05.07.15
Ce « journal » (que j’appelle, par devers moi, journal public, pour le différencier d’un journal intime – mais nous entrons dans des temps où l’intime devient affaire publique, ainsi que l’inverse) a été interrompu pendant un peu plus de trois mois, en raison de circonstances de travail dont les lecteurs de ce blog n’ignorent rien. Au moment d’y écrire à nouveau, je voudrais dire quelques mots de mon état d’esprit devant cette reprise.
J’ai été membre du Parti Communiste entre 1965 et 1968. Je l’ai quitté, discrètement et sans faire de vagues, à l’automne 1968, puis y suis entré à nouveau, brièvement, quelques mois en 1970. Mon père avait été adhérent du Parti depuis les années 30 (je ne sais la date exacte, mais c’était avant le Front Populaire) jusqu’en 1956, année où le Parti Communiste Algérien (PCA) a été interdit par le gouvernement français. Mon père était très fidèle à cet engagement, même lorsqu’il cessa de se traduire par une adhésion formelle, en Algérie après l’interdiction (quoique sans doute avec quelques contacts clandestins), puis à son arrivée en France, de 1961 jusqu’à son décès en 1977. Mais il m’avait interdit, de façon explicite et tranchée, d’y adhérer à mon tour. Mon père ne plaisantait pas avec les interdits. Il estimait, disait-il, qu’il « avait payé trop cher » sa vie de militant[1], et souhaitait m’épargner ces difficultés, espérant pour moi un avenir brillant qu’il ne voulait pas me voir compromettre. Cependant, il posait comme convention qu’en général, j’étais sous son autorité tant qu’il pourvoyait à ma subsistance, mais serais libre de mes décisions quand je « gagnerais ma vie ». Or, en 1964, je passai un concours (les IPES) qui me donnait un statut de fonctionnaire comme « élève-professeur », et donc un salaire régulier. J’avais dix-huit ans. La majorité légale était fixée à vingt et un, mais mon père ne lui accordait qu’une importance relative. Au début de 1965, dans une joie intense, je décidai de lui désobéir, et lui écrivis une lettre pour lui faire savoir que ma première infraction (visible, explicite) à ses ordres était un acte d’admiration à son égard, puisqu’elle me conduisait à faire, contre sa volonté, ce qu’il avait fait lui-même et dont il m’avait enseigné la noblesse. J’adhérai à ce qu’on appelait « le parti ».
Je le quittai quatre ans plus tard, après une période de militantisme exalté, qui m’avait conduit à quelques responsabilités, locales puis nationales, au sein de l’Union des Etudiants Communistes. Mon départ suivit de quelques mois l’entrée des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie (en août 1968), destinée à faire cesser l’expérience dite du « Printemps de Prague », en laquelle j’avais placé beaucoup d’espoirs. J’étais en accord global avec la ligne de la direction du PCF, mais espérais vivement une transformation démocratique de l’Union Soviétique, comme des autres pays à direction post-stalinienne, et j’avais pensé que le parti français accompagnerait cette transformation qui l’affecterait à son tour. Je compris en 1968 que les choses seraient plus longues, compliquées, et ne repris pas ma carte en 1969. C’était aussi sous l’effet d’événements plus personnels, que j’évoque dans un autre travail en cours. Les années qui suivirent, je me passionnai pour les pensées « critiques », et me sentis vivement attiré par les recherches qui tentaient de comprendre, avec des outils marxistes ou post-marxistes, la nature du régime soviétique. Je m’intéressai beaucoup à des penseurs trotskystes, puis aux travaux de Cornélius Castoriadis et Claude Lefort, à l’époque où (jusqu’au début des années soixante, en particulier dans le cadre de Socialisme ou Barbarie) ils développaient une analyse encore marxiste de la classe dirigeante en URSS et dans les pays alliés. Ces écrits furent republiés dans les années 70, et je les avalai goulument, comme d’innombrables autres réflexions émanant de la gauche radicale, ou modérée. Depuis ma sortie du parti communiste – donc après 1970 – je n’ai plus jamais été membre d’aucune organisation politique. J’ai milité, un peu, dans des syndicats : comme enseignant dans mon lycée, plus tard comme dirigeant culturel. Mais je n’ai jamais adhéré à aucun groupe à orientation politique définie.
Ce n’est pas faute de l’avoir désiré. Je n’ai cessé, comme beaucoup d’autres, toutes ces années (quarante ans !) d’observer, avec une curiosité affûtée et même une sorte de faim, toutes les tentatives dont j’avais connaissance pour produire une rénovation de la réflexion politique, marquée à gauche par un souci de l’émancipation collective. Mais je n’ai jamais trouvé aucun groupe (ou cercle de réflexion) qui s’accorde à quelques exigences fondamentales sur lesquelles j’entendais ne pas céder. Pour les nommer en vrac : a) une critique du capitalisme, avec la conviction que l’injustice dont il est inséparable n’est ni un destin irréversible ni un principe de réalité ; b) un souci éthique à vif, et en particulier une hostilité fondamentale à tout relativisme moral, qui justifierait des abjections au nom d’un objectif prioritaire ; donc par exemple, un désir de respect absolu pour l’humanité de l’adversaire, même quand lui ne respecte rien ; c) en ce sens, un goût pour la non-violence, et un refus total de la peine de mort, qui récuse ses justifications occasionnelles ; d) enfin, l’impression ineffaçable qu’on ne pourra pas relancer une dynamique d’émancipation si on ne comprend pas, en profondeur, ce qui a fait échouer le projet communiste au XXème siècle. Or l’analyse de cet échec m’a semblé (et me semble toujours) gravement hypothéquée par l’impuissance à expliquer la nature objective des régimes issus de la Révolution russe d’octobre 1917 – sans les reléguer au simple rang d’« erreurs », ou d’« illusion », ce qui est encore bien trop peu. Comme on voit, ces exigences étaient, pour chacune d’elles, partiellement satisfaites dans tel ou tel groupe, mais au prix d’une contradiction immédiate avec les autres : ainsi, les trotskystes m’apparaissaient plutôt fidèles à une certaine critique du capitalisme et à un souci d’analyse de l’échec soviétique, mais au prix d’un casualisme moral et de concessions envers la violence qui me semblent définitivement caducs. J’ajoute (mais on aura pu le lire dès les premières pages de ce « journal ») que je suis intimement persuadé que la profondeur de l’analyse critique du capitalisme, et l’espoir de le voir céder la place à un autre principe d’organisation de la vie commune – ou, pour le dire autrement, la conviction que ni le salariat ni la marchandisation du monde ne sont éternels – ne doivent jamais conduire à placer sur le même plan les différents modes de gestion du capital, ni donc à tenir pour équivalents la gestion capitaliste « de gauche » (sociale-libérale, en gros) et la gestion capitaliste de la droite autoritaire. J’ai toujours voté à gauche, je l’assume totalement et, sauf revirement majeur des données, je continuerai.
Pourquoi ces rappels et précisions, au moment de reprendre ce journal (public, et globalement « politique »), sur ce blog ? Parce qu’après ces quarante ans, un moment est venu, au printemps dernier (comme ça, sans prévenir, sans raison apparente) où il m’a semblé que, ne trouvant aucune possibilité d’action ou de réflexion communes (pour le moment au moins, avec le ferme espoir que cela pourra changer), et l’inaction devant la gravité des maux me paraissant de plus en plus insupportable, la seule voie ouverte était de faire, seul, quelque chose qui au moins réponde à mes possibilités personnelles. Un peu comme, en d’autres temps, des manifestants allaient, seuls, dans une rue brandir une pancarte pour afficher leur sentiment devant tel ou tel fait de la vie publique. Ce qu’internet autorise pour l’instant, à mes yeux au moins, c’est alors : une relative indépendance, à l’égard des groupes constitués et des médias (sans me faire d’illusion sur cette autonomie apparente, mais elle laisse au moins une marge d’initiative), et aussi la possibilité, limitée mais précieuse, d’entrer en contact, sans attendre, avec des lecteurs de zones géographiques très diverses, inconnus aussi bien que familiers. Ces deux atouts s’étant montrés, depuis l’ouverture de ce journal, assez nets, par le nombre et la disparité des réactions, je me décide aujourd’hui à en renouer le fil. En espérant que cela puisse déclencher d’autres rencontres.
Quelles ont été, pour l’instant, les « règles » ou choix d’écriture qui se sont imposés, de façon intuitive ? Je les répète : une certaine inactualité (ne pas écrire sur ce qui fait la une des médias la veille, ni le « buzz » sur les réseaux) ; un parti-pris positif (ne pas écrire « contre », pour me désoler de ce dont la dénonciation est acquise, mais plutôt tenter des analyses, même sommaires, qui suggèrent des avancées pour la construction de nouvelles problématiques d’émancipation) ; faire un effort de style, ne pas laisser filer la facilité d’écriture ; allier, autant que faire se peut, une exigence de réflexion à un souci de clarté.
A bientôt donc.
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[1] Cf. Un sémite, Ed. Circé, 2003. Trad angl (USA) par Ann et William Smock, A Semite, A memoir of Algeria, pref. Judith Butler, Columbia University Press, 2014.