Au milieu des années 1990, Ambre Atlan, aujourd’hui décédée, avait créé à Strasbourg un cahier intégré à chaque livraison de la vénérable revue Saisons d’Alsace, que dirigeait alors Bernard Reumaux. Dans le cadre de ce fascicule périodique, intitulé Le Cahier des Saisons, elle m’avait invité pour plusieurs contributions, listées dans page récapitulative qu’on peut consulter sur ce site (voir : Articles et contributions). C’est ainsi qu’au printemps 1995, elle me proposa de donner un texte dans la rubrique régulière qu’elle avait appelée « Le journal d’une saison », pour laquelle elle sollicitait à chaque numéro un contributeur différent. L’exercice consistait à demander à un « écrivain » une page de son journal. J’étais flatté par la sollicitation, et j’y ai répondu par le texte qu’on peut lire ci-dessous – que je republie aujourd’hui dans le cadre de mon « Journal public », après donc presque vingt-cinq ans : il a paru dans le numéro 127, 48ème année, daté du « printemps 1995 » de la revue, pp. 30-31 dudit « Cahier ». J’indique, pour le souvenir éditorial et amical, qu’on peut trouver à proximité de ces pages, un texte peu connu de Philippe Lacoue-Labarthe, intitulé « Eloge », hommage à Guy Debord après son décès (pp. 12-13), et une photo d’un mur de Strasbourg due à Jean-Luc Nancy (p. 32).
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2. 01. 95
Un journal, ce devrait être : ce qui sait rendre compte de la qualité d’un jour. Comment dire cela, la qualité du jour ? Comment exprimer ce qui fait la singularité d’aujourd’hui ?
« Aujourd’hui » est un drôle de mot. Cela veut dire : au jour d’hui. Lors de ce jour-là, ou de ce jour-ci, que désigne le mot hui. Comme on dirait : au jour d’hier, au jour d’après, au jour de la naissance de ma petite fille, etc. Quel est ce jour, que désigne le mot hui ? Ce mot, d’ancien français, formé comme l’espagnol hoy et l’italien oggi veut dire : aujourd’hui. Aujourd’hui signifie au jour d’hui, et donc, comme le dit la bonne langue populaire, au jour d’aujourd’hui. Mais alors, quel est-il, ce jour dont on parle, puisque pour le désigner on se sert d’une sorte de tautologie, ou de redite, qui nous renvoie encore à la même désignation ?
Cette impression de redoublement est encore renforcée si on remarque que, inopinément, le mot hui a la même étymologie que le mot jour, lui-même. En effet, jour vient de jorn, qui vient de diurnum. Diurnum est substantivé à partir de l’adjectif diurnus, qui vient de dies: le jour. Diurnus veut dire : qui se passe le jour. De son côté, hui vient de ho die, lui-même donc également formé à partir de dies, pour dire : le jour où l’on est. Donc « jour », comme « hui », viennent de ce mot qui veut dire jour. Le jour d’hui, c’est le jour du jour, le jour quand il fait jour. Qu’est-ce que dies, alors ? Dies vient d’une racine indo-européenne qui exprime la clarté, racine qui est présente dans le mot dieu. Le jour, c’est quand il fait clair. Le jour, c’est la clarté du jour. Dire la singularité de ce jour-ci, ce serait dire la qualité définie, irrépétable, absolument passagère de la lumière d’aujourd’hui. (Il a neigé, ce matin. Le jour est un peu gris, il fait froid.)
Mais un journal, comment faire un journal ?
29.01.95
8 h 38. C’est d’abord un adjectif. Dès 704, dit le Robert, on trouve diurnalis (et jornalis, jurnalis) au sens de « mesure de terre correspondant à la surface labourable en un jour ». Est « journal » ce qui peut se tenir, se contenir en un jour. C’est, pourrait-on dire, la mesure du jour : et comment mesurer le jour ? Comment mesurer la « journalité » – la quantité de jour qui tient dans un jour ? On peut prendre un équivalent : la quantité de travail accompli. Mais, comme disait Marx, rien n’est plus difficile que de mesurer la quantité de travail, par lui-même. Marx pensait que le travail se mesure par le temps de travail. Ici le jour se mesure par la surface de terre, par l’espace du jour, par l’espace labouré, parcouru, travaillé en un jour, espace de labour et de labeur du jour. (Robert ajoute : au IXème siècle, le pluriel diurnales apparaît au sens de « souliers »).
Pour faire un journal, il faudrait savoir mesurer ce qu’on a labouré aujourd’hui. Dis, Denis, ce 29 janvier, quel est ton sillon ?
9h. Le mot apparaît en français comme adjectif aussi, dans étoile journale, étoile du matin. Du XIIème au XVIème siècle. (Ainsi, l’étoile du jour, c’est celle du matin. Ce qui fait, ce qui marque le jour, c’est le matin. Le jour se marque quand il commence, quand il s’annonce, quand il vaut comme futur, comme à venir, comme promesse – de l’aube. Le jour ne se reconnaît pas à sa fin. Pour une phrase, dit Lacan, c’est le contraire. Le sens se boucle quand la phrase s’achève. Le jour n’est pas une phrase : c’est une levée de sens, un engagement, un possible non encore dégagé, à peine visible, ponctuel. Le jour, c’est le point du jour.)
Seulement voilà. L’usage moderne ne reconnaît plus la valeur d’adjectif à ce mot. Journal ne s’emploie plus que comme nom. A peine encore, dit Robert, au XVIème siècle, dans livre journal, c’est-à-dire livre de comptes (de nos jours remplacé par journal). Changement d’époque – l’adjectif (la qualité) remplacé par le nom (la substance), – et l’étoile remplacée par la comptabilité. (Autre changement : le commencement remplacé par la fin ; on fait les comptes du jour à la fin du jour, alors qu’on voit l’étoile à son point.) Il n’y a donc plus d’adjectif allant avec le jour. Comment dire la qualité du jour, alors ? Quotidien ? – ce n’est pas du tout pareil. Le quotidien, c’est ce qui est de tous les jours. Comment dire ce qui est de ce jour-ci, d’aucun autre ? La qualité, singulière, adjective, d’aujourd’hui ? Son étoile ?
(Le jour est levé. C’est dimanche. Le bébé, la maman dorment encore.)
21 h 17. L’usage moderne (substantif, exclusivement) a eu, dit Robert, les sens de « point du jour », de « jour, temps », spécialement « jour de bataille ou de voyage ». Curieux, tous ces sens. On a donc dit « le journal » pour dire le point du jour, le petit matin. Et aussi pour dire le temps, le jour, spécialement quand il y avait voyage, ou la guerre. Mais nous y voilà : « C’est au XIVème siècle, par l’intermédiaire des sens de “livre d’enregistrement des actes” (1319) et de “livre de prières quotidiennes” (1371), que journal commence à désigner une relation quotidienne des actes de chaque jour. Au XVIIème, il prend le sens de “publication périodique rendant compte des événements saillants dans certains domaines” (1625, dans le titre Journal contenant les nouvelles de ce qui se passe de plus remarquable dans le Royaume) ». Ici on apprend trois choses.
Premièrement, que le sens de « tenir son journal », comme fait un écrivain, est antérieur au sens de « acheter le journal ». Spontanément, j’aurais cru l’inverse.
Deuxièmement, que le journal, au premier sens, est supposé quotidien. On tient son journal, si on le tient tous les jours. Donc : ce que l’on note, ce sont les actes d’un jour, de ce jour-ci (à cette heure, de cette façon, sous cette incidence de lumière). Mais, comme en contrepartie, comme pour faire équilibre, la tenue du journal, elle, doit être répétée, d’un jour à l’autre, quotidienne : de tous les jours. Relation quotidienne des actes de chaque jour. L’acte est de chaque jour : de ce jour-ci, ou de cet autre, précisément. Mais la relation est quotidienne – chaque jour recommencée.
Troisièmement, que lorsqu’on passe au « journal », à la publication périodique, au quotidien, comme on dit, quelque chose s’affirme, plus nettement : les actes que le journal rapporte doivent être remarquables. Journal contenant les nouvelles de ce qui se passe de plus remarquable dans le Royaume. Le journal, lui, reparaît, chaque jour, à la même heure, sous la même forme. Mais les actes, eux, sont remarquables. C’est même parce qu’ils sont remarquables qu’ils sont dans le journal. Le journal, c’est la conscience quotidienne, reproduite, que chaque jour est singulier.
21 h 39. Le bébé sourit, de plus en plus. Ce matin, elle a fait un grand sourire, appuyé, marqué, qui durait un peu plus longtemps que ceux des jours d’avant. C’est curieux : elle construit son sourire, peu à peu. Au début, (il y a quelques jours), elle l’esquissait, puis le retirait tout de suite, comme étonnée elle-même de ce mouvement de son visage. Parfois, elle souriait plutôt d’un côté de la bouche, et paraissait ne pas savoir coordonner les deux côtés. Puis elle a fait de vrais sourires, mais furtifs, passagers. Si on voulait le signaler à quelqu’un d’autre, le sourire déjà s’était enfui, remplacé par cet air si grave, interrogatif, qui semble intimer au monde d’avouer sa facture, sa forme, sa constitution. Elle regardait, avec une attention soutenue, un triangle de tissu rose et bleu qu’un ami lui avait offert comme jouet, sans que nous ayons pu comprendre en quoi c’était un jouet, ce qu’il y avait de jouet dans ce triangle remarquablement commun, absurde, rose et bleu. Puis, elle a souri au triangle. J’étais un peu jaloux, l’absurde triangle avait eu un sourire avant moi – un sourire net, bref mais net, complet. Enfin, ce matin, elle a souri longtemps, plusieurs secondes, et elle a recommencé. C’était pour moi : je faisais d’invraisemblables conneries, devant elle, pour elle, par amour, des grimaces, des sons idiots. Elle m’a fait un sourire magnifique, appuyé, les yeux plissés comme avait ma maman quand elle souriait, un sourire un peu indulgent, avec une once d’indulgence gentille. Il était un peu plus de 9h. Je me suis dit : vais-je écrire dans le journal qu’elle sourit au matin ? Et j’ai pensé : non, un journal ce n’est pas fait pour truquer, faire de petits coups de force lyriques, à trois sous. Un journal, c’est pour dire, essayer de décrire, ce qui arrive de remarquable dans la trame ordinaire, quotidienne, des jours qui chaque jour recommencent le matin.