Il est stupéfiant de voir à quel point Girard se soucie peu du fait que la rivalité mimétique, dont il fait un universel, soit en fait une relation entre hommes, dont toute femme est absente, sinon comme objet de transaction entre mâles.
Je lis ces temps-ci son dialogue, très puissant, avec Benoît Chantre, Achever Clausewitz, dans sa réédition récente [1]. La théorie générale de l’humain y équivaut à une théorie de la masculinité, aveugle à elle-même. Tous les rivaux sont des hommes. Aucune femme n’y paraît en tant que femme sujet, ou sujette, de son histoire et de son devenir (si ce n’est Germaine de Staël, mais c’est en tant qu’observatrice et non pas en tant que pièce du réel à théoriser). De même, aucune présence du cosmos, de la nature, des animaux. Ce qui rend la lecture parfois quelque peu étouffante. Non pas en raison du pessimisme, mais du manque d’air.
Cette approche ne peut alors rien penser quant au caractère foncièrement érotique de la rivalité intermasculine, ne le voit littéralement pas, quand il est d’une clarté si criarde. Parce que tout éros, même homoérotique – pour ne rien dire des autres – est toujours interpellation par une femme ou des femmes, par le féminin de femmes sujettes de leur histoire, et simultanément traversé par l’appel des animaux, de la nature, du cosmos.
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PS. (sept 23)
Ayant achevé la lecture de l’ouvrage, mon jugement est contrasté. Des intuitions ou élaborations fulgurantes, comme d’habitude, y côtoient des affirmations si simplistes que leur naïveté verse dans la niaiserie. Girard, si souvent définitif, y reconnaît, de façon touchante, ses lacunes et ignorances, ce qui ne l’empêche pas de légiférer sur tout, avec des catégories empruntées sans filtre à l’opinion médiatique sur l’actualité. Bien sûr, il creuse, ou ressasse, une ou deux idées majeures, si fortes qu’on comprend qu’une vie ne suffise pas à les ruminer. La sidération ne procède donc pas de cela, mais de l’absence de toute perspective critique sur des rumeurs ou anecdotes qui tiennent plus d’une fois lieu de sources. Benoît Chantre, d’une fidélité admirable, ne cède pas sur son appel à un certain espoir, que Girard incline souvent à jeter au panier. Tout bien considéré, malgré de notables agacements, le livre est fort parce que, quoi qu’on veuille, Girard reste un penseur de première importance.
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[1] René Girard et Benoît Chantre, Achever Clausewitz, édition revue et augmentée, Grasset & Fasquelle, 2022.