29.04.2022
Je suis ce qu’on appelle une personne de gauche, par héritage aussi bien que par choix personnels, jamais démentis au long de décennies maintenant assez nombreuses. Mes convictions, mes votes, mes actions en ont toujours témoigné, sans ostentation mais sans camouflage. Or, je m’inquiète beaucoup aujourd’hui d’un usage fait du terme, et de la notion.
Les problèmes fondamentaux de l’époque sont planétaires. Qu’il s’agisse de réchauffement climatique, d’évolution du capitalisme, de mouvements migratoires ou de mutations des mœurs, ainsi que du sort des institutions politiques, toutes les interrogations principales du temps se posent en des termes qui engagent la vie sur terre, dans son ensemble. Or, les réponses à ces injonctions se divisent autour de deux choix, qui conditionnent tous les autres :
– la première alternative concerne le fait de vouloir traiter ces questions à l’échelle planétaire, ou dans le cadre national ;
– la seconde a trait au fait de considérer le capitalisme comme la forme irréversible des rapports sociaux, ou d’espérer son dépassement.
Ces deux divergences sont liées. Car le capitalisme est mondialisateur, par essence, il mondialise la planète[1] en des sens multiples dont chacun est témoin, et dont la description relève presque du cliché tant les faits sont patents. Espérer transformer en profondeur les rapports sociaux pour abolir les méfaits du capitalisme dans le cadre national est donc, ou absurde, ou adossé à l’espoir de voir les transformations techniques et communicationnelles revenir en arrière. Inversement, poser les questions en des termes qui concernent l’humanité entière peut conduire à considérer la mondialisation capitaliste comme devant être, non pas niée, mais renversée dans sa structure et ses finalités – ce renversement ne pouvant se produire lui-même qu’à l’échelle planétaire.
Les deux alternatives distribuent deux couples de prises de parti. D’une part, une position nationale ou bien planétaire. De l’autre, un choix pour le capitalisme ou pour son dépassement. Où se situe « la gauche » selon ces critères ? Partout et nulle part, on le voit bien. Il existe une gauche nationaliste, et une autre qui pose les questions à l’échelle de l’humanité. On connaît une gauche qui s’accommode du capitalisme, et une autre qui souhaite le voir surmonté. La référence à « la gauche » n’a donc plus le monopole de la valeur discriminante pour les questions fondamentales du temps, ou, en d’autres termes, elle peut cacher des orientations opposées sur des points d’importance décisive.
À cela vient s’ajouter un autre ordre de problèmes, étroitement liés aux précédents, mais où l’exigence de clarification est d’une une acuité particulière. Un troisième partage oppose aujourd’hui, sur le terrain politique, d’un côté les régimes autoritaires et leurs partisans, qui déprécient règles de droit et valeurs humanistes, et d’autre part les tenants de formes politiques libérales, affirmant la valeur de la division des pouvoirs, des libertés individuelles et collectives, du respect primordial des personnes. Ce sont là des pôles : les sociétés sont contradictoires, évolutives. La balance entre les deux extrêmes peut pencher de façon plus ou moins claire, et les déclarations s’accorder plus ou moins aux faits. Mais l’opposition se creuse, et se durcit. Elle exprime deux devenirs contraires du capitalisme : l’un, transnational et libéral en économie, l’autre, plus autoritaire et brutal dans les rapports politiques et sociaux. La variante dure peut atteindre l’extrême Occident (Trump, Bolsonaro, tendances « illibérales » en Europe) comme les régions proche- ou extrême- orientales (monde arabe, Russie, Chine, Inde).
Pour comprendre le sens de cette opposition, il est crucial de reconnaître qu’elle oppose deux formes de régie capitaliste, autant à l’Ouest, ce qui passe pour une évidence, qu’à l’Est. Ce dernier constat est plus difficile à admettre tant qu’on n’a pas clairement reconnu que le bloc soviétique, depuis les années 30, a été le lieu d’élaboration et de mise en place d’un capitalisme bureaucratique d’État, dont les régimes actuels de Russie et de Chine sont, dans des formes différentes, les prolongements. Il est fondamental, pour les pensées et les actions qu’anime une volonté d’émancipation, de reconnaître cette communauté de nature capitaliste au-dessous de la différence de formes des régimes politiques. Dire que les régimes de démocratie libérale et les régimes autoritaires sont capitalistes les uns et les autres ne revient certes pas à considérer qu’ils sont équivalents, ni que leur différence doive être tenue pour subalterne. C’est tout le contraire. Comme les révolutionnaires lucides l’ont toujours affirmé avec clarté, la différence entre capitalisme autoritaire et capitalisme libéral est fondamentale pour les progrès et combats émancipateurs. Cela tient aux conditions de la vie démocratique, en matière de liberté des échanges, des circulations, des publications, des associations et réunions. Et, il faut avoir la probité de le reconnaître, cela tient de façon plus élémentaire encore au fait qu’il est tout simplement meilleur de vivre dans un régime démocratique que dans des prisons fascisantes pour délit d’opinion. L’air y est tout de même plus doux. Même si les questions fondamentales d’injustices ou de misères sociales restent entières.
Or, cette troisième ligne d’opposition vient de prendre un sens profondément modifié, depuis que les régimes autoritaires et leurs partisans sont passés de l’initiative culturelle menée depuis au moins quarante ans, à l’offensive militaire directe, avec la dévastation de l’Ukraine et les risques de guerre généralisée qui sont explicitement agités ou pesés au moment où ces lignes sont écrites. Dans cette situation, l’affrontement entre capitalisme libéral et régimes dictatoriaux devient tout simplement la clé, au moins provisoire, des autres – outre le fait que les capitalismes de dictatures se durcissent considérablement. C’est dire que, en cette fin d’avril 2022, la considération de la guerre en Ukraine et du nouvel affrontement planétaire dont elle est le point d’intensité extrême doit être un critère d’appréciation déterminant sur les problèmes politiques d’ensemble.
À cette lumière, que penser du critère d’appartenance à « la gauche » ? Je suis, pour ma part, nourri de culture de gauche, en matière politique, sociale, morale et culturelle. J’entends lui être profondément fidèle. Je suis convaincu que la pensée qui alimente les politiques de gauche reste plus sensible aux injustices sociales, aux inégalités, aux discriminations, aux exploitations, et demeure un terreau irremplaçable pour préparer les transformations vitales en termes de justice et de fraternité (ou de sororité) humaines. Mais, au moment où une agression féroce, purement unilatérale, ravage un pays pacifique qui cherche son évolution démocratique, l’honneur d’une pensée qui se veut « de gauche » doit être de considérer la prise de position sur l’Ukraine comme strictement primordiale. Or, les inclinations nationalistes de certaines gauches – résultant de la primeur accordée au cadre national par rapport à la dimension généralement humaine –, non seulement entretiennent l’illusion d’une solution nationale des problèmes mondiaux (en particulier sur le plan social), ce qui n’est pas neuf, mais surtout entravent une compréhension rigoureuse de ce nouvel affrontement planétaire entre démocraties capitalistes libérales et capitalisme dictatorial d’État. C’est ce qui explique, par exemple, l’erreur profonde de perspective de ce nationalisme de gauche par rapport au sens de la construction européenne : capitaliste certes, mais qui représente un pas important et heureux vers une position transnationale des problèmes, en même temps que s’y produit un affermissement des valeurs libérales démocratiques qui doivent être absolument défendues par toute pensée d’émancipation : formes libérales de l’État, libertés publiques et individuelles, progrès des mœurs, abolition de la peine de mort et de la torture, droits et progrès dont l’Europe reste, sur la carte mondiale, un territoire privilégié à ce jour.
Dans l’affrontement général, et désormais la guerre ouverte et sanglante, qui marquent l’évolution planétaire de ce conflit, toute prétention à la neutralité, la supposée indépendance, ou le non-alignement rappelle la non-intervention[2] de sinistre mémoire, et se montre à la fois néfaste et indigne – en tout cas pour ce que signifie le meilleur de la « gauche » à mes yeux.
Si donc deux positions de gauche en viennent à diverger sur l’inconditionnalité de l’aide à l’Ukraine, et donc sur l’Europe et autres questions connexes, il faut, avec désolation, accorder la priorité à la solidarité envers l’Ukraine et à la préférence intraitable pour les démocraties imparfaites contre les dictatures sanglantes, par rapport au partage de la référence à la gauche.
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[1] Je m’explique ailleurs sur cette expression qui peut sembler paradoxale, et j’y reviendrai à nouveau bientôt. Cf. Hypothèses sur l’Europe, Circé 2000 (trad. angl. About Europe, Philosophical Hypotheses, Stanford University Press, 2013), pp. 295 et suiv.
[2] De la France en Espagne durant la guerre civile de 1937-1939.