29.12.14

Mon matérialisme est intransigeant, et pourtant je me réclame d’un certain héritage mystique. Pourquoi ?[1]

L’intransigeance, d’abord. Au point le plus radical de la conviction intime, je ne peux souscrire à l’affabulation religieuse[2]. Par cette formule, je désigne la production de récits, avec agents et actions, qui concernent un second monde venant, par-dessus ou par-dessous, doubler le réel consistant et concret que l’on peut appeler matière, ou nature. Nature est le nom qui de plus en plus me semble adéquat, pour des raisons que j’évoque ci-dessous. Et la relecture attentive de Spinoza n’y est sans doute pas pour rien, même si je ne me sens pas en affinité complète avec « lui » (avec ses livres), et même si le mot « nature » a résonné, depuis plusieurs années, par une autre voix (et dans une autre langue)[3]. Je ne suis jamais parvenu – malgré, je dois le dire, de sincères efforts – à reconnaître aucune teneur substantielle à une strate du réel qui serait là, présente, intentionnelle et animée, et par essence sensoriellement imperceptible. Même si certaines fables qui l’invoquent peuvent être belles, et même si, par ailleurs, l’investigation scientifique fait appel à des modèles de plus en plus complexes, devant desquels l’imagination figurative se voit frappée d’impuissance, je reste certain, d’une certitude questionneuse et pourtant à peu près inébranlable, que le réel consiste dans son unité matérielle, ou naturelle.

Simultanément, je ne me sens aucune appétence à l’égard des innombrables récits où la transcendance se voit dotée d’une figure anthropomorphe. Que cette figuration soit franche ou biaisée. Les dieux de certaines religions peuvent m’interroger, me « toucher ». La transcendance peut se loger au centre de mes questions, je le dirai dans un instant. Mais le divin figuré, de façon massive ou plus complexe (comme dans l’élaboration théologique de la Trinité) me paraît toujours, à la fin, relever d’un transfert de la figure humaine, et ce dès qu’on en parle dans la forme grammaticale du sujet associé à un verbe d’action. Peu importe alors qu’on précise que « Dieu » n’est pas un homme, qu’il n’a pas forme humaine, qu’il est irreprésentable, infigurable, inimaginable, si l’on s’autorise à dire aussitôt qu’il fait ou dit ceci ou cela : la figure est dans la syntaxe. Le diable (la figuration idolâtrique), comme dans les détails, loge dans la grammaire : dans la structure des phrases.

Ne parvenant pas à créditer la fable ontologico-religieuse, ni le récit anthropomorphique, je ne me sens, on le comprend, porté à aucune adhésion quand l’une à l’autre se couple : lorsqu’un individu humain se voit accorder une réalité substantiellement transcendante, par priorité ou privilège, une éternité divine, une immortalité par apanage. Ainsi, quoique j’aime profondément quelque chose qui me parvient de celui qu’on appelle le Christ (par les textes, et la tradition qui les porte), toute vénération de sa divinité suréminente me reste étrangère. C’est commun, après Rousseau, Renan, Nietzsche et quelques autres – et après que l’idée classique du divin n’a cessé de s’affaiblir, de s’émousser, de s’éclipser, en Occident au moins, depuis des siècles.

Il y a une certaine utilité à le dire à nouveau. Sous une forme un peu nouvelle, les affabulations religieuses semblent avoir connu un regain. Je ne parle pas des supposés « retours du religieux », dont la critique pertinente a été faite, mais de certains usages stylistiques et de leurs effets. On voit rôder une tendance à la littéralisation des figures religieuses, sous des plumes qui pourraient paraître averties. J’en prends deux exemples : ces dernières années, on a de plus en plus souvent parlé des anges. Rien de bien méchant, si on reconnaît à ces figures leur nature de tropes, de métaphores (dans la langue) ou d’allégories (dans les images). Or, souvent par l’usage du style indirect libre – qui peut laisser un peu indécis le statut exact du discours, entre la parole du narrateur ou celles des personnages qu’il convoque – la frontière se brouille entre le figural et l’effectif. Cela vaut pour les anges, assurément. J’aurais même, pour ma part, tendance à penser que cela peut valoir aussi pour un usage immodéré et addictif des spectres et des fantômes. Je crois connaître un peu, et comprendre dans une certaine mesure, la fonction et la portée de ce que Derrida a voulu faire avec les revenants et les survivants. Mais il me semble que, chez certains de ses lecteurs et par moments chez lui, le recours à la fantomatique a pu être teinté d’équivoque, par imprudence, ou par le goût de prendre le style à la lettre. Deuxième exemple : la mort de Dieu. Que Dieu soit mort, c’est une belle formule, frappante. Mais je n’y souscris qu’à la condition de préciser qu’il n’a jamais existé, et que donc ce qui est mort, c’est sa figure, son image – sans omettre, assurément, que figures et images ont une portée concrète, effective, une action dans le réel. Or, la proclamation de la mort de Dieu, apparente profession d’athéisme, conduit dans plus d’un discours à sembler concéder qu’il a bel et bien vécu, et que donc il a fait ceci ou cela. A cet usage d’écriture et de pensée, je résiste des quatre fers. Et j’y vois aujourd’hui une forte nécessité.

Le corrélat de cette réserve, pour l’appeler ainsi, est une foncière hostilité aux pratiques rituelles. Si l’on donne au mot « rite » un sens très élargi, j’y participe comme chacun : repas de fêtes, dimanches en familles, petites cérémonies affectueuses. Mais si l’on prend le terme dans son usage strict, j’incline envers ce qu’il désigne à une grande sévérité : car le rite, par sa structure répétitive et par la dépendance qu’elle engendre, est une pragmatique de capture dans la croyance. Aujourd’hui en tout cas, quand la croyance se retire (sous l’effet de l’histoire, du sens, de la pensée), le rite et son regain sont un moyen de redonner aux articles de foi une prégnance qui leur échappe. Je vois de timides pratiquants à la foi défaillante s’agripper à des pratiques de culte. Et de bons athées sacrifier à plus d’un geste rituel, par complaisance, affection ou affectation anthropologique et de « culture ». Le rite est le refuge des pensées mortes, la survivance des idoles.

Ma conviction, déjà formulée par beaucoup d’autres, est que cette désaffection se trouve partagée par un nombre immense d’individus humains, principalement en Occident – mais avec ce correctif de première importance que l’Occidentalisation s’étend aujourd’hui jusqu’aux limites du monde, et la désaffection avec elle. Le regain d’intérêt pour les fables religieuses, la foi censément reviviscente à leur égard, est une marque de la résistance à l’occidentalisation du monde, signe substitutif dont le véritable objet ne porte ni sur la foi en tant que telle, ni sur les fables qui l’affichent à défaut de la nourrir, mais sur les contenus scientifiques, techniques, juridiques, moraux (en n’oubliant pas que ce mot vise d’abord les mœurs), et politiques, de la modernité comme forme occidentale de vie – ou de l’Occident comme nom donné, à plus ou moins bon escient, aux formes de vies modernes.

 

Si donc ma résistance à tout cela, à cette résistance elle-même et aux schémas qui la représentent, est aussi vive que je tente ici de le dire, que vient faire, dans cette économie spirituelle, l’attachement à un héritage et à des traditions mystiques ?

Eh bien, mon « mysticisme » concerne le fait que le réel fait excès sur lui-même, qu’il ne cesse de se déborder. Oui, le réel est bien la seule instance à quoi il faille en dernier recours faire appel. Mais si le réel consiste, il ne se tient cependant pas en lui-même comme dans sa contenance, sa continence. Le réel se dépasse sans cesse, s’ouvre, se fend, s’exorbite. Ce que je ne peux nommer autrement que « transcendance ». J’ai souvent remarqué qu’étymologiquement, la transcendance ne désigne pas l’impact dans les choses d’un dehors qui leur tombe dessus, mais un processus d’ascension, de croissance ou de transcroissance – comme disaient les trotskystes à propos de la révolution – qui fait que la donnée réelle, l’effectivité, excède son propre statut et sa finitude. Le réel s’outrepasse, il n’a besoin d’aucune main extérieure pour l’aider. Il est en excès sur soi, par soi, toujours depuis soi mais se débordant et fracturant ses limites. La transcendance est l’excès sur soi de ce qui est – une auto-transcendance, selon le concept que proposait Hans Jonas. On peut nommer là, comme Deleuze, un parti-pris de l’immanence, assurément – si l’on veut dire qu’aucun dehors ne vient secourir un dedans qui défaille – mais d’une immanence en excès, en outrance. Immanence qui comprend ce qui l’outrepasse : le virtuel, le temps, la pensée, et au bout du compte, bien sûr, l’affabulation elle-même, qui la figure et l’imagine secourue par une puissance externe.

La puissance la plus radicale, exorbitante, la plus vive de ce que j’appelle ici transcendance – et dont on n’oubliera pas, donc, que c’est toujours à penser comme excès par soi sur soi du réel, depuis sa puissance propre, et jamais comme irruption en lui d’un autre monde qui le double – la force la plus tranchante de ce réel en expansion, c’est la production du nouveau. Dont Paola Marrati, lisant Bergson à travers Deleuze, m’a appris combien il importe de ne pas le penser comme effectuation d’un possible qui le précède, car dans ce cas il n’est que l’actualisation d’un ancien qui lui préexiste, mais comme avènement effectif de ce qui précédemment n’avait pas de lieu. La transcendance la plus vive, c’est le nouveau. C’est ce que signifiait sans doute Karl Barth (dont je ne suis aucunement la ligne théologique) lorsqu’il affirmait (je contracte ici, de mémoire, la résonance qu’a eue pour moi la Petite dogmatique[4]) : Pâques veut dire : il y a du nouveau. Cette affirmation ébouriffante figure comme en exergue implicite de ma Trilogie de Pâques (Le Printemps, 1985, puis La Levée, 1989, et enfin explicitement en incipit de son troisième temps Le Pas, 1992). C’est en ce sens que je suis sensible à une certaine écriture du mysticisme : lorsque le mystère qui la porte n’est pas tiré vers et par la provenance, (vers l’arrière, vers le fantasme de l’origine transcendante qui s’actualise en se déployant et contient tout le devenir dans son noyau), mais comme le mystère du devenir lui-même, dans sa puissance d’invention et de production. La transcendance du devenir et comme devenir : voilà le dernier mot de mon « mysticisme ». Et il faut cette pointe mystique : car un certain matérialisme de l’immanence confinée, contenue dans sa finitude ou sa plénitude homogène, est impuissant à laisser s’ouvrir cette puissance d’excès et d’avènement. Le réel est infini : mais il n’est in-fini qu’à raison de son in-achèvement, et donc de ce qui lui fait outrer sans cesse tout ce qui dé-finit et dé-termine son statut de réalité.

En fin de compte, ce mysticisme s’exprime dans une foi en la puissance de la néguentropie : par quoi la puissance physique de l’univers ne s’affaisse pas sur elle-même, mais s’étend par une expansion qui pourtant n’appelle aucun dehors. Expansion sans dehors : ce que la logique platonicienne, si puissante pourtant, ne pouvait pas concevoir. Et à laquelle on pourrait donner, comme faisait Diderot à propos de la matière censément inerte, le nom de vie. Mais nul n’est besoin, à mes yeux, d’imaginer la vie pré-formée dans le non-vivant (comme toujours, il faut éviter de répondre à l’appel de l’origine, de reconduire vers l’origine la fondation du nouveau). La vie arrive, advient en un (ou plus d’un ?) point de l’univers, en un ou plusieurs points de son devenir, comme ce qui, en lui, devient. La vie arrive. Comme, en elle et après elle, à travers elle, la conscience (et l’inconscient), la pensée, l’aptitude à la figuration. Transcendance de l’humain, de ce que nous appelons humain – qui appelle une transcendance sur l’humain, tel que nous nous le figurons ou le déterminons en une phase de son histoire. L’humain est advenu – et quelque devenir imprévisible saisit l’humain, voilà la transcendance que la mystique, soigneusement filtrée de ses figurations et fables régressives, peut nous enseigner à entendre.

Ce que je désigne ici comme transcendance –  expansion, excès (de la vie, pour le dire en termes présents) – connaît une marque sûre et irrécusable : c’est la joie. Qui habite et infuse, à mes yeux, trois actions principales qui nous emportent : l’action morale (et donc politique), l’acte moral illuminant le devenir comme son imprévisibilité totale, son non-intéressement, son dépassement de tout ce qui le clôt et le conditionne, l’acte moral, joie intrinsèque et pure ; l’acte esthétique, puissance de désignation de ce qui transfigure le réel et montre sa capacité d’excès ; l’acte érotique, surgissement de la vie et du devenir dans l’exultation du corps et de son âme[5]. A l’égard de ces trois puissances : puissance éthique, puissance artiste, puissance physique d’aimer, je me vois quelque peu pris de mysticisme, on l’aura compris. Et sans le moindre regret.

C’est pourquoi, ce qui désigne peut-être le mieux le nœud de jonction de ce matérialisme et de la mystique où il s’exprime, ce pourrait être le mot de nature, ou son équivalent grec de physique. « Nature » exprime la force de ce qui naît, sa capacité de naissance – et que la naissance est bien la meilleure vision possible de cette puissance par quoi le réel s’excède et se dépasse, chemin conduisant d’un grain de joie érotique jusqu’à l’émergence d’une personne corporelle et morale, dans sa force et sa beauté. « Physique » le dit aussi, où s’exprime la force de la physis comme éclosion. Fleur du corps.

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Une sorte de post-scriptum. Cette résistance à toute figuration et affabulation figurative de la transcendance se relie, bien sûr, à une tradition de l’iconoclasme : biblique, musulmane, protestante et autres. Je ne peux m’empêcher d’y être très sensible – comme l’était Kant, par exemple[6]. Et pourtant, il faut y apporter deux infléchissements : d’une part, certaines images sont aptes à faire signe vers ce qui dépasse le visible et le transcende. Pas toutes : il y va d’une éthique spirituelle de l’image, d’un filtre, d’une répugnance sélective envers les idoles – plus nombreuses ou finaudes qu’elles ne le paraissent à première, et sans doute même à seconde vue. D’autre part, en se fixant sur l’idolâtrie figurative (plastique, visuelle) la plupart de ces traditions iconoclastes laissent filer la figuration syntaxique : la représentation figurative du transcendant comme de quelqu’un, par le seul jeu de la grammaire des noms et pronoms. Or, aujourd’hui, c’est bien la grammaire qui offre sa meilleure revanche à l’idolâtrie. C’est la phrase idolâtrique qui ne cesse de servir le transcendant sur le plat de la figure. L’idolâtrie la plus active, dans nos contrées, c’est l’idolâtrie pro-nominale, la substantialisation par substantivation. Bien peu de discours visant le transcendant (lesquels ? où ?) y échappent.

P.S. 2. Une question, très complexe, s’ajoute à ce que je viens d’écrire. C’est celle du sens. En effet, on peut objecter à l’exaltation du devenir l’idée que, parmi ce qui arrive, rien n’exclut a priori l’irruption de catastrophes, et donc d’un devenir intrinsèquement négatif – au regard au moins des observateurs ou des protagonistes que nous sommes. Le nouveau, dit-on souvent, et depuis quelques décennies en particulier, n’est pas nécessairement le souhaitable. Il y a du nouveau désastreux. La formation des dictatures abominables du XXème siècle paraît bien avoir été nouvelle, comme l’entreprise d’extermination des juifs d’Europe et le bombardement nucléaire d’Hiroshima ou Nagasaki. Ce que j’ai écrit plus haut du nouveau comme transcendance suppose donc qu’on trie dans la nouveauté, et qu’on reconnaisse ainsi au devenir (s’il est vu comme transcendant) un certain sens. On doit alors reconnaître différents sens possibles dans ce qui se produit : et « le nouveau », entendu comme je l’ai proposé, serait ce qui advient en un sens déterminé, ou en une pluralité de sens, ouverte mais affectée de positivité. Il y a des événements à contre-sens.

Cette question est difficile. Je l’ai déjà approchée[7]. La solution paresseuse est de décréter que rien n’a de sens, que le non-sens est général, que tout est hasardeux et absurde. Comme s’il n’y avait de différence que relative entre la naissance et la mort d’un enfant. A l’opposé, je suis pour ma part persuadé que, depuis le big-bang ou quelque chose de cet ordre, jusqu’à l’émergence de la vie et de l’humain (pour l’instant), un processus advient qu’on ne peut lire que comme sensé. Comment alors ne pas céder à la tentation de voir ce sens attribué par une grande instance ordonnatrice, ou un grand dessein – à qui, du coup, il faudra demander des comptes à propos des non-sens et des désastres ? A mes yeux, la solution a été explorée par Nancy[8], je la reprends en la modifiant à mon gré. Le sens (du devenir, pour le dire dans les termes qui me conviennent) n’est pas à lire depuis une position d’extériorité, comme s’il était attribué, et donc déchiffrable, de l’extérieur. Le sens est à même le devenir. Il habite le devenir, se confond avec lui. Le sens, c’est le devenir – et le devenir, c’est le sens. N’est donc pas ici vu sur le même plan tout ce qui se produit, qui advient, qui arrive. Ou plutôt : il y a du sens, et du contre-sens. Il y a du retour, de la régression, de la torsion en boucle du devenir par lesquels il se nie et se replie sur soi, et à rebours de soi. C’est ce que j’ai longuement tenté de modéliser dans les Hypothèses sur l’Europe[9]. Le devenir, au sens ici proposé, n’est pas à comprendre comme progression univoque et simple, mais comme succession de mouvements et de retraits, d’effets et de contre-effets. Ce qui revient à dire que les dictatures du XXème siècle, l’extermination des juifs, les dévastations de Hiroshima et Nagasaki ne se comprennent pas en elles-mêmes, ne trouvent pas leur sens dans leur déploiement propre, mais doivent être analysées comme de violents replis, tentant d’annuler les émancipations antérieures, de réduire à rien le devenir, de revenir sur le devenir. En ce sens, le devenir est bien le sens même, et de tels désastres sont en effets insensés : non pas en tant qu’absurdités hasardeuses et purs non-sens, mais comme entreprises visant à l’annihilation du sens, la destruction du sens du sens.

Ma « mystique » concerne alors la joie du devenir (pré-humain, humain, outre l’humain), et l’appréhension du fait qu’il a, ou plutôt qu’il est, un sens. Ce qui est, en effet, un mystère – même (et peut-être surtout) si l’on refuse d’en laisser arraisonner l’énigme par une affabulation qui la capture et la réduit.

*

[1] Que lecteurs et lectrices veuillent bien me pardonner de m’exprimer ici, un peu plus qu’ailleurs, en première personne. La matière est si incertaine et délicate que le fait de formuler des généralités impersonnelles peut aisément prendre une allure d’arrogance, ou d’infatuation autoritaire.

[2] Comme je l’ai déjà indiqué un peu plus tôt dans ce journal, je projette de relater ici, sans trop tarder, l’histoire de mes attirances, qui par moments furent très fortes, envers certaines religions : investigation de l’héritage judaïque, proximité affective avec l’Islam, imprégnation livresque assez durable d’écrits bouddhistes, et surtout dialogue approfondi avec le christianisme, en particulier dans son orientation réformée. Tout ceci a commencé très tôt (dès mon adolescence), et n’a jamais vraiment cessé. Ce que j’évoque aujourd’hui est donc le point d’achoppement sur lequel cette pulsion a toujours fini par buter, m’empêchant irrévocablement, au bout du compte, de me trouver à ma place dans les dispositifs religieux.

[3] Je veux parler ici de la personne de Renzo Marrati, aujourd’hui dans sa quatre-vingt quinzième année, catholique, extrêmement discret en matière de spiritualité, et qui fait un usage précis et mesuré du mot « nature » pour désigner le principe qui fait tenir et vivre les choses. La proximité de cet homme, que j’admire profondément et qui s’exprime en italien, m’a conduit à méditer depuis vingt ans, assez assidûment, sur le sens de ce terme, dans sa bouche et désormais dans la mienne.

[4] K. Barth, Esquisse d’une dogmatique, Cerf-Labor et Fides 1984, p. 195.

[5] « Il faut bien que le corps exulte », J. Brel, « La Chanson des vieux amants ».

[6] « Sans doute n’y a-t-il pas de passage plus sublime dans le Livre de loi des Juifs que ce commandement : “Tu ne te feras pas d’idole, ni aucune image de ce qui est dans le cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre.” Seul ce commandement peut expliquer l’enthousiasme que ressentait, dans sa période florissante le peuple juif pour sa religion lorsqu’il se comparait à d’autres peuples, ou l’orgueil qu’inspire la religion mahométane. » E. Kant, Critique de la faculté de juger, « Remarque sur l’exposition des jugements esthétiques réfléchissants », Ak. 274, éd. Alquié, Folio-Gallimard 1989-2004, p. 220. La référence biblique renvoie à Exode, XX, 4.

[7] D.G., Hypothèses sur l’Europe (1994), Circé, 2000, pp. 335 et suiv. Trad. angl. About Europe, Philosophical Hypotheses, (tr. Christine Irizarry), Stanford University Press 2013, pp. 216 sq. Aussi « Deux sens de l’un », in Livraison et délivrance, Belin 2009, pp. 229 et suiv.

[8] J.-L. Nancy, Le Sens du monde, Galilée 1993.

[9] Op. cit. pp. 23-27, 86-89 et passim. (Trad. angl. pp 7-10, 48-50, etc.)