12.11.20

Dieu est une figure. De quoi ? Pas de quelque chose qui puisse être figuré, et dont il forme une représentation déplacée. Ainsi, le soleil peut-être une figure du roi : il y a un roi, et le soleil le représente. Mais ce dont Dieu est la figure n’a pas d’autre figure : c’est un objet de pensée, et de sensibilité, qui n’est pas figuré en dehors de cette désignation. À partir de ce constat, plusieurs attitudes sont possibles :

– on peut se résoudre à cette figuration indispensable, et la laisser peu à peu dériver vers la croyance en une désignation appropriée, en un nom propre, en oubliant son statut de figure ;

– on peut assumer résolument cette position figurale, en adoptant une forme de discours qui la rende toujours apparente : c’est le cas des usages du mot Dieu dans le discours poétique, comme mot poétique, comme métaphore, trope, et de son insertion dans des phrases ou récits qui en accentuent le caractère inapproprié – par une sorte de littéralisation appuyée, ouvertement intenable. Ou bien dans l’art :  Michel-Ange représente Dieu de dos (comme la Bible dit qu’il apparaît) en laissant voir ses fesses[1]. Le concept des fesses de Dieu a été rarement problématisé, pourtant Michel-Ange l’assume, dans une stratégie représentative dont on peut penser qu’elle a pour objet de rendre patent, incontestable, que ce dont il s’agit est une figure, un trope. C’est aussi ce que fait Goethe, lorsqu’il met en scène Dieu en discussion avec Mephisto[2] – ce n’est évidemment pas Dieu qui a dit, proprement, les mots qu’il lui prête. L’usage poétique de la figure surjoue la figuration, et la rend ouverte, avouée.

– on peut faire effort pour écarter la figure, en laissant vide, autant que possible, la place ainsi dégagée. Soit par le silence, soit par des stratégies de désignations dont la teneur figurale est faible : tétragramme imprononçable, concepts interchangeables et flous, pour autant qu’aucun ne prétende désigner proprement ce dont il parle.

D’autres positions de discours sont possibles : par exemple, celle qui consiste à tenter de faire jouer, le plus vivement possible, la tension entre le nom et, par exemple, « l’événement » qu’il abrite et qui le conteste[3]. Pour ma part, je pense qu’il est temps d’adopter, de façon résolue, la troisième attitude, en tenant à l’écart la figure de Dieu, sous ses diverses formes : images bien sûr, mais aussi concepts et surtout le nom, non pas pour oublier ce qui s’est cherché dans cette figuration, mais pour porter le regard et l’attention sur la place figuralement vide que la figure est venue recouvrir.

En ce sens, la position dont je cherche à me prémunir est celle qui consiste à poser le nom « Dieu » comme un fait linguistiquement acquis, et à s’interroger sur les prédicats qu’on peut lui associer – même lorsqu’ils sont les plus faibles, incertains, négatifs ou chancelants. Ma première précaution consiste à ne pas utiliser le nom « Dieu », sinon pour interroger son statut de figure.

 

13.11.20

Toute figure présente et voile. Elle présente, parce qu’évidemment elle offre à la vue. Elle voile, en couvrant le figuré par le figurant, la chose par le signe. En l’occurrence, que présente la figure de Dieu, la figure-Dieu ? Elle donne à voir, sous une forme visible (ou visible en pensée, ou nommable, c’est-à-dire visible dans la langue) que l’univers est traversé par du sens, que l’univers est sensé. Ce fait (que l’univers et sensé) habite l’expérience humaine, comme constat et comme désir. Mais les humains ne peuvent pas en rendre compte avec les catégories de leur pensée. Pourquoi ? Parce que le sens se présente aux humains, d’abord et de façon la plus accessible, dans une relation entre humains. Le sens, sous sa forme patente, est une donnée de la communication humaine. Alors, on peut relativement le comprendre : le sens s’établit entre un émetteur, un récepteur, au moyen d’un code, dans un contexte, à partir d’un contact, et dans un message. C’est, en tout cas, une opinion compréhensible. Or, le sens de l’univers déjoue plusieurs de ces critères : on ne lui trouve pas d’émetteur repérable, on en ignore le code, on doute de son contact, on met en question la lisibilité de son message. Le sens de l’univers déborde largement le fait de l’humain : il le précède et l’excède. Les constitutions animales avec leurs fonctions présentent un sens difficile à nier : des yeux induisant la vision, des organes digestifs assimilant une alimentation que les organes préhensifs ont permis de s’approprier – ou la peur donnant le signal de la fuite devant des dangers. Ce sont des conduites sensées. Or, la vie animale a précédé celle des humains : du sens s’est effectué hors de l’expérience humaine. Que l’organisation de l’univers réponde à certaines règles ou formes d’agencement ne dépend pas du fait que des humains les dévoilent, les formalisent ou les interprètent. Les « lois » qui structurent l’expansion de l’univers fonctionnent avant que les humains les comprennent : les planètes se meuvent avant d’être découvertes ou observées. Elles le font hors des sphères d’observation et d’interprétation des humains. Ainsi, le sens ou les sens qui traversent l’univers (ou : les univers ?) précèdent-ils et excèdent-ils leur réception ou perception par des organes humains. Et donc, ces données sensées (il faut utiliser avec prudence le terme de « données ») débordent le cadre de l’expérience humaine. Ce qui fait qu’elles outrepassent la structuration et la formalisation du sens accessible dans l’expérience humaine, et par là ne s’intègrent pas dans la saisie purement humaine du sens. Avec le sens de l’univers, les humains font l’expérience d’un sens qui déborde leur expérience du sens, comme phénomène humain. C’est à cet excès, et à son incompréhension, que le mot « Dieu » vient substituer une figure.

Ceci a été pensé et formulé depuis longtemps. Mais la figuration qui soutient le mot « Dieu » continue d’habiter la langue. Si on s’en réclame, on persiste (malgré les analyses les plus savantes, les plus inventives) à en parler comme d’une réalité, et comme d’un sujet (qui agit, pense, veut, ou souffre). Quand on la dénonce, on s’en prend à la croyance en un tel habitant (masculin) des sphères célestes, afin de poser qu’il n’y a de sens que de l’humain, et que seule l’humanité fait sens. Il faut donc, obstinément, continuer de mettre en question la figure qui sert de clé à ces fixations adverses – en interrogeant le sens qui déborde l’humain et lui arrive, sans qu’aucun Dieu-figure (donc : aucun Dieu) n’en garantisse la donation, ni ne se pose en moteur primordial de son mouvement.

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[1] Au plafond de la Sixtine. Cf. Ex 33, 23.

[2] Faust I, Prologue au ciel.

[3] John D. Caputo, La faiblesse de Dieu (2006), Labor et Fides 2016, pp. 24-31.