15.08.14
En considérant la période qui court de 1789 à 1968, on observe sans peine que le XIXème siècle, en France, a vu se succéder une extraordinaire série de révolutions. Après la gigantesque secousse initiale de 1789-1799, les moments successifs de 1830, 1848-49, 1870-71, et même, au cœur du XXème siècle, les grèves quasi-insurrectionnelles de 1936-37, les soulèvements de la fin de l’occupation et de la résistance en 1944-45, jusqu’au mouvement du printemps 1968 dessinent une étonnante lignée. Ce qui a fait de la France, pendant cette longue séquence, presque le pays des révolutions – Marx par exemple, lorsqu’il rédige sur deux décennies ses trois grands écrits historico-politiques, prend comme seuls objets des événements survenus en France. Alors qu’il est Allemand, vit en Angleterre, publie aux Etats-Unis, etc. Ce rappel peut donner lieu aux observations suivantes.
1) Le long enchaînement de ces révolutions semble donc, à première vue, une histoire française. Bien sûr, elles ont été précédées par d’autres, ailleurs : au Royaume-Uni, en Amérique, par exemple. Elles sont accompagnées, suivies de résonances et de contrecoups dans toute l’Europe, et au-delà. Mais tout de même : quelque chose, dans cette histoire, donne à la France un dynamique révolutionnaire originale – dont il n’est pas inutile de se souvenir dans notre période de basculement droitier. Peut-être, du coup, les réflexions ici avancées sont-elles colorées par une vision française. On essaiera d’y être attentif.
2) La révolution « bourgeoise », qui instaure le régime républicain après des siècles de monarchie, n’est pas accomplie en 1789, ni même en 1799. Comme d’autres l’ont dit, elle ne prend fin qu’en 1885 environ, avec la mise en place durable de la République. Pendant un siècle, la révolution « démocratique bourgeoise », pour employer sa caractérisation marxiste, est un processus inachevé qui se développe, à travers des soulèvements, souvent victorieux : nouvelles chutes de la monarchie en 1830, en 1848, et du second Empire en 1870. L’avènement de la démocratie parlementaire n’est donc pas un événement concentré sur une date, mais une transformation historique, qui se poursuit et s’affirme dans une longue séquence. Les révolutions qui se suivent et s’enchaînent constituent le devenir, longuement continué, de cette phase démocratique. Ainsi observée, la démocratie n’est pas un état de choses stable. Elle est portée par une mutation incessante. Strictement, la démocratie se soulève : se hausse et s’insurge.
3) Le moment où cette séquence se clôt, par l’instauration à peu près irréversible de la république parlementaire « bourgeoise » coïncide avec l’émergence d’un mouvement révolutionnaire nouveau. C’est celui qui, selon le marxisme, doit être caractérisé comme prolétarien : avec la création inédite, foncièrement novatrice, de la Commune de Paris. La Commune est une formation sociale neuve, expression d’un mouvement social radicalement « émergent », dirait-on aujourd’hui. Ce nouveau type d’élan populaire a pris naissance dès les années 1830 en France, et il devient bientôt clairement identifiable à travers sa répression féroce en 1849 par la bourgeoisie républicaine armée. Mais c’est en 1870 que la Commune lui donne sa forme de soulèvement prolétarien sans précédent, avec la mise en place d’un pouvoir ouvrier autonome, communal, où Marx décèle la première réalisation de la révolution socialiste, voire communiste, à venir. Ainsi, dans cette vision, même lorsque la démocratie bourgeoise triomphe, elle continue d’être soulevée, au sens strict, par une puissance révolutionnaire qui la travaille de l’intérieur et la porte au-delà d’elle-même. Sa stabilité acquise est immédiatement mise en cause. Elle poursuit sa mue, comme portée par un déséquilibre foncier, nourri de révolution(s) [1].
4) Cela peut donner lieu à l’hypothèse que je reformule ici – sans en être l’inventeur. Selon ce modèle (français ?), la démocratie n’est pas un état, mais un mouvement. Comme je l’écrivais en 2000, en ouverture de l’article « Démocratisations dénationalisantes » [2] : « Il n’y a pas de démocraties. Seulement des processus de démocratisations. » J’ajoute désormais que l’impulsion qui donne naissance à ce mouvement, et lui permet de se poursuivre – telle une sorte de création continuée – est l’énergie révolutionnaire. Celle-ci fonctionne en deux modes, complémentaires. D’une part, les révolutions animent la démocratie comme un moteur interne, la soulèvent et la poussent en avant d’elle-même, foyers d’énergie et de transformations permanentes. D’autre part, elles se posent au-delà de l’état démocratique comme un horizon extérieur, une visée ou idée kantienne de la raison, qui montre à la démocratie ce dépassement de soi qui lui est intimement nécessaire pour accomplir sa dynamique, et donc pour assumer sa nature propre, son principe essentiel de mouvement. Le paradoxe serait ainsi que le mouvement démocratique exige un au-delà de soi, un extérieur à soi, pour pouvoir être exactement ce qu’il est. Cette dimension apparemment tout externe (la poussée révolutionnaire qui le menace dans son état) s’inscrit au plus profond de son essence. Faute de cette animation, qui le pousse du dedans vers un bord externe, le mouvement s’arrête, la démocratie est en panne, – et se nie. [3]
5) Ce modèle est-il franco-centré ? En existe-t-il un autre, plus anglo-saxon dans ses formes, selon lequel la démocratie serait auto-normée, fonctionnant à partir d’une régulation plus intérieure – et donc moins liée à cette sorte d’auto-transcendance, d’outrepassement interne de soi, que j’évoque ici ? [4] Peut-être. Mais cela mériterait d’être analysé avec soin. Par exemple : le fait que la révolution américaine se double très tôt en « guerre civile » pourrait relever de ce dépassement nécessaire. Et cette éventuelle autosuffisance d’un autre modèle démocratique bute sur un second obstacle : l’histoire est transnationale, on s’en est aperçu. L’histoire britannique (ou polonaise, bolivienne, indienne) ne s’établit pas dans un espace clos : le mouvement révolutionnaire lui arrive aussi par contamination.
6) En tout cas, cette façon de voir s’éloigne, pour le dire avec courtoisie, des conceptions qui veulent trouver dans l’exigence révolutionnaire une négation de la démocratie – que cet antagonisme soit pensé à droite (comme condamnation de la révolution anti-démocratique) ou à l’ultra-gauche (comme rejet de la démocratie conservatrice). Marx, et Engels après lui, concevaient les choses de façon à la fois plus simple et plus subtile – ce qui n’est pas incompatible. Pour eux, la révolution dans sa visée communiste était l’approfondissement et l’accomplissement de la démocratie. Elle n’en constitue la négation que parce que la démocratie, dans sa phase bourgeoise, se nie elle-même : par son étroitesse, son défaut intime, son incapacité à donner l’initiative et le pouvoir de décision au grand nombre. C’est donc cette limitation anti-démocratique que la révolution vient déchirer. Ce que je propose, c’est de penser que « la démocratie » a besoin de l’exigence révolutionnaire pour vivre. La révolution à venir n’est pas, ou pas seulement, un éventuel « après » de la démocratie telle qu’elle est : il faut l’idée révolutionnaire pour que la démocratie (même dans ses formes insatisfaisantes, provisoires) respire, croisse et pousse. Si l’idée révolutionnaire s’éteint – ou si elle n’est plus active dans le corps social – la vie démocratique se fane, se replie, risque même de mourir. Risque dont l’ombre nous inquiète aujourd’hui.
Mais on n’est pas tenu d’accorder un crédit fantasmatique à ce scénario noir. La réflexion révolutionnaire est en crise, elle a été en recul. Elle n’est pas éteinte. Mille signes le prouvent. Il lui faut, seulement (ce qui n’est pas rien) trouver à nouveau sa largeur, sa force, sa noblesse, et non se racornir dans ses versions étroites, jaunies, méchantes et pingres.
16.08.14
(En addition à ce qui précède.) Une idée qui n’est peut-être pas venue à l’esprit de nos « déclinistes » : c’est que si la France a perdu une part de sa puissance d’entraînement aujourd’hui, ce pourrait être parce que l’idée et la pratique révolutionnaires, qui ont fait l’axe et le moteur de son élan depuis deux siècles, y sont en retrait.
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[1] Sans oublier la transmutation du processus dans les révolutions russe, hongroise, allemande, puis chinoise (la « Commune » de Shanghai, par exemple.) Et ailleurs. Le jugement qu’on porte sur les effets ultérieurs de ces mouvements est à repenser de fond en comble. Beaucoup a été fait en ce sens : pas assez, pourtant. Cf. « Hypothèses et positions politiques », http://denisguenoun.org/ecrits-et-reflexions/autres-ecrits/hypotheses-2007/.
[2] Transeuropéennes n° 17, février 2000. Repris dans Livraison et délivrance, Belin, 2009.
[3] Ceci a peut-être quelque chose à voir avec l’idée derridienne de « messianisme ». Mais je n’emploie pas ici ce terme. J’ajoute ceci. Cette affaire d’« idée de la raison » (au sens kantien) prend aussi une dimension subjective. Si je considère mon propre exemple : « la » révolution ne m’apparaît pas seulement comme projet, idée de futur. Dans cet aspect, elle reste plutôt, pour l’instant, en réserve : comment une telle chose pourrait-elle arriver, avoir vraiment lieu ? On n’en sait rien. Ce qu’on sait, c’est que les révolutions surviennent souvent lorsque, (et généralement là où) on les croit impossibles : ainsi le « printemps arabe », pour prendre un exemple récent. En attendant, l’idée révolutionnaire permet de penser la politique, non plus comme gestion des possibles, mais à partir de la considération de ce qu’il faut. De se demander, par exemple, pas seulement si le capitalisme pourrait être remplacé par autre chose, de façon réaliste, mais s’il est juste qu’il soit le principe dominant, et sinon, ce qu’on pourrait concevoir à sa place. Ce que certains appellent « utopies » – mais je n’aime pas ce mot parce qu’utopie veut dire sans lieu, alors que la réflexion révolutionnaire s’ancre dans un lieu et un temps précis, effectifs. Simplement, elle peut choisir de suspendre, pour un temps, la question du réalisme politique. Ainsi de la citoyenneté planétaire, par exemple. Comment pourrait-elle prendre vie ? Bien sûr, je n’en sais rien. Mais ce que je crois savoir, c’est qu’il la faut.
[4] J’emprunte le terme d’ « auto-transcendance » à Hans Jonas, qui l’emploie dans un tout autre contexte.