18.04.22

 

Il s’est produit, à la fin du XXème siècle, un événement extraordinaire. Il a été reconnu, mais pas assez analysé : la fin de l’Union soviétique et la mue de ses « satellites »[1]. Ou, dans l’ordre exact, la chute de ces régimes périphériques, suivie de celle du Centre. Le fait est déclaré majeur. Mais ce qui reste peu compris, c’est que la chute d’un système mondial aussi puissant se soit faite sans grande violence, turbulences chaotiques, guerre de grande ampleur. L’énorme animal a paru faire un énorme plouf sur lui-même, s’affaissant sur son socle sans faire trembler l’univers. Révolution ou contre-révolution, cela n’y change pas grand-chose : les révolutions ou leurs contraires, quand elles mettent à bas un colosse autoritaire, militaire, dictatorial et très puissant, ne le font pas sans vacarme, bruits de bombes, massacres. L’effondrement du régime hitlérien s’est produit dans une ambiance d’apocalypse. Puisqu’on compare sans cesse hitlérisme et stalinisme, on ne peut qu’être frappé par le fait que les régimes post-staliniens se soient écroulés presque en silence. La chute du mur de Berlin a eu lieu dans une ambiance de fête populaire bon enfant, devant des soldats interloqués et des gouvernements saisis de paralysie. Le grand ours qui protégeait ces régimes, doté d’une force militaire et policière géante, s’est contenté de bénir la chute avec un sourire gêné. On a vu un dictateur totalitaire parmi les plus durs, dans une de ces parades de masse qui avaient rempli le siècle, hué du pied de sa tribune par une foule réveillée, sans pouvoir broncher. Et lorsqu’enfin le régime moscovite lui-même s’est trouvé mis en cause, ce fut après un pseudo coup d’état d’opérette mené par quelques généraux à moitié ivres, contredits par un meneur debout sur un camion qui a fini par l’emporter sur son supérieur débonnaire, bouche bée, conduit à signer sa propre déposition comme celle de l’État et du Parti dictatoriaux qui avaient terrorisé l’époque.

Au bout du compte, dans cette tragédie tournant au vaudeville, ce n’est qu’à Pékin que le drame fut tenu à sa hauteur prévisible : une foule juvénile, pacifique et heureuse, défiant l’État pour avoir pris au mot la bascule mondiale des pouvoirs communistes, écrasée dans un bain de sang par les chars venus nettoyer la grande place, comme trente et vingt ans plus tôt à Budapest et à Prague, et comme on l’aurait attendu à Berlin, Bucarest, et surtout Moscou. Pourquoi alors cette fin bonhomme, pépère, cet air de fin de nuit alcoolisée à la place du feu sanglant auquel le siècle avait été accoutumé, quelle qu’en fût l’issue ?

Une seule raison peut désormais nous apparaître, dans une clarté blafarde mais encore trop discrète. C’est que l’événement ne fut ni une révolution, ni une contre-révolution. Et cela pour la raison très simple que la classe ou couche sociale, le système politico-militaire qui dominaient la société soviétique, et ceux qui lui ont succédé en Russie après 1989-1991 sont restés les mêmes. Des formes politiques ont évidemment changé. Mais le personnel dirigeant a été globalement maintenu, en se renouvelant un peu. La structure de classe de la domination étatique et politique (et donc militaire) est demeurée, pour l’essentiel, intacte. Elle a fait muer les modes et dispositifs de sa domination, mais n’a pas cédé la place à une classe ou un système concurrents. Elle s’est adaptée aux nouvelles formes de la régie du monde. En d’autres termes, à supposer que la révolution russe de 1917 en fût bien une, ce qui paraît difficilement contestable, si à la fin du siècle la contre-révolution ne s’est pas produite, c’est qu’elle avait déjà eu lieu, bien avant, engagée dès les années 1930 et accomplie dans les décennies suivantes. Une tentative de révolution anticapitaliste avait cédé peu à peu à un capitalisme bureaucratique d’État – et cette contre-révolution-là avait bien donné lieu à des massacres de masses, des déportations colossales, une répression militaro-policière sanglante payée de millions de cadavres. Avec, entre autres, la liquidation de tout l’appareil politique dirigeant, central et local, qui avait conduit la révolution. Le changement de 1989-91 s’est passé de façon tranquille parce qu’il ne faisait que porter à son terme un processus engagé dès 1930, en substituant au capitalisme bureaucratique étatique stalinien une nouvelle distribution des rapports entre capitalisme et État, ou l’essentiel de la nouvelle classe dirigeante s’est constituée par reconversion de l’ancienne nomenklatura plus ou moins réaménagée. La forme capitaliste privée des rapports de production s’est substituée à la forme purement étatique, sans que la tutelle étatique ait pour autant disparu. Le prix social payé a été énorme, la misère sociale considérable, comme l’a montré le tragique chef-d’œuvre de Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge[2]. Mais quant à la nature de classe la plus profonde, la domination exercée sur la société est restée en place. Et la passation a donc pu s’opérer de façon relativement tranquille.

La reconnaissance de ce fait a quelques conséquences sur l’analyse de notre situation présente. En voici trois.

Premièrement. Le fait que le système se soit désintégré à partir de ses marges a une signification forte. En effet l’Union soviétique (comme la Russie avant elle) était une puissance impériale, au sens strictement colonial du terme. Nous associons l’idée d’empire colonial à une force maritime, projetée au-delà des océans. Or la Russie, puis l’URSS, ont été un empire colonial terrestre. La colonisation russe, partie de l’Est européen s’est étendue dans une grande partie de l’Asie par les terres. De même, pour l’essentiel, l’Union soviétique à l’Ouest. La domination russe sur les populations turcophones et de religion musulmane de l’Asie centrale a différé très peu de celle de l’Europe sur le Maghreb ou le Moyen-Orient. Elle s’apparente à la domination chinoise sur le Xinjiang avec sa population ouïghoure, et sur le Tibet. Ce sont là des impérialismes, au sens léniniste du mot[3]. Et que Lénine, dans la première phase de la révolution, ait cru s’opposer à cette nature profonde par la « politique des nationalités » et le statut fédéral de l’URSS ne contredit pas cette réalité. Même si cette politique a pu avoir quelques effets à distance : comme lorsque V. Poutine reproche à Lénine d’avoir fait naître l’Ukraine.

La remise en cause du régime russo-soviétique s’est alors faite d’abord comme révolte anticoloniale : depuis les insurrections européennes des années 50 et 60, jusqu’aux mouvements récents en Géorgie, Ukraine, Kazakhstan et Bélarus. Cette tendance était conforme, avec divers décalages, aux grands soulèvements anticoloniaux contre des puissances occidentales, de l’Inde à l’Algérie en passant par les autres régions d’Afrique et d’ailleurs. Si l’impérialisme est le « stade suprême du capitalisme », c’est cette suprématie qui le fait d’abord craquer. Parce que les populations colonisées subissent plus durement que celles des Centres les effets de la domination capitaliste – en termes de misère matérielle et culturelle – , et parce que le capitalisme, intelligent, a réussi à intéresserune partie de sa population métropolitaine aux bénéfices de la colonisation. Pas seulement en termes matériels.

Deuxièmement. L’idée que la chute de l’Union soviétique transformait radicalement la nature des rapports internationaux est une lubie. Les événements récents montrent que l’affrontement improprement désigné comme « Est-Ouest » perdure. Deux formes du capitalisme se disputent l’hégémonie planétaire : le mode libéral transnational et l’autre, nationaliste autoritaire. Leur compétition est économique, politique (démocraties / dictatures), sociétale (droits des femmes, des minorités sexuelles et de genre), environnementale et climatique. C’est à la fois un conflit entre empires (inter-impérialiste), et entre des formes de vie collective antagonistes : démocraties parlementaires et régimes libéraux d’une part, dictatures populistes-étatiques de l’autre. Mais pointer la parenté entre ces deux régimes, capitalistes l’un et l’autre, ne doit jamais conduire à les tenir pour équivalents pour des luttes émancipatrices. Tous les combats – économiques, sociaux, climatiques, juridiques, moraux – ont de puissants motifs pour être menés dans les formes libérales, démocratiques, constitutionnelles et parlementaires des États, plutôt que sous des dictatures. En d’autres termes : quelles que soient la dureté des luttes à mener et les injustices révoltantes qui s’y déploient, il faut reconnaître en toute clarté qu’il est meilleur de vivre dans les régimes capitalistes relativement démocratiques que dans des États autoritaires ou dictatoriaux.

Troisièmement. Les nationalismes ont tendance à s’affronter entre eux. Comme tous les capitalismes, toujours rivaux, mais de façon attisée par la surchauffe nationale. La contre-révolution stalinienne a été scellée par le tournant nationaliste : vers le prétendu socialisme national, forme symétrique du national-socialisme. Ainsi, on comprend sans difficulté que la rivalité entre les États d’URSS et de Chine puisse aujourd’hui être mise au second plan, devant la communauté profonde de nature entre la Russie post-soviétique et l’actuel pouvoir chinois. Capitalistes dans la forme autoritaire moderne, les deux régimes diffèrent par le type d’organisation politique et sociale selon laquelle ils héritent des régimes staliniens. À cet égard, la variante chinoise présente une inventivité limitée mais néanmoins supérieure à l’autocratisme poutinien. Rien n’empêchera ces deux empires de se disputer des fractions de territoire, ou des dominations économiques, mais leur rivalité se met en réserve lorsque leur nature est menacée : par les formes libérales-démocratiques de mouvements qui contestent leur hégémonie impériale, comme en Ukraine, en Biélorussie, au Kazakhstan et ailleurs pour la Russie ; à Taïwan, au Tibet ou au Xinjiang pour la Chine. Pour l’une et l’autre, la grande frayeur est de voir se réveiller, même sous une forme libérale restreinte, le grand espoir démocratique – la fièvre, la joie libératrices –  à Moscou et à Pékin.

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[1] On peut en prendre pour témoignage le fait que l’auteure d’une toute récente biographie de Gorbatchev s’étonne de l’absence, après trente ans, d’une histoire documentée, analytique, complète et sérieuse de la fin de l’URSS. Réf.

[2] Actes Sud, 2013.

[3] Je n’évoque ici l’Asie centrale que pour l’évidente parenté de populations souvent musulmanes. Mais c’est toute l’extension asiatique de la Russie qui était évidemment coloniale : comme la colonisation en Amérique, s’étendant longuement vers l’Ouest, mais aussi le Sud et le Nord.