9/18.11.16
(rompant donc, ce coup-ci décidément, avec la règle d’« inactualité » délibérée de ce Journal – parce que ce coup-ci il le faut),
1. Victoire de quoi ?
Donald Trump est un homme riche. Très riche, semble-t-il : « milliardaire », « magnat de l’immobilier ». Cette richesse est patronale : liée à la propriété de grandes entreprises, à des achats et ventes d’affaires, à leur exploitation fructueuse. Dans la récente campagne électorale, sa fortune a été affichée, à la fois comme signe concret (Trump Tower), et comme thème de campagne : l’argent possédé, la réussite financière, ont été sans cesse avancés comme preuves de « compétence » – et aussi de caractère, de détermination. Donc il faut prendre acte de ceci : son élection est une victoire, politique et symbolique, de la richesse patronale. Le triomphe de Trump est celui du capitalisme, et de l’opulence de ses bénéficiaires [1].
La réussite s’est doublée du fait que Trump a pu se présenter comme candidat « anti-système » ou « anti-establishment ». Il a pu le faire en s’exhibant comme patron enrichi par le travail (ou le chômage) de milliers d’ouvriers. La richesse capitaliste est ainsi exonérée de sa participation au « système ». Ce qui domine la vie sociale et politique est posé comme un ensemble vague, « élites » de politiciens, administrations, intellectuels, medias et mille autres choses, hors la possession capitaliste de moyens de production ou d’échange. Ainsi, non seulement le capitalisme, dans sa pleine ostentation, sort victorieux, mais il se voit, de plus, innocenté de sa part dans la domination sociale. C’est le point où nous sommes : le concept de classe dirigeante (qui inclut en effet de nombreuses fonctions d’hégémonie) a été vidé de son contenu capitaliste, c’est-à-dire de son cœur et de l’essentiel de son sens. « Nous » sommes censément exploités par une bande de gredins, mais les grands patrons à la richesse affichée ne font pas partie de la couche exploitante, ils peuvent même s’en prétendre les premiers adversaires. Le tour de force est impressionnant. [2]
2. Lutte contre qui ?
La campagne de Donald Trump s’est déployée, avec brutalité, contre certains adversaires. D’une part donc, « le système », « l’establishment », c’est à dire une couche dirigeante de la vie publique, dénoyautée de sa dimension économique (le grand capital). Mais simultanément, un autre groupe d’adversaires a été caractérisé avec précision : les immigrés. Que sont les immigrés ? Ce sont des personnes venant de pays pauvres pour s’installer dans des contrées plus riches. La topographie de la planète étant ce qu’elle est, la situation de ces pays d’origine justifie souvent, grosso modo, de situer l’immigration comme mouvement du « Sud » (au sens géopolitique, ou géo-économique) vers le « Nord ». Ce conflit déclaré avec l’immigration du Sud est commun à de nombreux mouvements politiques analogues : extrêmes-droites européennes ou russe, par exemple. Le combat mené par ces mouvements se donne comme ennemi certaines populations pauvres de la planète.
C’est pourquoi, lorsqu’on dit de ces mouvements politiques qu’ils expriment l’insatisfaction ou la colère des déclassés ou du « peuple » [3], c’est en ayant au préalable vidé le « peuple » de ses éléments immigrés (c’est-à-dire de ses composants les plus démunis). Cette épuration du concept de peuple se fait par deux opérations. La première définit le « peuple » comme national. Mais les immigrés sont souvent naturalisés ou en voie de l’être et font ainsi partie de la nation au sens juridique, ce contre quoi ces mouvements s’insurgent. L’exclusion se réclame alors d’une définition non juridique mais ethnique, raciale ou religieuse du « peuple ». Le peuple est expurgé de ses parties supposées hétérogènes, tout comme la classe dirigeante l’a été du capital. Deuxièmement, le « peuple » ainsi redéfini, fait de couches sociales dont le déclassement et l’appauvrissement sont réels, voit son sentiment d’injustice orienté non pas contre la richesse étalée, les ressources accumulées par des circulations capitalistes, mais contre des groupes plus pauvres, plus pauvres que les pauvres. Les pauvres des pays riches doivent se persuader que leurs déconvenues ont pour responsables des pauvres de pays pauvres, donc des pauvres plus pauvres qu’eux. Amener les appauvris à se déchaîner rageusement contre la misère, non pas la leur mais celle qui les entoure, telle est la seconde réussite du trumpisme et de ses équivalents. Elle marque le point où nous sommes.
3. Politique des frontières
Comment comprendre, alors, la relative cécité qui amène à considérer que les « populismes », puisqu’on les nomme ainsi, expriment la rancœur des « peuples » contre les « élites » – ce qui n’est pas faux, à condition de rappeler au prix de quels oublis ces « peuples » et ces « élites » sont caractérisés – en restant aveugle devant la rancœur des pauvres contre des pauvres, la compétition des pauvretés ? Cet aveuglement me paraît avoir une cause simple : le fait d’analyser une situation politique dans le seul cadre national. Dans de telles limites, les anciennes classes populaires du pays apparaissent comme les principales victimes des processus en cours – et les immigrés comme une sorte d’excroissance, qui ne définit pas en profondeur la nature du problème. Le problème, dans son essence, serait l’appauvrissement des couches populaires traditionnelles, aux prises avec des « élites » défaillantes, et le recours à la main d’œuvre immigrée seulement un instrument aux mains de ces dernières. Comme si on avait le nez si collé sur la carte qu’on ne voie plus la dépendance de ces conflits par rapport à des mouvements plus vastes, qui les conditionnent et leur donnent leur sens, dans le rapport Sud-Nord. Car l’immigration n’est pas une composante additionnelle des rapports de classes à l’échelle nationale, elle est la donnée fondamentale, principale et structurante, qui découle des rapports de classes à l’échelle mondiale. Pas un seul problème politique ou social important du moment ne peut être envisagé hors de cette situation : chômages, délocalisations, souveraineté, guerres régionales, terrorismes, laïcité, islam. On déplore le caractère mondialisé du capitalisme, sans tenir compte de son corollaire évident et immédiat : la mondialisation du prolétariat – ou de ce qui en est désormais l’équivalent fonctionnel. De sorte qu’une double évacuation est ainsi mise en œuvre : pour la classe dirigeante, énucléation du contenu capitaliste qui en constitue le cœur, et quant au prolétariat, retranchement du caractère transnational qui en fait la dimension principale. On se retrouve à analyser une situation mutilée de ses composantes premières, et qui devient alors une sorte de fiction : le peuple national (auquel il suffirait de faire appel) lésé par des élites corrompues (qu’il suffirait de congédier). La situation réelle est autre : confirmant les analyses des fondateurs du marxisme bien au-delà de ce qu’ils avaient pu imaginer, le capitalisme s’est mondialisé, aussi bien en extension planétaire qu’en intensité locale. La pauvreté qu’il produit ou creuse lèse de très vastes couches populaires mondiales. Des franges considérables des déshérités planétaires tentent de rejoindre des zones relativement plus protégées. En réaction contre les effets de leurs propres politiques, une partie des classes dirigeantes mondiales excite les haines de leurs peuples désorientés contre ces flux de miséreux qui frappent à leurs portes.
Ajoutons alors, ici très sommairement (il faudra y revenir sans cesse) que comme le problème est intrinsèquement mondial (capitalisme mondialisé, migrations sud-nord), l’issue ne pourra être que planétaire. Il n’y aura aucune amélioration du sort des pauvres tant que ne se mettra pas en mouvement une solidarité planétaire des couches populaires de tous les pays.
(Utopie, dites-vous ? Alors, tout arriverait à se mondialiser intensément, la finance, la consommation, la propriété, la stratégie militaire, les communications, la culture, tout cela dans une simultanéité mondiale instantanée, et la politique d’émancipation serait par nature incapable de se penser et de se pratiquer au niveau planétaire, comme fraternité de tous les humains ? Au nom de quoi ?)
4. Comment nommer ?
La question de savoir si ces politiques peuvent être désignées comme « populistes » suppose qu’on se mette un peu au clair avec la notion de peuple. Beaucoup l’ont déjà entrepris, de façon utile. J’y ajoute ceci – à nouveau très sommaire, mais nous en sommes au point où il ne faut plus attendre que les analyses soient totalement effilées pour les mettre en mouvement.
Deux approches permettent de penser le peuple : l’une différentielle, l’autre constructive. Aborder le peuple par différence consiste à le définir par ce qu’il n’est pas. Pour les penseurs de la Révolution française, le peuple était l’énorme masse d’humains qui ne participait, ni de la monarchie absolue (et de son cercle dirigeant étroit) ni des ordres privilégiés : noblesse et clergé. Le mot peuple désignait l’ensemble de ceux qui étaient privés de privilèges. Définition privative, mais précise. Le peuple réunissait la masse des exclus du pouvoir – il pouvait donc inclure la bourgeoisie roturière, et les fortunes en voie d’accroissement. Plus tard, l’analyse marxiste des sociétés industrielles a aussi défini le peuple de façon différentielle : s’y intégraient tous ceux qui n’avaient aucune part à la propriété privée des grands moyens de production et d’échange : la classe ouvrière donc, au premier chef, qui en constituait le noyau, mais aussi bien la paysannerie sans vastes propriétés foncières, les employés des services, bon nombre d’intellectuels et d’enseignants, voire de petites professions libérales, et même une partie de la petite bourgeoisie écartée de la grande propriété industrielle et financière. Le critère n’était pas le niveau de revenu, mais la position par rapport à la propriété des principaux moyens de production. Définition différentielle là encore, mais là encore nette. [4]
Une autre façon d’aborder le peuple est de tenter d’en donner une définition positive. Celle-ci ne peut être construite qu’à partir d’un demos, ou d’un ethnos. Le demos est local : font partie du peuple ceux qui habitent un lieu. Version analogue avec la langue : un peuple réunit ceux qui parlent un idiome donné. Mais cette notion est si inclusive que, dans le premier cas, elle inclut tous les habitants, c’est la définition lisse du peuple comme sujet du suffrage : le peuple comprend tous les adultes, dans un certain emplacement. De même, la définition linguistique inclut les immigrés, s’ils parlent la langue locale. Or, la notion de peuple est maniée pour exclure. Sans ce à quoi il s’oppose, le peuple n’a aucune utilité rhétorique. Restent alors les critères ethniques, ou ethnico-religieux : sont membres du peuple tous ceux qui peuvent justifier d’une ascendance, de traits raciaux, ou de l’appartenance (héritée) à une religion. C’est alors la conception ethniciste et raciste du peuple, qui a cours, plus ou moins ouvertement, dans bien des discours du moment.
Ces usages ont un point commun : le peuple est défini par ses frontières. Ce qui pose « un » peuple, c’est sa situation nationale. Le discours « populiste » est nationaliste. On ne voit pas beaucoup d’exemples qui le démentent : même à gauche, quand un certain populisme veut être valorisé, n’émerge aucune référence à un peuple planétaire, ou mondial. Pas plus d’appel à un peuple transnational : peuple de la frontière, des deux côtés de la séparation nationale ou ethnique, comme ce pourrait être le cas en de multiples endroits : peuple méditerranéen, peuple européen, ou peuple israélo-palestinien. Le populisme, s’il existe, est un national-populisme. Faut-il abandonner toute référence au « peuple » pour autant ? Je ne m’y résous pas. L’adjectif « populaire » conserve à mes yeux une haute valeur – affective (pour une culture ouvrière et paysanne, un goût du concret et du sensible, une éthique ou « noblesse » de la pauvreté), mais aussi politique : à condition de préciser les critères de l’affect populaire, et de poser qu’il n’est de sensibilité populaire que celle qui s’ouvre au dialogue avec les pauvres de partout – et qui n’use pas du mot peuple, comme c’est arrivé si souvent dans l’histoire, pour en promouvoir certains et disqualifier d’autres.
[5. Digression sur le virilisme
Ce qui suit peut sembler un saut dans la réflexion, une disjonction incongrue. Pourtant le lien est plus profond qu’il n’y paraît. Un des aspects de l’élection de Donald Trump remarqué par tous, mais dont les conséquences n’ont pas été assez approfondies, est la dimension viriliste de la personnalité qui s’est mise en avant. L’adhésion aux politiques dites « populistes » va de pair, le plus souvent, avec l’investissement d’une personnalité autoritaire, machiste, dotée des aspects d’une masculinité brutale : autoritarisme, domination sur des femmes typées et soumises, orgueil simpliste, complicité masculine nourrie de dévalorisation du féminin (et de son hyper sexuation régressive), anti-égalitarisme, hétérosexualité hystérisée, etc. Ce qui se noue à une « vulgarité » [5] sans frein.
L’adhésion à ce type de schéma est un des opérateurs décisifs du vote « populiste ». L’analyse doit être évidemment complexifiée lorsque le leader est une femme : mais ce fait n’invalide pas le constat. On s’est étonné de la relative importance du vote féminin pour Donald Trump, comme si les femmes ne pouvaient qu’être acquises aux principes féministes, hostiles au mépris des femmes. Tout prouve le contraire : il n’est pas plus impensable que des femmes soutiennent un misogyne que de voir des ouvriers voter pour un grand patron exploiteur. L’adhésion au schéma viriliste est un élément constructeur de la politique autoritaire. Cette adhésion comprend deux facteurs, contradictoires, qui se complètent dans leur apparent contraste : une identification au leader, et une jouissance dans la subordination. On peut vénérer un père brutal tout en souffrant de sa brutalité. L’adhésion à Trump (ou à quelques autres de même allure) suppose une fixation identificatrice sur la virilité autoritaire – que pouvaient symboliser certaines stars – et qui s’exprime dans l’idéologie du combat, de la pugnacité guerrière, de la puissance dominatrice. A cet égard, le fait que Trump se soit illustré, entre tant d’autres choses, dans une hideuse vidéo sur un ring de catch vaut comme emblème [6]. Mais simultanément, l’adhésion suppose aussi une jouissance de soumission à un tel homme (où l’on retrouve une composante possible d’une féminité auto-dépréciatrice).
Les meilleures analyses du fascisme avaient déjà fait valoir que la détermination politique n’est pas une couverture idéologique posée sur des motivations économiques, mais qu’elle s’articule dans des schémas de comportements ancrés et complexes, des dispositifs pulsionnels qui engagent la personnalité profonde. Sans identifier le néo-populisme avec son ancêtre fasciste (mais sans ignorer leur filiation), il faut interpréter en profondeur la prégnance de cette disposition structurante. La pensée politique féministe est ici de première importance. [7] ]
6. Comment ouvrir ?
L’impuissance du regard intra-frontalier ne porte pas seulement sur le diagnostic, mais aussi sur la pensée des remèdes. Il n’y a aucune émancipation possible des « peuples » dans le seul cadre local, pour la double raison que le capitalisme est mondial et que les migrations sont mondiales. La paralysie est effrayante pour des pensées qui se veulent critiques : héritières des politiques d’émancipation, du marxisme, des révolutions passées. Voir les extrême-gauches, plus ou moins nerveuses, réclamer une république sociale ou une constitution française anticapitaliste est vertigineux. Il faut, pour cultiver une telle chimère, oublier tout ce que les penseurs de l’émancipation ont établi depuis Marx. L’économie capitaliste est tissée de relations mondiales, liant les points les plus distants de la planète dans les productions les plus communes. La vie sociale, les communications, les échanges, la culture, les pratiques quotidiennes, l’information, les circulations des biens et des personnes trament une texture mondiale de la vie la plus simple. Cette évolution est, comme tout devenir historique, contradictoire : bénéfique et désastreuse. Les progrès des médecines, des liens humains, de l’accès aux savoirs et aux créations donnent des possibilités étourdissantes pour des vies prolongées et facilitées. Même l’accès aux proximités est incroyablement enrichi. Simultanément, la marchandisation banalise, vulgarise, abaisse et abêtit toute une part de la vie industrialisée, ce dont pâtissent le plus sauvagement les plus pauvres, partout. On doit donc aspirer à une reprise du devenir technique et connaissant pour le meilleur, à sa réorientation vers ce qu’il engage de plus inventif et de plus utile. Il y faut d’énormes forces, pour rediriger le cours de l’histoire et dénouer les contraintes par quoi le profit ligote les gens et les choses. Imaginer que cela puisse se faire dans le cadre intérieur aux anciennes frontières est ridicule. A droite, ceux qui le préconisent n’y croient sans doute pas beaucoup. Ils sont trop proches des cercles dirigeants du marché pour espérer un capitalisme renationalisé. Mais que des révolutionnaires puissent en accréditer la lubie est d’une tristesse particulière.
Il n’y a d’issue au capitalisme mondial que par la construction d’une solidarité fraternelle des pauvres du monde : pauvres des zones riches et des zones pauvres. Seule la pauvreté fraternelle peut nous sauver.
7. Cultures
Ce qui est à pointer avec exactitude, au-delà des catastrophes politiques en cours, est une sorte d’affaissement, d’abaissement culturel et moral.
Culturel d’abord. Il est courant d’accuser la responsabilité indifférenciée des « politiques » – attitude qui renforce les thématiques populistes qu’on croit combattre. Qu’une partie du personnel politique dirigeant soit solidaire des évolutions les plus sombres, c’est incontestable. Il faut toujours relier cette responsabilité à celle du système (pour le coup, le mot est exact) social, et des couches dirigeantes qu’il produit, c’est-à-dire des détenteurs, individuels ou collectifs, de la propriété des moyens de production et d’échange. Responsabilités « politiques », soit – et pour quelles politiques définies – dans leur lien avec le capitalisme et les grands capitalistes. Mais il faut aussi repérer, dans cette faillite, des implications culturelles. Tout ce qui a pu, ces dernières décennies, contribuer au découragement et à l’abattement devant la vie, à la démoralisation des forces vivantes et créatives, à la valorisation du négatif, de la noirceur et de la bassesse, bref tout le nihilisme qui s’est emparé de nos productions culturelles porte une responsabilité considérable dans le désarmement des résistances devant la régression dont l’élection américaine est le symptôme, pour l’instant, le plus criant. Les révolutionnaires des derniers siècles – de Whitman à Hugo et Tolstoï, pour ne rien dire de Marx ou Jaurès ou Rosa Luxemburg – ont défendu une haute idée de l’humain, et n’ont mené leurs accusations que devant le tribunal de cette hauteur. Abaisser le vivant, l’humain, l’intelligence et la sensibilité, pour déployer le spectacle (à tous les sens du mot) de l’avilissement triomphant a été une contribution précieuse à la victoire des populismes. Cet avilissement de la culture a été réparti, spontanément, entre les productions commerciales les plus abêtissantes et les avant-gardes les plus trash. La division du travail a été parfaite. Les résultats sont devant nous.
En contribuant à désarmer les capacités de résistance vivante, positive, active, joyeuse, devant l’oppression, il a été ainsi accordé à la réaction la plus noire le privilège de se présenter comme seule « morale » – alors que les révolutionnaires dont nous sommes héritiers avaient attaqué la morale réactionnaire en se réclamant d’une éthique plus haute. S’est accréditée au contraire l’idée que l’exigence morale, le souci de la bonté, du bien, de la vérité, du goût des autres, de l’altérité, de l’amour des prochains, pouvaient être l’apanage des pensées conservatrices. On a mis en accusation, jusqu’à plus soif, le « moralisme » [8] pour disqualifier et ridiculiser toute recherche de positivité. Cette attitude a pu laisser penser que le nihilisme, la violence, la saleté, la cruauté, la noirceur, le négatif, étaient les seules valeurs critiques. Le résultat est devant nos yeux. La réaction la plus sombre a pris la culture au(x) mot(s).
Il est de notre responsabilité – éthique, politique, organique – d’en finir avec les récriminations universelles, l’amertume généralisée, et de réengager des positivités critiques. La fraternité envers tous les humains, la solidarité à l’égard de tous les pauvres, et une exigence inconditionnelle de justice, sont les ingrédients d’une politique dont le besoin est désormais vital. Le monde bascule vers la régression la plus dure depuis la fin de la deuxième guerre mondiale : à nous de nous montrer dignes d’un autre avenir, et d’en faire apparaître les possibles visages.
*
[1] Triomphe au moins politico-institutionnel puisque, on le sait bien aujourd’hui, Hillary Clinton a obtenu une nette avance en nombre de voix.
[2] Illustration latérale : Donald Trump a réussi à incriminer, tout au long de la campagne, son adversaire comme « corrompue », en des termes d’une grande violence. J’ignore si, dans les faits, elle ou sa famille ont bénéficié de largesses financières en échange de services illicites – ce qui définit la corruption. Je ne doute pas que, participant de longue date aux cercles dirigeants des USA, la famille Clinton ait été impliquée dans des circulations monétaires consistantes. Mais ce qui me stupéfie, c’est que Trump ait pu s’en prendre à cette « corruption » supposée, sans être embarrassé par sa position de chef enrichi de grandes entreprises, ni que les vastes gains matériels qu’elle implique semblent mériter d’être mis en question. La propriété du capital et ses revenus, même énormes, sont blanchis. Le capitaliste dont la fortune repose sur le travail de milliers d’employés peut se présenter en procureur du « système ». Tel est le point où nous en sommes.
[3] En ce qui concerne l’élection de Donald Trump, la chose semble, après une prétendue évidence, devoir être rectifiée. L’analyse des résultats paraît indiquer que le vote Trump a capté, en grande partie, les groupes les plus riches, et que, symétriquement, les plus défavorisés, y compris dans les zones « classiques » (Rust Belts) se sont exprimés majoritairement en faveur de H. Clinton. La rumeur qui a envahi les medias dans les premiers jours après l’élection (selon laquelle le vote Trump exprimait l’insatisfaction des déclassés, et le vote Clinton le point de vue des favorisés) était donc fausse, et revenait à prendre pour argent comptant (c’est le cas de le dire) ce que la campagne Trump prétendait de ses électeurs, et à la croire sur parole, en transformant cette prétention (ce thème de campagne) en vérité de fait, avant toute vérification. Cf. « Les riches ont voté Trump, les villes Clinton », in Le Monde, jeudi 17 novembre 2016, p. 22.
[4] La difficulté d’application de cette notion à notre situation contemporaine est que les critères de la différenciation sont brouillés : relative confusion sur la propriété des grands moyens de production (que l’idéologie présente comme anonyme, éparse), mondialisation de la propriété, intensification du rôle du capital financier (et de son caractère prétendument insaisissable) et donc obscurcissement de la nature de la classe dirigeante.
[5] Il faut être extrêmement réservé face à ce terme et à cette imputation. Sans aucun doute, un sentiment d’étouffante vulgarité saisit devant certains comportements ou discours de dirigeants populistes. Mais vulgus signifie « peuple », et il peut se dégager de cette accusation un parfum d’arrogance de classe. Il est essentiel de ne pas alimenter la prétention des dirigeants populistes à appartenir au peuple, mais au contraire de mettre sans cesse en lumière leur participation et leur soutien aux classes dirigeantes les plus riches, dominatrices, brutales. Ce qu’on désigne comme « vulgarité » doit donc être approché, plus exactement, comme brutalité, inculture, violence, simplisme, agressivité, machisme, kitsch, surjeu des codes saturés.
[7] Evidemment, cette esquisse demande des compléments, sur de multiples questions, dont celle de savoir comment une femme peut assumer la place de leader dans ce dispositif, et pourquoi certaines formes d’homosexualité (clandestines ou pas) peuvent s’employer à le légitimer.
[8] Ou plus récemment la pensée « bisounours ».