16.09.14
Une question se pose à moi, en vue de la poursuite de ce blog. Comment faire un usage digne du « je » ? Il me semble – la fréquence un peu ralentie de mes « notes » en est peut-être un signe – que je devrais m’y engager, au moins par moments, de façon plus personnelle. Mais je crains l’écriture complaisante, narcissique. Alors je me demande : pourquoi ? Quel est le risque ? Comment faire ?
Pourquoi. Qu’est-ce qui m’amène à considérer ce changement (relatif) comme nécessaire ? Une pression intérieure, un sentiment. Comment les décrire ? Ils jouent d’abord dans la venue des sujets. Les questions se présentent, dans une sorte de brouillard, souvent par rebond d’analyses précédentes, le plus fréquemment en groupe. Plusieurs idées se frôlent, divergent, flottent quelques jours. Et puis, l’une insiste plus que les autres, se fait sa place, surnage. Or, cette idée, que je n’ai donc pas « choisie » au sens volontaire du mot, assez souvent depuis quelques semaines fait émerger un thème, une préoccupation, une séquence narrative où je suis personnellement impliqué. Je n’ai cédé à cette impulsion qu’une fois : lorsque j’ai rendu compte de mon mois de juillet en Avignon. Mais si je refuse cette suggestion intime, qui procède par élection, ou sélection, cela revient à rejeter une idée qui s’était pourtant imposée, en douceur. Il me semble que c’est dommage, et infidèle à une certaine loyauté à l’égard du processus. La nécessité m’apparaît aussi de façon plus réfléchie. En politique – pour prendre un exemple apparemment rétif, puisqu’on y attend plutôt un discours général – notre époque a désormais du mal à entendre des convictions assurées, si l’énonciateur reste hors de sa parole. Une certitude impersonnelle devient inaudible. La probité appelle une signature. C’est que la vérité change. Elle semblait s’exprimer, de préférence, dans un discours « objectif » – formulé du point de vue de l’objet. Cela ne tient plus. Déjà en littérature, la chose était mouvante : de Proust et Céline jusqu’à Michon (pour parler des grands), le « je » s’est fait sa place jusque dans le roman, pourtant habitué à des regards plus neutres. Voici que même en philosophie, le ton s’altère : Augustin était l’avant-coureur, mais de Descartes à Nietzsche, jusqu’à tant d’autres aujourd’hui, les penseurs les plus capables de déployer l’impeccable logique de l’argumentation prennent le risque de l’engagement personnel, narratif, incorporé. Sur un mode de plus en plus physique. Assurément, cette évolution peut donner lieu au pire : mais aucune invention, quel qu’en soit le domaine, n’évite sous-produits et contrefaçons. C’est la vérité qui change : elle n’est plus la congruence froide d’une idée avec les choses, mais le processus d’une enquête située : la vérité, c’est le chemin.
Quel est le risque ? Evidemment, la complaisance arrogante, la glorification de soi. Les protestations ne servent à rien. De véhémentes proclamations de modestie cachent mal un orgueil d’acier. Il ne s’agit pas de nier l’ego, ni ses prétentions. C’est la condition commune : nous aimons notre image. Même son rejet exprime un dépit. Elle est la matière même du moi[1], cette figure où nous cherchons, sur la face du lac, le reflet avantageux. Donc, le danger, en introduisant le « je », est de glisser en fraude les mirages égotiques. Mon papa, dont la culture était fruste, ne cessait de nous prescrire que « le moi est haïssable ». Mais la haine est de trop – ici comme ailleurs. Haïr le moi est lui faire trop d’honneur, lui ménager le recours du martyre. Il s’agit plutôt d’attention (porter attention, faire attention) : à cultiver le moi, on risque de ne pas faire jouer l’agent d’une action, le sujet d’un verbe, l’opérateur d’un ouvrage, mais d’apprêter la bonne figure, l’appareil du cliché, la pose. Il faut faire attention. Comment dire « je », sans solliciter, plus ou moins habilement, l’ad-miration envers mon portrait, mes vertus, mes qualités ? A mes yeux, c’est affaire de style. Le style est une morale, une éthique du discours. Dans ces domaines, il est raisonnable de ne prétendre à aucune grandeur. Il vaut mieux, disait Lacoue-Labarthe, viser une sobriété. Ainsi, la critique du moi ne doit pas brider l’engagement du je. Car l’engagement aussi est une règle éthique. C’est un principe de responsabilité. Etre responsable de ses paroles, de ses actes, c’est pouvoir en répondre. Et pour répondre, il faut pouvoir dire – comme Lévinas décrivant la présence à une (in)vocation – : « Me voici. »
Comment faire. Je tente une proposition, une hypothèse. Il s’agirait de distinguer la mise en gloire (de la majesté du moi) de la mise en scène (de l’activité du Je). Or, pour glorifier le moi, il existe deux sortes de procédures : l’une visible, l’autre cachée. Le moi peut être magnifié comme image majestueuse, dans les atours (positifs ou négatifs) de la souveraineté : royauté couronnée, ou maudite. Le moi est alors présenté dans sa valeur, ses couleurs, son cadre, ses mouvements, comme une picturalité figée, un schème corporel admirable – et je le redis, l’admiration, au moins chez les Modernes, peut se laisser fasciner autant par la bassesse que par l’éminence. Mais il est une autre façon de célébrer le moi (qui écrit) : c’est au contraire en absenter toute vision, et lui donner la place du démiurge, du créateur soufflant tout ce qui est dit, qui ne paraît jamais dans son dire. Le moi souverain (de l’écriture) est alors cette instance du dieu caché, qui fait agir sans se faire voir, et contrôle tout le discours depuis l’antre de son silence. Je pressens que ces deux gloires sont couplées, comme le Fils avec le Père. L’exposition du moi est théophanique : je me montre dans ma royauté (fût-elle souffrante, sacrificielle) pour incarner mon identité avec le principe incorporel de tout. A l’opposé, travaille la mise en scène (du Je, personne, ou « acteur »[2]). En effet, si l’auteur (du discours) entre, joue à vue, au lieu de tout actionner du dehors, si donc il est lui-même mis en scène, il devient une fonction, parmi d’autres, de ce qui est donné à voir. Le créateur est une fonction de la création, en elle. Pris dans l’espace, situé, le « je » n’est plus le point de vue de l’ombre, mais un corps, livré au jeu, entre les autres. Dans les dialogues de Diderot, souvent un personnage, parmi ses égaux, se voit, en cours de route, appelé « Moi », ou « Monsieur Diderot ». Figure pas plus admirable que ses comparses, qui à l’occasion se montre un peu ridicule. C’est le moment de dire que cette présence de l’auteur sur scène est un trait remarquable de la comédie : Molière bien sûr, les farceurs, aussi Chaplin et les burlesques, Woody Allen, Bernhard, Fo, Benigni, Moretti (beaucoup d’Italiens dans la comédie) – dont la figure n’est jamais en gloire, quoique très centrale en scène. Motif de ce qu’on peut chercher dans la mise en scène du « je » : sa présence mal fagotée, maladroite, trébuchante – qui fait sourire. Ni triomphale, ni martyrisée : finement espiègle.
Mais c’est un objectif très haut : stylistique, éthique. Autre chose est d’y parvenir.
[1] Je me réfère aux suggestions de la note précédente, du 9 septembre.
[2] « Personne » évoque ici le « personnage », le masque autant que l’absent, tout comme « acteur », dans la langue classique, désigne le comédien autant que le rôle.