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26.05.21

Le philosophe français Lucien Sève est mort le 23 mars 2020, parmi les premières victimes du Covid 19. Il avait 93 ans. Depuis lors, j’ai lu des milliers de pages de son œuvre. Je l’ai à peine croisé de son vivant, mais cette lecture m’occupe presque sans interruption ces derniers mois, de sorte que j’ai l’impression de vivre avec lui une étrange amitié d’après-coup. Pourquoi ?

Je suis sans doute, en premier lieu, attiré par cette œuvre-vie pour la raison même qui en a détourné beaucoup de lecteurs : sa forte inscription dans l’histoire du mouvement communiste. Car Sève a été, non seulement membre « du parti », comme tant d’autres philosophes à une certaine époque, durablement (Desanti, et plus encore Althusser) ou de façon très passagère (Camus, Foucault), mais il en a été un responsable politique et une figure en vue, élu à son Comité central pendant trente-quatre ans. À la différence de nombreuses célébrités du monde des arts ou de la littérature dont les noms ou les signatures servaient de faire-valoir à une politique, il a pris des responsabilités actives au sein de l’appareil et de la vie militante. Et d’ailleurs, ses critiques ultérieures envers la direction du PCF ne se sont pas traduites par un simple éloignement, mais par une implication très active dans la recherche d’une « refondation communiste ». Pourquoi cette immersion m’attire-t-elle vers ses livres ? Parce que c’est une large part de ma propre histoire, bien sûr. Fils d’un communiste convaincu, si je n’ai adhéré au parti que durant quelques années de jeunesse, mon lien affectif et intellectuel avec cet épisode est demeuré très fort. Et, au-delà de mon trajet personnel, j’ai la conviction que la réalité des mouvements socialistes, marxistes, communistes est une part si considérable de la vie des deux derniers siècles qu’elle conditionne profondément notre situation, et que nous sommes loin d’avoir tiré au clair toutes ses implications pour notre présent.

Mais une autre raison vient s’ajouter à celle-ci et s’y mêler de près : elle touche au rapport particulier de Lucien Sève avec ce passé. Dans les années 1950, il est solidaire du contexte stalinien. L’engagement se maintient sans faille visible jusque dans les années quatre-vingt. Mais, dès qu’il commence de manifester des interrogations, puis des désaccords, son évolution s’exprime dans un singulier mixte de critique et de fidélité. Critique à l’égard de l’histoire du mouvement communiste, puis du marxisme comme système d’action et de pensée ; fidélité envers ce qui s’est cherché, parfois trouvé, dans cet immense processus historique et envers la pensée de Marx qui en a été l’aliment. De sorte qu’on ne rencontre chez Sève ni une fixation obstinée sur des faits et dogmes indéfendables, ni un jet à la rivière de l’histoire communiste, incriminant dans Marx et Engels la source empoisonnée de tous les crimes postérieurs. Pour Sève, la critique impitoyable de ce désastre non seulement n’exclut pas, mais requiert un approfondissement de la lecture de Marx, et une réappropriation rénovée de sa « visée » essentielle.

Du coup, son écriture, sans relâcher la rigueur argumentative dont à vrai dire il est un maître, devient au fil des années de plus en plus autobiographique. Il noue avec le biographique un tressage original : d’une part, il en élabore la question comme un de ses thèmes philosophiques de prédilection, qui étend ses recherches sur la personnalité, puis sur la personne [1] ; mais simultanément ses livres se colorent, en certains passages, de récits qui convoquent son histoire personnelle, et son lien aux mouvements de l’époque. Il reste toujours sobre, pudique, et d’une certaine façon, réservé. Mais les récits, quoique circonscrits, prennent de l’importance : ils se multiplient, s’étendent, et surtout jettent les éclairages très vifs sur la réflexion poursuivie avec ténacité.

Cette pratique d’un marxisme critique (il n’aurait pas tout à fait aimé ce terme, ayant pris ses distances avec l’idée de « marxisme ») revêt une portée bien plus large que celle d’une simple situation personnelle originale. Bien sûr, beaucoup d’autres avant lui ont exprimé, dans une lucidité plus précoce, un désir de compréhension de ce qui avait eu lieu, explorant avec Marx les voies d’une analyse radicale des régimes staliniens. Mais ils ont souvent été contraints (le mot est faible) de le faire en dehors des partis communistes. Sève, lui, aura vécu cette tragédie de l’intérieur : d’abord dans un aveuglement dont la construction est à interroger, chez un esprit aussi clair, puis dans une très douloureuse entreprise de transformation éthique, politique et philosophique. Or, c’est cette transformation qui me paraît revêtir une signification très forte. Car la crise du marxisme a donné lieu à des conséquences diverses. D’une part, elle a fait porter sur les œuvres de Marx et de ses continuateurs une multitude de regards critiques salutaires. Ce dessillement général est un acquis irréversible de notre situation morale, et politique, sur lequel on ne reviendra plus. Mais simultanément elle a abouti à déséquiper la critique du capitalisme lui-même. L’analyse reste à faire de ce dessaisissement de tous les outils pour tenter de comprendre comment le capitalisme ravage le monde et, plus encore, comment cela pourrait cesser. Assurément, la déploration devant les dégâts qu’il cause a fortement repris, en particulier depuis les années 2010. Mais, dans les secteurs les plus vastes de l’opinion commune, comme dans de larges pans des débats intellectuels, certains instruments irremplaçables du marxisme – en particulier l’analyse des pouvoirs en termes de classes – en sont venus à faire totalement défaut. Les méfaits du capitalisme sont désormais moins pensés, analysés, qu’on n’incrimine « l’incompétence », les « échecs », la nocivité, la malfaisance des « élites » dirigeantes, en particulier de la « classe politique », sans aucune compréhension des rapports sociaux objectifs qui soutiennent leurs actions. Cela ouvre les voies les plus larges – on le sait maintenant, même si on n’a sans doute pas encore tout vu – aux complotismes, aux populismes par l’invocation permanente « du peuple » ou « des peuples », sans rien dire de leurs structures de classes – c’est-à-dire aux entrées du néofascisme. L’œuvre de Sève est un puissant antidote à ces carences : non par une fidélité fixiste au marxisme d’antan, qui a sombré avec son époque, mais par sa capacité d’analyser les questions concrètes du monde d’aujourd’hui avec des instruments nourris de la lecture de Marx – et sans jamais renoncer à la perspective d’une société sans classes [2].

Reste à se demander comment ma fringale de lecture de cette œuvre, tout entière située dans le sillage de Marx et inscrite dans l’histoire communiste, en est venue à me saisir dans une période où mes réflexions se nourrissent le plus souvent – ce « Journal public » en témoigne sans cesse – de pensées théologiques. Il me faudra tenter de rendre compte de ce paradoxe, si possible sans trop tarder.

*

[1] Par ex. Pour une science de la biographie, Éd. Sociales, 2015.

[2] Il y aurait bien d’autres aspects de cette écriture sur laquelle il faudrait revenir : en particulier la veine d’un certain style éthique qui la parcourt de bout en bout – intégrité, dignité, toujours en quête de la dignité et de l’intégrité des expériences humaines. On ne peut pas en dire autant de toutes les œuvres qui l’ont surpassée en notoriété. Ajoutons même que, lorsqu’il lui est arrivé d’y déroger, en se livrant à des attaques indues nourries par les pratiques staliniennes – le fait est rare, mais avéré – il l’a rétrospectivement jugé en termes sévères, sans indulgence à son propre égard et néanmoins sans les délices de la flagellation tardive. Sur ce point, voir par exemple « Regard critique et autocritique sur une polémique de 1981 », dans Commencer par les fins, La nouvelle question communiste, éd. La Dispute 1999, pp. 249-257. J’évoquerai aussi un jour ou l’autre son style, au sens simple du mot, écrit et oral, qui le situe aux côtés des meilleurs praticiens de la langue, de l’ironie, de la formule taillée. De ce style écrit, toute son œuvre témoigne sans défaillance. Quant à l’oral, on peut consulter par exemple les vidéos récentes dont les liens sont donnés sur ce site aux pages que voici : Sève vivant, Une digression, Sève à nouveau. Ainsi, alors que de son vivant, Lucien Sève aura été souvent tenu pour un philosophe respectable, mais de second rang derrière des étoiles de la pensée qui avaient toutes nos faveurs – mais dont l’utilité dans l’abord des questions cruciales d’aujourd’hui me paraît bien incertaine –, j’en viens à penser que son importance, en fait beaucoup plus grande qu’on l’a cru, devra être réévaluée.

 

J’ai été assez bouleversé par la vidéo dont je communique le lien ci-dessous. Voici ce que je comprends de ses circonstances.

En 2013, Lucien Sève est invité à participer à une université d’été, que je suppose être celle du parti communiste, Lire la suite

Il se trouve que Lucien Sève, décédé tout récemment du coronavirus à l’âge de 93 ans, a compté à plusieurs reprises dans mon histoire personnelle et politique. C’est pourquoi, exceptionnellement, je retransmets ici le très bel entretien qu’il a donné en 2018, où apparaît son extraordinaire clarté de pensée, d’expression – et, à mes yeux, d’humanité.

La référence du livre évoqué à la fin est : Jean et Lucien Sève (Jean est son fils) : Capitalexit ou catastrophe, Ed. La Dispute 2018. Ce sont des entretiens, profonds et alertes. C’est moins long que la grande tétralogie sur Marx, et cela se lit d’un trait.

(Deux autres vidéos récentes de Lucien Sève sont partagées sur ce site : ici et ici).