(L’écriture continue.  Journal, Nouvelle série 2025 +). 1P [1]

Quelque chose me gêne, je m’en rends compte depuis peu, chez plusieurs de mes amis ou amies dont l’âge est proche du mien – donc vieux. Au début, je n’y voyais qu’une petite manie, comme un tic, personnels, propres à l’un ou l’autre. Et puis je me rends compte que c’est assez répandu, chez des personnes qui peuvent se connaître à peine, voire pas. Il s’agit de la tendance à ponctuer presque chaque phrase, ou groupe de phrases, d’un petit rire, bref. Celui-ci semble dire : oui, ce que je viens de dire, je ne le prends pas trop au sérieux, je suis capable de me mettre à distance. L’inflexion vaut donc en particulier lorsque la phrase antérieure désignait quelque chose de pas très drôle : un trait du temps, un aspect de l’évolution personnelle. Et donc, souvent, le fait d’être vieux. Comme si on voulait indiquer qu’on ne prend pas les choses au tragique, qu’on est apte à porter sur soi un regard lucide, désabusé.

Qu’est-ce qui me gêne, dans cette manière, qui pourrait au fond témoigner d’une saine disposition à ne pas dramatiser ? C’est d’abord son automatisme. Je le redis : elle est presque un tic. Cela vient systématiquement, comme un geste non contrôlé : et d’ailleurs, en général sans aucune suite, n’impliquant en rien que ce qui va venir sera drôle, ou pas. Mais plus encore, ce qui provoque le malaise, c’est que ce rire vient de soi. Or le rire – le vrai, le sain – me semble toujours exprimer l’irruption d’une surprise, qui saisit le rieur sans qu’il l’ait vue arriver. Le rire est un événement. Ce qui le déclenche peut alors être externe (le plus souvent), voire interne – mais seulement, dans ce dernier cas, lorsque ce qui monte du dedans déborde comme imprévu, et que cet inattendu est reconnu, approuvé, béni par celui qui rit en l’accueillant. Sinon, le rire qui vient de soi est démonstratif, didactique, et de ce fait sonne archi-faux. Tel ex-philosophe ancien ministre reconverti en occupant à demeure de plateaux télé est spécialiste de ces éclats de rire sonores, déclamatoires, ou l’on sent très distinctement que le rieur fait entendre : ah, voyez comme c’est drôle, mais en fait que lui ne rit pas. Parce que le visage est contracté, grimace, et n’est jamais envahi par cette surprise un peu désarçonnée qui signe l’arrivée du rire inopiné, spontané, sincère.

Les petits rires dont je parle, même beaucoup plus discrets, voire souvent esquissés à peine, font néanmoins partie de cette même catégorie. Rien en eux ne survient : ils se déclenchent, du dedans, comme par un déclic, dont la redite se mue en automatisme. En vérité ce sont des tics. D’où la dernière raison de ma gêne : ces rires n’ont rien de communicatif, à la différence du vrai rire de cœur. Tout au contraire : ils dressent un écran entre le rieur (ou la rieuse) et moi qui l’écoute, qui provoque à peine l’ébauche d’un sourire crispé de contagion forcée et pâle.

Cette petite manie est souvent présente chez d’anciens gens de gauche (ou peut-être la vois-je là parce que la plupart de mes amis sont de cette sorte), revenus de tout, et qui semblent signifier qu’ils ne croient plus aux fadaises à quoi ils ont adhéré jadis. Or, pour ma part, j’y crois encore. Non que je sois aveugle aux échecs, aux désastres, aux ignominies dont l’entassement nous a ensevelis depuis cinquante ans. Mais justement, plus ces catastrophes se sont données à voir, plus je sens, au-dessous, la santé des élans, des joies, des puretés, des justesses qui ont nourri nos convictions. Ce pourquoi je ne peux me réjouir des petites crispations faussement rieuses qui se répètent dans les visages de mes amis, de mes amies, que j’aime tant, de tout cœur, irrévocablement.

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[1] L’explicitation de ces codes viendra plus tard, si la structure à laquelle ils se réfèrent se confirme.