Cet article, qui a provoqué quelques remous, a été republié dans la revue Frictions (théâtre-écritures, dir. J.-P. Han), n° 24, hiver 2014-2015, ainsi que dans L’Autruche, revue de la Comédie de Genève, n°7, novembre 2015.
09.08.14
Le travail de ce qu’on appelle « la critique » devrait avoir trois objectifs : décrire, comprendre, juger.
Décrire participe de la noble fonction du journalisme : faire savoir, rendre compte. C’est la responsabilité d’information, au meilleur sens du mot. Pour qu’un lecteur puisse se faire une idée de ce à quoi il n’a pas, ou pas encore, pu assister. Dans l’actuelle critique théâtrale, en France en tout cas, ce rôle est souvent assumé par un récit de la pièce, ou quelques données sur l’œuvre littéraire initiale. Informations parfois utiles, mais qui ne font pas le cœur de la tâche : rendre compte du spectacle, comme tel, et non pas de ce qui le précède ou l’occasionne. Il faudrait dire ce qui advient sur la scène, et non sur la page. Ceci suppose une autonomisation du voir. Faire voir, donner à voir, nécessite qu’on dégage sa capacité de vision (et d’écoute) de ce qui l’entoure et qu’on libère son propre regard. Il faudrait être capable d’une sorte de phénoménologie de l’événement théâtral, qui ne s’encombre pas (pas encore, ce n’en est pas le moment dans le processus) de l’évaluation en termes de goût. Pouvoir s’affranchir de l’humeur et de l’affect, pour tenter, le plus loyalement possible, de raconter ce qui se produit sur scène – ainsi qu’entre la scène et la salle – et dire ce qui a lieu. Ce qui demande une haute éthique de journaliste, au sens fort.
Le deuxième temps serait voué à tâcher de comprendre. Là encore, surgit un obstacle presque épistémologique, et de taille. Car il devrait s’agir de repérer le projet scénique, comme tel. C’est sans doute ce qui manque le plus aujourd’hui : il faudrait tenter d’analyser, d’interpréter, ce que le travail scénique a entrepris, voulu, recherché. Quel en est l’horizon, la visée esthétique singulière. Et pour cela regarder l’événement théâtral, comme le prescrivaient Artaud ou Walter Benjamin dès 1930, dans sa consistance scénique et non pas littéraire, dans son épaisseur propre de travail de plateau. Regarder le projet de la « mise en scène » (qui peut être aujourd’hui porté par un collectif de réalisation, et en partie par l’écriture, déjà) pour ce qu’il entreprend, tente et met en jeu, dans sa condition esthétique spécifiée. Et chercher à l’interpréter en termes de débat esthétique : non pas (pas encore, ce n’en est pas le moment), dans une évaluation plus ou moins rageuse, comme un mauvais prof brutalise une copie d’enfant, mais du point de vue de ce qui se produit aujourd’hui sur les scènes, et de la façon dont cette réalisation-ci, singulièrement, s’y engage. Plusieurs débats divisent les théâtres, parfois durement : sur les fonctions respectives du texte et de l’image, sur les rôles de l’interdisciplinarité (ou de l’intermédialité) par rapport à la nature spécifique du théâtre, sur les éthiques scéniques de la violence ou de l’action des corps, sur les styles de jeu, de scénographies, d’écriture etc. La critique devrait se donner pour tâche de définir l’engagement particulier de chaque spectacle dans ces conflits et dissensions, non pas seulement du point de vue de ce que les auteurs du spectacle pensent ou croient faire – comme un relevé d’intentions – mais quant à ce qu’ils font, en effet, et réalisent physiquement sur la scène. Le travail critique supposerait une prise en charge de la théâtralité (même en un sens rénové ou déplacé) comme question propre à chaque réalisation déterminée. Ajoutons qu’on lui voudrait, sous cette rubrique, plus d’amour de la chose de théâtre, de sympathie pour sa mise en œuvre, de tendresse sensible et perceptible pour la scène et ceux qui l’habitent.
Le troisième temps serait alors celui du jugement. Dont il est établi, au moins depuis Kant, que son paradoxe propre est d’être intrinsèquement subjectif, et pourtant de prétendre à l’objectivité. Le jugement en matière d’art est l’émanation d’une sensibilité singulière, et veut pourtant éclairer le goût commun. A partir du moment où ce paradoxe, constitutif de l’acte critique, est assumé comme tel, la tâche est d’une grande beauté : elle demande que le ou la critique occupe délibérément sa position subjective (et parfois, ose dire « je » plutôt que l’insupportable « on »), tout en prenant en charge le désir d’universalité qui s’exprime dans cette expérience esthétique, sans aucunement le réduire. Ce jugement devrait alors essayer, ce qui n’est pas facile, d’éclairer un peu ses propres attendus, ou présupposés. Il devrait tenter de dire pourquoi, et en quoi, par rapport à quels critères, le spectacle regardé et entendu produit des effets d’attrait ou de répulsion. Notre critique ne sait souvent, comme des mondains d’Ancien Régime, que se partager entre pâmoison et ennui. L’ennui n’est pas un discriminant absolu (« on s’ennuie », « c’est trop long », etc.) – chacun sait que d’immenses chefs d’œuvre, au théâtre comme en littérature, ont eté ou sont puissamment ennuyeux (en partie, par moments au moins, dans certains temps de leur traversée) et que l’ennui est une phase constitutive de l’expérience esthétique majeure – d’innombrables réalisations distrayantes, qui n’ennuient pas un seul instant, tombent dans l’oubli à peine consommées. La pâmoison n’est pas plus un critère : s’évanouir de bonheur, surtout une fois par semaine, ne dit rien d’essentiel. Si l’expérience artistique moderne, dans sa composante romantique, suppose souvent un moment de défaillance ou un effondrement intime du sujet, c’est de façon plus rare et plus profonde, qui n’exclut en rien qu’on essaie de penser cette faille, ou de la dire de façon réfléchie.
Au bout du compte, la misère critique qui imprègne une trop grande part des publications présentes doit sans doute se comprendre aussi du fait de ses contraintes objectives, professionnelles. Car le métier dont les valeurs sont suggérées ici suppose beaucoup de travail, et donc de temps de travail. Il faut au critique pouvoir se cultiver, lire intensément – pas seulement des journaux, mais des travaux de réflexion, en laissant du temps à leurs échos –, regarder ou écouter patiemment des œuvres, importantes ou mineures, pas seulement au fil de l’actualité mondaine. Il faut du travail, du temps de travail – non pour nier, mais au contraire pour affûter le temps singulier de l’expérience artistique, de la réception démunie, dans sa ponctualité ou son fil. Ce qui n’est tout simplement pas possible en allant au théâtre tous les soirs, surtout pendant trente ans, et en devant rendre de la copie avec un abattage forcené. Il faudrait ruminer un peu plus. Les critiques sont des travailleurs, malgré leurs airs de faux nantis. Comme les travailleurs, ils sont exploités – par les grands capitalistes qui possèdent leurs médias. Ou piétinent, dans le semi-chômage et la condition précaire. Ils enragent en silence, retournant leur colère non pas contre le dispositif qui les contraint et les épuise, mais contre le passant du jour. Ce qui fait que les chroniques, trop souvent, paraissent si paresseuses ou bâclées. Et qui explique peut-être pourquoi, quand on les croise, plus d’un a l’air si régulièrement exaspéré – ou si triste. Penser une autre pratique de ce très beau métier suppose sans doute beaucoup de changements, pas seulement dans la presse.