Bonjour, nal. Quelque chose évolue, ce matin. D’abord, je m’adresse à toi, comme tu peux voir, selon une certaine tradition du genre [1]. Ensuite, cette modification indique que je me rapproche de la tradition du journal intime, et en effet cela va se confirmer ci-dessous. Car je voudrais te faire part de deux sortes de pensées.
La première concerne mon paysage de travail pour les temps qui viennent. (Cela aurait-il sa place dans un journal strictement public ?) Il me semble que je vais me vouer, sans exclusive mais principalement, à pratiquer de la théologie. Je crois avoir compris que le doctorat dont je viens d’obtenir le titre [2] n’est en rien un aboutissement, mais bien un début : comme s’il m’accordait une habilitation, une autorisation de pratiquer de la théologie sans me sentir intrus dans la discipline. Je me suis senti intrus dans les études de Lettres après un baccalauréat de mathématiques. Intrus à passer l’agrégation de philosophie après des études de Lettres. Intrus au théâtre sans avoir fait d’École. Intrus à l’université après vingt ans de théâtre. Intrus dans un département de Littérature (quoique très bien accueilli) avec l’agrégation et une thèse de philosophie. Mais là, ma foi, depuis que me voici docteur en théologie, il me semble que j’ai une sorte de feu vert pour pratiquer la matière.
Mais comment ? Pas nécessairement tenu de produire des textes à publier – on verra bien. Un productivisme affecte aussi le champ théorique. Donc, peut-être pas en faisant des livres, mais plutôt en étudiant. Je voudrais étudier de la théologie. (Et d’autres choses aussi, en même temps ou alternativement dans les journées : des langues, de la musique.) Et pourquoi ? Pourquoi de la théologie ? Parce que c’est ce dont la lecture m’importe et me touche le plus. Selon deux sortes d’attrait principal. Pour des raisons d’époque, auxquelles je viens dans un instant. Et aussi parce qu’avec l’âge, la méditation sur la mort prend de la place. Or, de la mort, la théologie est une des rares disciplines qui ait quelque chose à dire (la seule, en vérité ?) Ce point pour l’intime. Quant à l’autre versant, je mentionne simplement que la question politique, qui est à l’origine de ce journal [3], je ne crois pas pouvoir y penser vraiment sans une ouverture transcendante. Je l’ai écrit ailleurs [4] : je ne vois pas qu’on puisse sortir du gouffre qui nous aspire sans que l’humanité se constitue en sujet politique – l’humanité comme telle, l’humanité dans son ensemble. Ceci à l’opposé de l’opinion la plus répandue, selon laquelle (tant un schmittisme ouvert ou caché fait des ravages [5]) il n’y a de politique que de la souveraineté, et de souveraineté que de la nation – donc de politique que nationale. Le constat a sans doute été vrai, mais ce n’est pas parce qu’aucun humain n’avait jamais marché sur la lune que rien de tel n’a pu arriver, un 21 juillet 1969. Il y a du nouveau. Et ce nouveau-là, il nous le faudra, sauf à verser dans le gouffre – il faudra, il faut une politique de l’humanité, une politique dont l’humanité soit le critère discriminant. J’espère y revenir, ici et ailleurs.
Or, cette constitution politique de l’humain par lui-même ne peut pas se faire sans une ouverture transcendante. L’humain, à ras de son humanité close, n’est pas apte à un tel saut. L’humanité n’en sera (peut-être) capable que comme une humanité se dépassant, s’outrepassant elle-même, une humanité ouverte à l’appel transcendant qui la soulève et la tire.
D’où le théologique, et son étude. Ça te convient ?
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[1] Nanni Moretti, Caro diario (film, 1993).
[2] Soutenance le 12 juin dernier à la Faculté de théologie de l’université de Genève.
[3] En particulier dans sa première phase (2014-2017).
[4] Par exemple dans Trois soulèvements (Labor et Fides, 2019), et le « Manifeste », in Du sens, éd. Manucius, 2023.
[5] Carl Schmitt (idéologue nazi, 1888-1985) La notion de politique (1932) Flammarion-Champs 2009.