07.03.2016
Avant-hier j’ai écrit ceci, au passage, dans une parenthèse : toute violence est peut-être sacrificielle par essence. C’est un peu vite dit. En y repensant – et en retrouvant une autre note à ce propos, ailleurs –, il me semble plutôt que le sacrifice exprime le fantasme d’une fin violente de la violence, d’une cessation de la violence par son accomplissement. Le sacrifice effectue ainsi deux meurtres simultanés : l’un, bien réel, celui de la victime, et l’autre, onirique, l’assassinat de la violence elle-même, sa fin par cette effectuation. Celui-ci est le rêve d’une purgation du mal – d’une catharsis – qui en se livrant à la violence croit éliminer le mal, la faute, c’est-à-dire la violence elle-même. D’innombrables exemples viennent à l’esprit – depuis les multiples sacrifices religieux, jusqu’à l’interprétation sacrificielle de la mort du Christ. René Girard a ouvert là-dessus, dans ses premiers livres, des voies de réflexion irremplaçables.
Outre ces pratiques religieuses, on peut convoquer nombre d’illustrations plus politiques : l’assassinat des Ceaucescu, se pensant comme dernière application de la peine de mort, abolie immédiatement après elle, en constitue un modèle parfait. L’exécution du couple dictatorial roumain était sacrificielle. Un schème analogue hante toutes les morts violentes infligée à des dictateurs : le rêve qu’en assassinant l’assassin, on pourra clore le cycle, pour s’en affranchir ensuite. La victoire sur la tyrannie se mue alors en défaite – éthique, donc symbolique, donc très lourde : ainsi reproduite, la violence tyrannique devient légitime. Surtout, ce schéma ignore la nature de ce qu’il croit combattre. Car la violence est d’essence mimétique. L’imitation d’une violence n’est pas un ajout qui la redouble de l’extérieur, elle constitue son noyau, son élan nourricier. Ce carburant mimétique de la violence prend des formes multiples [1], mais en particulier celle-ci : toute violence se croit une réponse à une violence antérieure, qu’elle imite pour la défaire. Il n’y a pas de violence qui s’affirme dans sa primarité [2]. Toute violence se veut défensive. Pas un agresseur qui ne se voie répondre à une agression : mauvais regard, provocation sexuelle, bousculade. Toutes les guerres, même les plus prédatrices, se figurent comme défensives : réponses à une agression antérieure, plus essentielle et originaire. Même le nazisme, pour nous modèle d’une violence nue, agressivité absolue et intégrale, n’a conçu et formulé sa brutalité expansive que comme réponse à une violence dont l’Allemagne, affaiblie, étouffée, injuriée, humiliée, menacée de mort, était supposée la cible. Même à l’égard des juifs, il s’est voulu réponse à un projet d’annihilation dont l’Allemagne était censée faire l’objet. Lorsque des soldats surarmés martyrisaient des vieillards ou des enfants dans un ghetto, ils se voyaient appliquant un programme de défense – l’agression fût-elle pensée comme celle d’une vermine, d’une maladie, d’une infection. Toujours, il s’agissait de combattre ou prévenir une menace, une visée d’anéantissement. On peut étendre les exemples à l’infini : toute offensive militaire, politique, économique, s’autorise d’une agression antérieure qu’elle dénonce pour y faire face. Dans la rhétorique des invasions du dernier siècle je crois qu’on ne trouvera pas une exception. La violence d’Etat, comme les autres, se nourrit d’une pulsion défensive.
Ainsi, réitérer la violence tyrannique pour l’abolir est une fatale contradiction. Cette répétition renforce ce qu’elle croit supprimer. La tyrannie fait école. La lutte contre elle se tyrannise par imitation – et relance ainsi la disposition native du régime honni : le geste mimétique. La « scène » déplorable des mises à mort de dictateurs, dont l’histoire récente n’a pas été avare, outre l’extrême violence de ses scénarios, accentuée par son appareil légal, présage du pire quant à l’avenir de la violence dans les régimes qu’elle instaure – comme le sombre assassinat parlementaire de Louis XVI a entaché la magnifique révolution française d’une souillure dont la Terreur n’a fait que déployer la sinistre logique. Sacrifier un tyran pour s’épurer de la violence est tristement schizophrénique, banalement reproducteur de despotisme.
Le sacrifice est un regain de la violence au prétexte de son abolition. C’est en ce sens, peut-être, que toute violence est sacrificielle. Imitation de ce qu’elle combat, elle espère, dans sa victoire, détruire avec l’adversaire le principe de l’affrontement : dans la première guerre mondiale, chaque camp défendait son droit (la légitimité de sa belligérance comme défensive) et croyait, par là, combattre pour la fin de toutes les guerres – la der des der. Si c’est vrai, non seulement la purification sacrificielle mystifie, mais elle est la condition de l’acte violent, son noyau mimétique. La violence veut sacrifier son objet pour se supprimer : mais elle ne fait que se perpétuer, sans fin. Tout affaiblissement de la violence requiert son interruption : sans préalable, immédiate, inconditionnée – absolue.
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[1] Cf. D.G., Après la révolution (Politique morale), Belin 2003, chap. IV, « Violences dans la culture », pp. 81-107.
[2] En ce sens, aucune violence réelle n’est nietzschéenne. Nietzsche a voulu justifier, en partie au moins, une violence qui fonderait dans son cœur affirmatif sa nécessité et son droit. Mais c’est une fiction – bien sombre, malgré toute l’affection qu’on peut porter au génie du penseur. La violence réelle se légitime toujours par la faiblesse, et non la force, qu’elle prétend protéger. Le supposé peuple des forts toujours déclare se défendre contre des agressions dont il est victime.