Cet article a été republié, avec une introduction de Béatrice Viard, dans Les Cahiers de Présence d’Esprit, (dir. B. Viard, 16ème cahier, 2015).

 

9.09.14

Il est possible, me semble-t-il, d’opposer deux conceptions de l’identité. La première est celle de l’identité-racine. L’identité y est comprise comme réalité profonde, soubassement. Cette profondeur peut être celle d’un sol, ou d’une intériorité subjective. Dans les deux cas, il y a quelque chose, à la fois au fond et au-dessous de moi, qui me définit et me fonde. Je suis cela même, avant de le savoir ou d’en prendre conscience. C’est l’identité-socle, ou fondation, toujours exprimée en termes souterrains. La seconde conception est celle de l’identité-image. L’identité est alors plutôt au-devant de moi, elle me fait face. Elle est ce que je vois, et où je me reconnais, en pouvant dire : cette image, c’est moi. La vision en a été caractérisée, en termes forts, par Lacan dans son célèbre texte : « Le stade du miroir »[1]. C’est dans l’image reflétée que je me reconnais, et c’est d’elle que je peux dire : celui-ci qui m’apparaît et me mime, c’est moi-même. L’identité ainsi entendue est toujours devant, elle est, dit Lacan, spéculaire. C’est à cette conception que je me réfère, elle me paraît la plus pertinente. Mais l’opposition repose néanmoins sur trois paradoxes, que je voudrais tenter de situer.

Premièrement, « identité » veut dire : caractère de ce qui est identique, donc de ce qui est le même. Or, l’identité ne s’affirme que de façon comparative. Penser son identité suppose toujours qu’on déclare : je suis le même que moi. Comme le montrait Hegel, pour dire A = A, il faut paradoxalement poser deux fois le A dans la relation d’identité, et y ajouter l’opérateur, le signe « égale ». Donc l’identité – qui devrait être ce par quoi une chose colle à elle-même, sans aucun écart – ne s’énonce que dans la position d’un écartement (la proposition, le doublement) qui permet l’identification. Par exemple, de façon plus concrète, l’identité désigne ce qui persiste dans les changements. Je pense à mon enfance, je n’ai plus le même corps, les mêmes capacités, n’accomplis plus les mêmes performances ; l’identité me permet de dire que, malgré le temps qui a passé, à travers toutes ces modifications, je suis bien moi, celui qui a été enfant. C’est ce qui m’arrive en regardant une photo ancienne, et en éprouvant cette sensation étrange : je suis là, devant moi, à la fois méconnaissable et reconnaissable. Mais l’idée selon laquelle je suis le même écrase le jeu subtil de ces différences dans l’identité supposée. L’identification gèle ce processus complexe dans une simple mêmeté. Elle le subsume dans une invariance, une essence fixe. En vérité, cette opération est imaginaire. Elle construit, au-devant du jeu des différences et des continuités, une forme-idée censément unique. Elle annule le mouvement de la vie dans l’idée-image. C’est l’identité narcissique, l’identité en reflet. Car cette comparaison, qui fonde l’affirmation identitaire, ne peut avoir lieu que devant des objets posés comme images, dans un statut devenu image, imaginé. Du coup il faut compliquer un peu l’opposition posée plus haut : car l’identité-racine se révèle être, en tant qu’identité, une formation imaginaire. Le désir de fondation et de racines, lorsqu’il s’exprime en termes d’identité, se fourvoie et se montre infidèle à ce qu’il veut assumer. Ce qui me fonde et me porte se perd dans la revendication de mêmeté. Les racines, en raison même de leur vie profonde, n’ont pas besoin de la reconnaissance que suppose l’identification. Elles sont trop internes : la reconnaissance suppose le regard extérieur. (On peut ajouter ceci : la fondation doit être construite, creusée. La racine doit prendre racine, s’enfoncer dans le sol. La fondation et l’enracinement ne me précèdent pas dans une antériorité immobile : ils sont les fruits d’événements concrets, produits par une histoire. Rien donc, d’une essence fixe.) Ainsi, lorsque je dis que la seconde vision (de l’identité) paraît plus pertinente, ce n’est pas par indifférence à la fondation. La fondation m’importe et je l’aime : le terreau, la provenance, l’histoire, et même le transport qu’on appelle tradition. Mais tout ceci n’a aucun besoin de s’enfermer dans la catégorie, fixe et rigide, du même. Ce sont des données trop vivantes pour cela. C’est la notion d’identité qui transmue la fondation en image.

Deuxièmement. Cette conception de l’identité comme image peut être mise en relation avec les analyses de l’identité mimétique, telles qu’on les trouvait dans la première période du travail de René Girard, ou aussi dans Rousseau. On sait que Rousseau différenciait l’amour de soi et l’amour-propre. L’amour de soi, selon lui, est ce goût sain et salutaire qu’on éprouve pour soi-même : pour ses désirs, sa santé, son développement, en un mot sa vie. C’est le sentiment de soi qui porte à se protéger et se réjouir, sentiment affirmatif et intrinsèque. L’amour-propre, au contraire, est le souci de soi-même qui ne s’alimente que de la comparaison avec les autres : c’est le principe de la jalousie, de la concurrence – et c’est l’idée de moi qui se construit dans cette confrontation. En elle, je ne me pose que par différence et par rivalité. Cette analyse rejoint évidemment la « rivalité mimétique » de Girard, si fortement introduite dans ses premiers livres, notion qui ancre les conflits et les concurrences dans la compétition imitative. On peut relier ces deux conceptions, celle de Rousseau et celle de Girard, à l’idée de l’identité spéculaire, de l’identité-image[2]. En effet, pour me comparer aux autres, il faut que j’établisse une image de moi sur le même plan que la leur, que je dispose d’un reflet de ma personne qui puisse être juxtaposé et confronté à la vision que j’ai de leur conformation. Toute rivalité demande, comme son aliment, que je me voie en image dans une équivalence avec des existants extérieurs : pour cela il me faut une identité externe, imaginaire. Ainsi, en tant qu’image (spéculaire) l’identité se noue étroitement à la possibilité même des rivalités, et donc des conflits.

Troisièmement. Ces deux vues de l’identité peuvent être rapprochées de deux interprétations du sujet. Mais sans superposition exacte, au contraire, de façon déplacée.  D’une part, on peut voir le sujet comme substance : en s’attachant à la valeur du sub de subjectum qui pose le sujet comme réalité sub-stantielle établie sous les attributs et les actes, comme hypo-keimenon. Le sujet est alors ce que je suis au-dessous de moi-même, le substrat qui soutient mes actions et mes comportements, le « supposé sujet », comme le nommait fortement Jean-Luc Nancy[3]. Le sujet représente là une fondation originaire de l’activité de la personne, une continuité ou une priorité par laquelle je suis moi-même à travers mes actes : une identité. Dans cette conception, on le voit, se lient intimement la vision « fondationnelle » et l’image identitaire. Mais, de façon toute différente, on peut définir le sujet à partir de son sens grammatical. C’est le sujet du verbe, et ainsi pensé il n’existe que par ses actions, sujet des actes et du faire. Dans un tel mouvement, le sujet n’est rien par lui-même, mais tout par ce qu’il fait. Même « être » est pensé comme verbe, comme action, comme acte d’être. S’affranchir de l’identité-image, ce n’est donc pas, nécessairement, ignorer la catégorie du sujet. On peut se référer à un idée plus active, moins substantielle (substantive) que la position ordinaire, à un « je » qui ne se pose que dans le mouvement qui le met en action[4]. Car ces deux visions se référent, assez commodément, à la différence entre le je et le moi. « Je » n’existe que devant le verbe qu’il actionne. C’est le sujet grammatical, dans son plein exercice. « Moi » au contraire est bien le cas objet, le pronom substantivé et dé-verbalisé : le « je » vu comme objet, c’est-à-dire devant le regard, et donc comme image.[5]

Dans une telle logique, la guerre des identités n’est donc jamais la guerre des êtres, mais toujours celle des images. Images rivalitaires, qui n’existent que dans leur comparaison mimétique, comme conflit des fixations imaginaires.

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[1] Voir Thomas Dommange : « Le miroir identitaire », Lignes n° 18 janvier 1993. Il faut lire, ou relire, cet article très remarquable. Et, bien sûr, J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » (1949), dans Ecrits, Ed. du Seuil, 1966.

[2] Mais ni Girard, ni même Rousseau bien sûr, ne le font eux-mêmes directement. Le rapprochement est proposé ici.

[3] J.-L. Nancy, « Un sujet ? », in Homme et sujet (dir. D. Weil), L’Harmattan, 1992. Ce texte était la transcription d’une conférence donnée par Nancy à la Faculté de Psychologie de Strasbourg, et intitulée « Le supposé sujet ». Une partie de ces réflexions a été reprise dans Le Sens du monde, Galilée, 1993.

[4] Certains, comme Ricœur, et parfois Nancy, ont mis en relation cette position avec la différence entre « identité » (trait du moi) et « ipséité », trait du « je », ou peut-être du « soi ». Cf. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.

[5] On n’est pas tenu, bien sûr, de se vouloir indéfiniment tributaire de cette structure de l’opposition sujet-objet. Mais, dans ce contexte, elle peut avoir, provisoirement au moins, son usage.