source dans un foyer unique, qu’il situe en Afrique et j’ai très envie qu’il ait raison[1]. Je crois constater qu’à l’autre bout, les différentes formes de vie qui cohabitent sur la Terre des humains s’interpénètrent de plus en plus pour faire naître un devenir commun et solidaire, quoi qu’on fasse, pour le meilleur et pour le pire. Je continue de penser que le pire n’est pas dicté par une fatalité, mais que, quoi qu’il arrive, la place des humains dans l’univers est singulière, et porteuse d’un sens qui – à contrepied de bien des prophéties du moment, et malgré tous les risques qu’il faut clamer très haut – ne va pas s’éteindre comme un feu sous la pluie. Je persiste à penser (ou à désirer) que le sens de ce devenir humain dans l’univers se raccorde à un sens plus vaste engagé avec le big-bang (si cette théorie est la bonne) et qui continue de se produire et de s’étendre. Et, pour des raisons dont je ne sais pas rendre raison, encore moins là que sur tout le reste, je m’entête à éprouver cette sensation étrange que ma vie minuscule a une portée, une valeur, un sens dans ce grand chamboulement historique et cosmique, sens quelconque et singulier[2]à la hauteur duquel je dois essayer de me tenir. Certaines théologies chrétiennes l’expriment par le motif d’une dignité absolue de toute âme. « Âme » est peut-être le nom de cette singularité inextinguible.

Et si je suis animé par quelque chose comme une foi, elle ne précède pas ces impressions et ces ténacités obscures, elle ne les conditionne ni ne les garantit, mais elle en découle, elle en est la traduction. C’est pourquoi cette foi, si le mot convient, n’est certes pas la croyance en un énoncé, l’adhésion à la figure de Dieu ou d’un dieu, mais plutôt le mouvement qui me porte à ne pas renoncer, et à répéter, comme ma maman, à voix basse – toujours pensant à elle, lui sachant gré, lui rendant grâce – : j’ai confiance.

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[1]http://www.lobservateur.bf/index.php?option=com_k2&view=item&id=4845%3Ayoporeka-somet%2C-égyptologue-et-panafricaniste-«dans-ce-monde-globalisé%2C-l’afrique-n’est-considérée-que-comme-un-appendice-de-l’occident…»&Itemid=112&fbclid=IwAR2s5_mGHrS91fOdhnSM4n

[2] Cf. évidemment P. Michon, Vies minuscules, Gallimard, 1984. La notion de singularité quelconque m’a été rendue sensible par Giorgio Agamben, en un temps où sa pensée m’atteignait plus que ne le font certaines de ses prises de position récentes. Par ailleurs elle se raccorde, selon moi, à deux références littéraires impossibles à éluder : la fin du journal du curé dans le Journal d’un curé de campagne de Bernanos (paragraphe distinct de la célèbre phrase finale du livre), et les derniers mots dans Les mots, de Sartre, dont je suis convaincu qu’ils citent discrètement Bernanos (comme fera aussi Ricœur, dans Soi-même comme un autre, 1990, Point-Seuil 2015, p. 36). Je me permets d’y ajouter l’évocation de ma propre reprise, au final de la première partie de Un sémite (Circé 2003, p. 67. Pour les lecteurs et lectrices anglophones, A Semite, Columbia University Press 2014, p. 66.) Presque toutes ces occurrences se situant étonnamment au point de clôture d’un mouvement qui s’achève (même la note de Ricœur, quasiment au bout de sa préface.)