Cet article a donné lieu à diverses reprises sur Internet. En particulier, le site « Radical cinéma » (https://radicalcinema.org/fr/) l’a republié (29 mars 2015), accompagné d’un enregistrement audio intégral (lecture par D.G.) et avec des extraits d’un entretien filmé. Voir https://radicalcinema.org/fr/Denis-Guenoun-Changer-le-ton/
24.02.15
Qu’on me pardonne, si possible, de moduler ici, pour une fois, le ton. Comment provoquer un renouveau ? Nous avons, tous ou presque, l’impression de nous enfoncer dans un entonnoir. Comment relancer le mouvement de sortie, ou au moins y contribuer, un peu ?
La dernière question semble la plus simple. Y contribuer aujourd’hui, dit-on, ce n’est en aucune façon espérer retrouver une position d’ensemble, unifiante, qui prétende relancer le mouvement historique dans une nouvelle direction – comme par la fondation d’un parti. Chacun doit œuvrer dans son contexte, à sa mesure, tenter d’agir ou de penser au plus près de sa situation. Il y a une sagesse dans cette humilité. Je voudrais tout de même ajouter un complément à ce dessillement salutaire. Lorsque les révolutionnaires, au XIXème ou au XXème siècle, ont pensé œuvrer à un changement concentré, ou même à un renversement partiel du cours des choses dont ils étaient témoins, en général ils ne voyaient pas le monde comme courant à sa perte, ni leur action comme rédemptrice. Pour la plupart, ils étaient convaincus que l’histoire, dans ses influx profonds, marchait vers une amélioration. Si les temps étaient sombres, c’était par conjoncture provisoire, renversement momentané. Ainsi, pendant la croissance du fascisme, la plupart des révolutionnaires ont-ils cru que la tendance de l’époque conduisait à une humanité affranchie, mais que ce progrès se trouvait contredit par l’avantage temporaire des forces adverses. Leur action, si courageuse fût-elle, parfois si isolée, se croyait fondée dans une dynamique, « objective » disaient-ils, plus profonde, sur laquelle ils pensaient inscrire leurs efforts. Ils n’étaient pas si seuls, donc, au bout, mais solidaires d’une mutation nécessaire, et en cours.
Pour nous inspirer de leur expérience, sans nous poser en héros sacrificiels, la modestie ne suffit donc pas. Il faut tenter de comprendre quelles forces réelles agissent, qui pourraient pousser le monde vers un meilleur état, secouer son malaise, l’emporter dans un mouvement bienvenu. La vision de ces forces est obscurcie. Nous croyons observer, surtout, ce qui assombrit l’horizon : menaces sur la survie de la planète, développement économique chaotique, risques d’une technique devenue folle d’elle-même, périls de guerres, croissance des forces les plus haineuses et funestes. Cela fait beaucoup. Que veut-on que chacun, confiné raisonnablement dans la clôture de son jardin, fasse contre tout ce mal, réuni ? En fait, même si la prévention contre les synthèses exprime un bon sens, elle s’étaye, contre son gré, sur une vision toute synthétique, globalisante, qui clandestinement la porte : pessimisme apocalyptique (pas très bien désigné par cet adjectif), ou plutôt nihiliste, croyance en la victoire générale du mal le plus unifié. Ce qui est sûr dans cette vision, c’est toujours le pire. Ce n’est là qu’un axiome, très puissant – mais tout à fait idéologique. Il me paraît essentiel, en protégeant la lucidité sur les désastres, de s’émanciper de cette croyance, de cet a priori, avant tout.
Comment ? En travaillant, avant tout, à dégager dans chaque donne particulière comme dans l’évolution générale, des puissances positives. C’est la première exigence désormais, qu’il faudra clamer, réclamer, très haut : il est de première urgence de s’atteler à débusquer, dégager, recenser, collectionner, publier le positif, et à lui donner la plus forte voix. Première nécessité de salut, comme on parle de salut public pour les nations en danger. Il faut donner voix au positif. Chacun doit s’en faire une tâche, y travailler, y appeler, exhorter à cela. Au moins si l’on se veut du côté d’une nouvelle critique, d’un parti de l’émancipation. Il est temps de parler la langue du positif, de relancer la téléologie du meilleur, et donc – malgré les intimidations de la méfiance universelle – le discours du bien. Il faut redonner voix à une pensée irrévérencieuse, insolente, insoumise, de l’appel au bien. Aux biens. Aux positivités concrètes, agissantes, opératrices, travailleuses, ouvrières. Il est temps de faire apparaître que le négativisme, la dévastation écrasante, l’addiction au mal et au vertige, sont les appareils présents de la domination et les meilleurs adjuvants du système qui étouffe et paralyse – le néocapitalisme, dans ses tendances les plus mortifères, et les plus globalisées. Il faut opposer, à la globalisation nihiliste, non pas de petits scepticismes soumis, mais une volonté intempérante de secouer l’hégémonie uniforme de l’apologie du malheur. L’apologie du malheur se pare des couleurs du réalisme, comme si n’était réelle que la chute. Il y a un réalisme des actions, des désirs, des patiences, des clairvoyances, des savoirs, des recherches, des fabrications, des pratiques, des arts, des amours, des bontés, des élans, auquel (et auxquels) il est temps de tendre l’oreille et de redonner voix. Ce que chacun fait, en général, lorsqu’il s’adresse à l’enfance : rares sont les parents, accouplés ou solitaires, vivant dans la facilité ou dans la dureté, qui oublient de tenir aux enfants le discours du bien, du mieux, de l’espoir et de l’éthique. Les enfants nous appellent à la vérité du bien. C’est l’enfance qu’il faut entendre, dont il faut amplifier le son. C’est l’enfance du monde qu’il faut laisser nous dicter notre nouvelle pensée : pas le mauvais savoir des résignations.
C’est seulement cela que je voudrais affirmer, ici, ce jour : laissons parler, faisons parler les positivités, petites ou grandes, bon sang. Laissons monter les afflux. C’est urgent, nécessaire, impératif de pensée, de révolution, de disposition critique. Le nihilisme est l’idéologie de la domination. C’est le réapprentissage des positivités qui est la langue à venir du prochain tumulte. Cessons de ne clamer que la haine de ce qui, censément, s’écroule. Ecoutons le son qui sort de nos bouches, comme pour le faire entendre aux enfants : si c’est le son discordant des supposées lucidités criardes, faisons-le taire. Essayons de parler la langue enfantine de l’appel, repassée au crible de nos meilleures sciences. Chaque fois que tu parles, si sort le mauvais son de la désillusion acide, entends la domination qui parle par ta bouche, et te fait parler sa langue nihiliste. Ecoute le ton, d’abord, avant l’intention ou le projet. Si c’est le mauvais ton, change de mode. Essaie de faire sortir le ton fidèle à l’enfance, la tienne, celle de ton fils ou de ta fille, celle de quiconque dans son regard puéril. Parle la positivité du bien, quelque thème qu’aborde le discours. Délaisse la critique, si elle grince. Cherche le son qui dégage, au cœur du bruit de la machine capitale, une voix simple et un ton net, qui sonne juste. Ne me reproche pas mon exhortation : je me l’adresse, aussi. C’est la première nécessité du soulèvement.
« Juste » est un mot d’éthique, de calcul attentif, d’indignation, et de musique. Entre autres.