01.03.16

(Dialogue)

– Etes-vous croyant ?

– Je ne crois pas.

– Avez-vous la foi ?

– Je n’ai rien de tel.

– Alors ? De quoi s’agit-il ?

– Parmi les mots religieux, à quoi je suis si réticent, celui de foi est un de ceux, rares, qui me bousculent.

– Pourquoi cependant votre réponse négative, à l’instant ?

– Vous me demandiez si j’ai la foi. Ce n’est pas le mot foi que je récuse. Mais l’avoir. Ce dont il s’agit ne me semble pas l’objet d’un avoir. Je ne l’ai pas. Quelqu’un a écrit (je ne suis plus sûr de savoir qui : sans doute Bultmann [1]) que la foi ne s’éprouve que dans son acte, à l’instant où elle s’ouvre [2]. On ne peut se l’approprier comme un souvenir, comme une possession ou un bien. On ne peut l’avoir. Ou encore, on l’éprouve, et sans cesse on la perd dès qu’on cesse de l’éprouver. Elle n’a lieu que dans sa traversée, là, en ce temps précis où elle advient. La foi n’est qu’au présent (il faudrait s’entendre sur ce mot, glissant). Peut-être Kierkegaard eût-il dit : dans l’instant.

– Qu’en diriez-vous alors, pour ne pas vous en tenir à cette présence fugace ?

– Elle n’est pas fugace. Elle n’est pas une propriété, ce qui n’est pas équivalent. Dans l’instant, elle est forte ou ferme. J’en dirais ceci. Cette foi n’est pas une croyance. Une croyance, certes, on peut l’avoir.

– Quelle différence proposez-vous ?

– Ce n’est pas moi. Je n’ai pas inventé cela, beaucoup l’ont pensé. Disons : croire se dit en deux sens. Croire en, et croire que. Commençons par le second. Croire que est accorder du crédit à un énoncé, en le supposant vrai. Or la foi dont nous parlons ici n’est un crédit à aucun énoncé. Elle n’équivaut pas à souscrire à une affirmation, à une thèse. C’est bien ma réticence profonde aux Credo, bien que les affirmations qu’on y trouve soient pour moi l’objet d’une méditation incessante. Le travail de cette méditation est profitable, bénéfique. En ce sens les Credo sont très utiles. Par exemple : lorsqu’on dit « Je crois au Père tout-puissant », je suis sensible au fait que l’énoncé soit fait à la première personne (et non pas : il y a un Père tout puissant), il m’importe de méditer le fait que cette tradition s’exprime dans une déclaration subjective, personnelle. Puis encore : que le mot choisi soit Père, et non Dieu (dans cette formule-ci, pas dans toutes. Mais c’est celle du Christ, quand il prescrit le « Notre Père », qui ne dit pas « Dieu ». Pourquoi ? Que veut dire : Père ? Pourquoi pas « Mère » ? Cela se médite, je n’y souscris en rien.) Et encore : « tout-puissant » – là, c’est vraiment un os. Quel sens à la toute-puissance du Père, devant Fukushima, Hiroshima, l’extermination de ses enfants juifs – ou tsiganes ? Il y a beaucoup de choses là que je ne crois pas. Donc, je médite, souvent, j’y reviens sans cesse, comme je ne cesse de revenir au sens de la tradition qui porte ces énoncés, les respecte et les transforme. Mais je ne les « crois » pas, si croire veut dire : adhérer à leur contenu comme à une vérité. Donc, digérant Bultmann, et beaucoup d’autres, à ma manière, je dis fermement que, là où le mot « foi » me change et me bouscule, ce n’est pas en tant qu’adhésion au sens d’un énoncé, pas en tant que supposition de sa vérité – pas en tant que croyance.

– Admettons. Et le croire en ?

– C’est encore plus clair. Croire en quelque chose, c’est penser que cela existe. Là-dessus, je suis le chemin indiqué par Lévinas. Ou plus exactement une sorte de chemin personnel, longeant les routes de Lévinas et de Bultmann [3]. Dire de quelque chose que cela existe, c’est en faire une chose du monde, ou une chose existant dans un monde qui existe comme ce monde, même si c’est pour le doubler d’un autre monde. C’est traiter l’au-delà comme un existant du monde. C’est y croire comme en quelque chose précisément, comme en une chose, comme en un objet ayant un statut de chose. C’est exactement le statut que définit Bultmann pour la mythologie. La mythologie est le discours qui pose l’au-delà comme une chose du monde [4]. Tenir un discours mythologique sur l’au-delà, c’est en discourir comme on ferait d’un existant du monde, avec sa naissance, ses actions, ses qualités. Pour le Christ, cela n’entraîne pas de difficulté, parce que le Christ a aussi vécu dans le monde, non seulement en tant qu’être humain, historique (qualité que peu de théologies lui contestent) mais aussi en tant que supposé Fils : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique » [5]. Mais pour la transcendance elle-même, Dieu si on veut l’appeler ainsi (ce à quoi je résiste), c’est plus compliqué. Chaque fois que l’on dit : Dieu fait ceci ou cela, Dieu veut ceci ou cela, Dieu préfère, Dieu souhaite, Dieu refuse, on en fait un personnage, un être du monde (ou l’analogue d’un être du monde, ou l’être d’un analogue du monde), l’agent d’un récit, et ce récit est mythologique [6]. De ce point de vue, je reste persuadé qu’une des actions, des tâches, des portées les plus intenses de ce qu’on appelle « foi » – au moins au sens où elle me bouscule et m’emporte –  est sa puissance de démythologisation. Donc, je ne crois pas « en ».

– Soit. Mais il ne reste pas grand-chose. Vous êtes athée.

– Ce qui « reste », comme vous dites, me bouscule, m’emporte et me change. C’est là toute l’affaire.

– Que reste-t-il ?

– Si la « foi » n’est pas l’adhésion à un contenu, elle est une orientation d’existence. Bultmann encore, et plusieurs autour [7]. Ce qui advient dans l’acte de foi (je discuterais, pour ma part, en suivant Lévinas, le sens du mot « acte »), c’est qu’une existence prend un sens, une direction. C’est un choix. Moïse y invite, devant la mort : il s’agit de « choisir la vie » [8].

– Mais on peut choisir la vie sans aucune foi en quoi que ce soit, en tout cas pas en une existence transcendante.

– C’est exactement ce que je suis occupé à vous dire. A ceci près que j’ai tendance, de plus en plus, à désigner ce choix lui-même par le mot de « foi », précisément. La foi, c’est l’acte (en tout cas l’instant) du choix, le fait de voir sa vie s’orienter vers la vie, et non vers ce qui la dénie.

– Est-ce un choix ?

– Nous discuterons plus tard, si vous voulez, le fait de savoir si c’est là une décision (comme le pensent Bultmann et Bonhoeffer, que je lis tous deux sans cesse), ou s’il faut garder (comme Lévinas) une forte réticence à l’égard du substrat décisionniste de ce mot – et refuser d’y voir l’opération souveraine d’une volonté agissante. Mais qu’il s’agisse d’un choix, comme l’annonce Moïse, cela me paraît certain [9]. En tout cas j’en fais l’épreuve. Surviennent de nombreux moments où se présente, devant moi, l’option du malheur, de l’infinie tristesse, le vertige du désespoir. Si je me retourne (c’est le sens du mot : conversion) et préfère la direction du vivant, j’éprouve à l’instant, sans raison, une étrange joie, et une sorte d’apaisement. A ce choix, aucune raison. On peut préférer le désespoir. Si le mot « choix » sonne trop décisionniste, on peut lui préférer : préférence, ou retournement. Retournement me plaît beaucoup. La « foi », s’il y en a [10], serait ce geste, cette opération, ce tour. Et cela change tout. En tout cas cela change la vie, la retourne, la bouscule, l’emporte.

– Bien. Mais tout de même, on peut l’entendre en deux sens, non ? Un sens croyant, un sens athée ? Etes-vous athée ?

– Si vous voulez. Je ne le dirais pas ainsi. Non que je craigne le mot – athée –, pas du tout. C’est cet emploi du verbe être qui m’est étranger. Pour définir une qualité de soi, comme une propriété. La « foi », je vous le redis, serait ce choix entre deux sens. Certains y mettent les mots que vous dites : croyant, ou pas. Pas moi. Parce que « croyant » me paraît le terme qui veut cautionner le choix par un contenu extérieur, lui donner une garantie dans quelque chose qui existe. Alors que, pour ma part, je ne fais l’expérience que de la force du retournement. En ce sens, je me sens proche de ce que dit le théologien Paul Tillich (encore un de la même bande), qui à la fin de son livre Le courage d’être en vient à évoquer, de façon troublante, discrète, mais terminale tout de même, ce fait que la foi qu’il appelle absolue, la foi absolue, en un certain sens n’est foi en rien. L’absoluité de la foi tient alors à cet étrange vide [11]. Non pas le rien du néant, mais le rien de figure – c’est assez proche du bouddhisme, avec une différence tout de même, cruciale. J’y reviendrai.

– Etes-vous athée ?

– Je ne peux cesser de citer cette phrase de Simone Weil : « il y a deux athéismes, dont l’un est une purification de la notion de Dieu » [12]. Parce que j’y vois un athéisme (un des deux) qui nourrit une foi, par allègement. Et aussi parce que j’y vois le choix, l’orientation, le tour.

­ – En quel sens alors le tour peut-il être dit « athée » ?

– En ceci qu’il est le refus du theos. Le mot theos est peut-être signe de l’inclusion de la transcendance dans le mythe. Il apparaît devant la foi lorsque celle-ci, épuisée de questionner le vide du tétragramme et son creux interne, imprononçable, se résout à pointer ce qui lui arrive par le mot qui désigne des existants, les « dieux ». Un des usages qui me stupéfie le plus, dans le discours religieux, ce sont les innombrables formules où l’on parle d’« un » Dieu. Notre Dieu est un Dieu qui, etc. C’est, catégoriquement, l’inclure dans le plan d’existence des autres dieux, qui sont des existants du monde. Si, comme j’incline à le penser, ceci est irrémédiablement inclus dans le vocable theos, alors oui, en ce sens, je me réclame d’un a-théisme. Par prévention contre tout « théisme ». L’un des deux athéismes serait celui-là : qui entreprend de « purifier » la foi de tous les theoi qui l’habitent. Mais, sans doute, il y en a un autre : qui préfère la négation ou le négatif, l’athéisme nihiliste. De celui-là, je me détourne.

– Reste une question, tout de même.

– Bien plus qu’une.

– Oui. Mais cruciale. Ce retournement qui vous change, vient-il de vous-même ? Ou vous saisit-il du dehors ?

– Vous savez, nous sommes roublards. Nous sommes de vieux roublards philosophes. Je pourrais vous répondre par une pirouette philosophique, vaguement lévinassienne : ce retournement est exactement ce qui me « dénoyaute » de mon identité, de ma clôture dans un moi-même. Ou encore vous dire, en manière augustinienne, que ce bousculement monte d’un dedans de moi si profond qu’il est plus intérieur à moi que moi-même. Et en un certain sens, cette dépossession, désappropriation, ce déphasage, j’y crois. Mais il faut recevoir un peu plus droit l’adresse de votre question. Si elle demande : y a-t-il quoi que ce soit, au dehors de moi, qui appelle ce changement, ou est-ce une illusion que je me forge, je réponds ceci, au mieux de la sincérité à quoi je suis apte – quant à l’affirmer comme une vérité, je n’en sais rien. Mais quant à préférer l’une des deux hypothèses, à la manière de Pascal dans son pari : c’est un choix. Peut-être Pascal ne voulait-il rien dire d’autre (comme Moïse) que ceci : nul ne peut en rien le garantir. C’est un choix.

*

[1] Rudolf Bultmann (1884-1976), théologien protestant allemand.

[2] Sur ce point, cf. Christophe Chalamet, Théologies dialectiques, Aux origines d’une révolution intellectuelle, Labor et Fides, 2015, p. 283.

[3] Que Lévinas ait lu Bultmann me paraît une évidence.

[4] P. Ricœur, « Démythologisation et herméneutique » (1967), in Rudolf Bultmann, Nouveau testament et mythologie (1941), Labor et Fides, 2013, p. 148. Et Ch. Chalamet, Théologies dialectiques, op. cit., pp. 281-282.

[5] Jn, 3, 16, et17.

[6] « Un Dieu dont nous pourrions connaître l’être avec précision, un Dieu dont nous pourrions sans peine expliquer les projets, un Dieu dont nous pourrions prédire les voies concernant l’avenir : un tel Dieu serait par trop un Dieu à notre image. » R. Bultmann, Das verkündigte Wort, cité dans Ch. Chalamet, Théologies dialectiques, op. cit., p. 80.

[7] Sur ce point, difficile de renvoyer à une référence chez Bultmann : il n’a cessé de développer ce thème toute sa vie. Cf. R. Bultmann, Foi et compréhension, tomes I et II, Seuil, trad. André Malet, Seuil 1970 et 1969.

[8] Dt 30, 19-20.

[9] « J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie » Dt 30, 19, trad. Nouvelle Bible Segond (2002).

[10] On aura reconnu (« s’il y en a ») une formule de prédilection, quasi litanique, de Derrida dans sa seconde ou troisième période.

[11] « C’est la foi, tout simplement, sans direction précise, absolue ». P. Tilllich, Le courage d’être, (1952), trad. J.-P. LeMay, Cerf-Labor et Fides- Presses de l’Université Laval, 1998, p. 140, et toutes les pp. 136-150.

[12] S. Weil, La Pesanteur et la grâce (1948), Ed. 10-18 1979, p. 116.