8.11.14
(Post scriptum antéposé. J’ai une vive conscience du fait que la note ci-dessous mobilise trop de thèmes en trop peu de lignes, et que leur approche s’en trouve contractée, trop cursive, rapide, pas assez soigneuse dans ses arguments et sa progression. Je prie les lecteurs de bien vouloir la prendre comme proposition de matériau pour une pensée en marche, et à venir : le « Journal » exprime ici sa nature, recherche en cours(e), processus et chemin.)
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En pensant à l’histoire de France entre 1789 et 1968, on peut penser, pour de bonnes raisons, que les profondeurs du pays étaient animées durant cette longue période par un élan insurrectionnel : égalitaire, anti-autoritaire, révolté, progressiste[1]. Et on peut être tenté de poser sur la permanence de cette impulsion le nom de « peuple ». Le peuple, en France, aurait été animé de façon intime par cette dynamique obscure, étrangement constante. On constaterait alors un basculement considérable après les années 1970 : cette volonté sourde, à demi-consciente, d’insurrection et de progrès, se serait, sinon éteinte, au moins affaiblie, voire retournée par inversion de son sens. Le « peuple » d’aujourd’hui, contrariant ses sources, serait porté par un mouvement conservateur : dont la désaffiliation d’une partie du monde ouvrier à l’égard de la gauche, voire du communisme, et son déport vers le vote d’extrême-droite serait le signe le plus éloquent.
Or, cette image est trompeuse. Le « peuple » dont il s’agit là (révolutionnaire pendant tout le XIXème siècle et une partie du XXème, résistant pendant l’Occupation, gréviste en 36 ou 45) a été, durant cette longue séquence, comme « doublé », répliqué par un autre peuple, ou une autre image du peuple, porté à un élan tout à fait adverse. Contre-insurrection vendéenne ou chouanne, masses paysannes favorables au Second Empire, boulangisme, soutiens populaires au pétainisme : ce sont là quelques exemples de ces mobilisations actives d’un autre « peuple », ou d’une autre vision de ce qu’on pourrait désigner sous ce nom. Si le constat est valable, je voudrais en pointer trois conséquences.
Premièrement. De part et d’autre, on se dispute le nom du peuple, dont on prétend assumer la vérité, et dont l’autre bloc serait le dévoiement ou le travesti trompeurs. Cette rivalité mimétique est constante, comme prescrite dans le fonctionnement même du concept. Peuple – beaucoup l’ont dit – est moins le nom d’une réalité constatée que celui d’une revendication. Le peuple n’est pas un état, mais un vouloir. Ce qu’exprime à sa façon la méditation deleuzienne sur « le peuple qui manque » – quand le vouloir, ou l’élan, s’absente ou se tait. Les expressions de ce vouloir n’étant jamais exemptes d’un mouvement de balancier, chaque camp revendique un temps de l’alternance comme essence du peuple, et dénonce l’autre comme son fourvoiement. Et les deux se font face : c’est l’antifascisme qui est aux sources du Front Populaire, tout comme l’anti-bolchévisme avait nourri fascisme et nazisme à leur naissance. On voit bien, dans l’actualité mondiale, qu’il s’agit désormais – aux Etats-Unis ou dans les mondes arabes autant qu’en France – de comprendre la nature profonde et le sens de cette dualité, qui se retrouve en de multiples situations. L’opposition n’est pas seulement d’idées, de conceptions, mais, plus profondément, de pulsions pourrait-on dire. Une pulsion, une motion qui en appelle à l’ordre souverain, à l’autorité imposée, à la pérennité des normes, à la séduction dominatrice, fonde un « peuple » réactionnaire ou conservateur (disons-le ainsi, provisoirement, en attente de notions plus fines). Une pulsion égalitaire, émancipatrice, portée aux transformations, invocatrice d’une autorité consentie et amicale, s’incorpore en « peuple » révolutionnaire et instituant. Ces pulsions ne s’identifient pas aux opinions de droite et de gauche, même si elles établissent avec elles un certain rapport. Il a sans cesse existé, à droite, de fortes personnalités émancipatrices, et à gauche des appétences tyranniques. Ce qui n’empêche pas une prévalence des thèmes. Mais c’est en termes de pulsions, profondes, au moins autant qu’en termes d’opinions ou d’idées, que doit être abordée la réalité historique du double peuple[2]. Le lien entre ces affects pulsionnels et la collectivité supposée du peuple s’opère (ici encore, comme ailleurs), par le vecteur de l’identification. En m’attribuant imaginairement une certaine identité, je me tiens pour élément d’un peuple. Et cette identité n’est elle-même, en retour, que l’effet de mon affiliation. Le mot nation, qui s’enracine dans la naissance, opère souvent cette mise en rapport, par laquelle l’individu projette son assiette dans la substance collective.
Deuxièmement. Si l’on s’en tient à une image convenue du « peuple », celui-ci, dans la France contemporaine, semblerait avoir viré au conservatisme résolu – ou s’être évanoui. Cette vision (ou cette cécité) est fausse. Il existe un peuple insurrectionnel, progressif, changeur, insoumis. Mais il est composé d’éléments ou de strates qui nous paraissent hétéroclites : une partie des immigrés venus de pays pauvres, généralement du « Sud » du monde ; une part de la jeunesse, ou plutôt des jeunesses déviantes et dissidentes à l’égard des états de la vie présente ; une fraction des intellectuels, ou des nouveaux prolétariats de la culture, des sciences et des techniques ; un pan des mondes ouvrier, et paysan – les uns et les autres mobilisés sur des thèmes dits de société (sexualités, genres, morales), d’environnement (alimentation, santé, consommations), et par des pratiques narratives ou figuratives : musiques, arts des rues et d’ailleurs. Il faut produire le concept de ce nouveau peuple, un peu inédit, mais pas plus hétérogène que celui qui associait prolétariat ouvrier, sous-prolétariat au chômage, paysans travailleurs, intellectuels en mouvement, etc. S’il est composite, c’est un trait d’époque : il faudra faire avec. L’essentiel est que la nature de cet amalgame ne se comprend que dans une vue planétaire. C’est le mouvement mondial des migrations et des cultures qui permet de l’analyser, dans le face-à-face global entre les pôles de richesses concentrées et l’expansion des zones de misère. Il ne se conçoit pas sous une essence nationale – même si la nation est une modalité importante de l’entrée historique dans le monde[3]. Ce « peuple », ou peuple-monde si l’on veut, se connaît et se repère d’un bout à l’autre de la Terre.
Or, ici aussi – troisièmement –, on voit surgir une contre-image, un autre peuple : celui, disons, qui s’est rassemblé en France autour de la « Manif pour tous ». Majoritairement blanc, comportant peu d’immigrés, peu de pauvres mais beaucoup de membres de la petite bourgeoisie déclassée ou des classes moyennes se sentant mises en péril, et rassemblé par des thématiques inverses des précédentes. Or, la façon dont ce peuple converge pour s’opposer à l’autre donne à la réflexion une impulsion nouvelle. En effet, d’un côté, s’exprime le peuple de la Gay Pride – qui ne réunit pas seulement des supposés homosexuels, mais ceux qui marchent pour une « culture », gay bien sûr, et féministe, mais aussi musicale, « générationnelle », « sociétale » – et politique à ce titre. Face à lui, s’assemble le peuple religieux, traditionnaliste, conservateur au sens large, familialiste à l’ancienne – mais comprenant aussi des jeunes – etc. La symétrie de ces foules marcheuses peut faire penser au face-à-face entre rassemblements populaires pro et anti-communistes en Allemagne pré-nazie, ou encore à la divergence entre peuple insurgé (facultés, usines, rues) en mai 68, et peuple de la grande marche gaulliste remontant les Champs Elysées le 30 mai. Mais, dans cette dualité continuée, reproduite, advient du nouveau. C’est ce qui s’est imposé comme thème, de part et d’autre : le droit au mariage gay, et à ses conséquences pour la filiation, ou son refus. Cette élection thématique manifeste un nouage entre érotique et politique qui, sous cette forme, est inédit. Ma conviction est que ce lien n’est pas neuf en lui-même, au sens où il ne serait devenu actif qu’aujourd’hui, mais qu’il l’est en ceci que la relation politique/érotique, déterminante depuis longtemps, se manifeste désormais au grand jour. La façon dont la politique élit des questions à forte dimension érotique (« genre », éducation sexuelle, homosexualité) comme fixations de conflits aigus (en France, mais aussi en Ouganda, en Russie, en Amérique), ne fait que manifester une dynamique ancienne, qui restait voilée et désormais s’exhibe, partiellement au moins. En d’autres termes, je reste convaincu que l’opposition entre peuple progressif (sinon progressiste, comme on dit rock progressif) et peuple conservateur ne peut être comprise en profondeur que dans son lien avec des divergences pulsionnelles, ou intimes, qui l’ancrent dans des dispositions érotiques. Et qu’il en allait déjà ainsi, même dans des périodes ou situations où cet ancrage restait inapparent (Front populaire / fascisme – bien que quelques bons esprits y aient pensé avec acuité)[4]. Je ne veux assurément pas dire que les marcheurs d’un côté ou de l’autre s’opposent par des pratiques ou des désirs érotiques différents, ce qui serait stupide, mais que le lien imaginaire aux choix érotiques (les siens, et ceux des autres) se fixe sur des schémas, et se noue dans des émotions, qui tendent à s’opposer. Et que ce discord désormais s’exprime politiquement.
Il faudrait y travailler avec précision. Il est significatif que le mariage gay, par exemple, soit devenu affaire politique de première importance, et dans des pays si différents. Pourquoi, en dehors d’une réaction moraliste prévisible, ce thème a-t-il accédé au rang d’enjeu politique majeur ? J’y vois deux éclairages inverses. Tout d’abord, le mariage étant au soubassement de multiples rites sociaux, la mise en cause d’une de ses modalités structurantes (l’hétérosexualité) provoque un effet de déstabilisation et d’effroi. Marier deux hommes, ou deux femmes, c’est accorder à l’homosexualité une dignité symbolique extrême, sanctionnée, presque sanctifiée, par l’Etat. Bouleversement anthropologique de premier ordre, qui entérine le fait que l’homosexualité (et la sexualité en général) n’est pas une affaire privée, un droit domestique, mais peut recevoir une approbation publique, comme fondation d’une entité sociale de première importance : la famille. On comprend que cela provoque une onde sismique, de terreur. Mais, d’autre part, il ne faut pas négliger, pour le long terme (et comme inversement), le fait que cette dimension bouleversante se paie, en quelque sorte, d’une normalisation. On pouvait rêver, pour la validation de l’homosexualité, autre chose que son alignement sur la norme familialiste et son fondement, le mariage. Il faudra revenir sur la valeur de ce coût historiquement consenti. Je m’y essaie dans un travail en cours.
En tout cas, l’opposition entre les deux peuples se joue au point exact d’accrochage entre la frayeur anthropologique et les comportements politiques. Ici s’opposent deux dispositions adverses : l’une articule sa politique sur le désir de rester soi, de se penser comme humain au sens où on a appris à le qualifier, et de protéger cette identification à son image : homme, femme, père, mère, époux (voire fils ou fille). L’autre admet, de façon tendancielle, que l’histoire porte à une modification de ces critères, et ne s’effraie pas plus de voir deux hommes enlacés devant un maire que de concevoir une Noire ou un Arabe présidant aux destinées de la France, ou un Turc à l’avenir de l’Allemagne. (Encore faudra-t-il, on en est loin, qu’un juif puisse présider l’Egypte, et une Arabe l’Etat d’Israël). Ce qui montre l’accroche des déterminations évoquées : la position « de genre », ou de sexualité, étant nouée, malgré l’apparence, aux questions post-coloniales, et donc à la forme contemporaine du rapport Nord-Sud, c’est-à dire à la distribution des richesses et des misères dans la structure géopolitique du capitalisme : les deux peuples qui s’opposent sont aussi repérables par leurs proclamations érotiques, ou pulsionnelles, que dans leur coloration ethnique, ou géopolitique. Balibar avait parlé, voilà déjà longtemps, d’ethnicisation des rapports de classes – il faudrait peut-être désormais penser une ethno-érotisation de ces rapports. Ethnos et Eros étant, en l’occurrence, deux (parmi quelques autres) des faces d’une même affection dans la constitution du double peuple.
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Je voudrais faire place à un autre écho de cette question. Tout différent de celui que je viens d’approcher. En dehors de la détermination érotique, ou ethno-érotique, évoquée ci-dessus, la notion de peuple est peut-être, secrètement, liée à une dualité. Non pas un peuple, mais deux. Peuple, et contre-peuple. Pourquoi ? La notion de peuple n’est pas descriptive, mais donne voix à une invocation : appel au peuple, recours au peuple. Peuple toujours manquant, autant que désiré. Le peuple est cette communauté dont le mot désigne l’aspiration, la prescription, la constitution imaginaire et rêveuse. Non parce que la notion serait imprécise, aux contours incertains. Mais parce que sa fonction est cette constitution même, cette fondation projetée, cette action que Rousseau appelle « produire le peuple », « instituer le peuple ». Institution, production imaginaires – même si l’imaginaire a des effets réels – qui donne lieu à la formation d’un reste, d’un dépôt, constituant le socle de ce que d’autres (que la notion est supposée congédier ou combattre) produiront comme racine de peuple, source ou germe du peuple qui se lève pour contrer le premier. Le double peuple manifeste alors, de façon douloureuse et symptomale, le fait que le peuple uni est une opération fictionnée, dont l’application au réel ne peut que se révéler violente, négatrice, exclusive.
Ce processus de dualisation, si l’hypothèse est pertinente, pourrait éclairer le fait qu’en de multiples lieux, deux peuples se font face et se disputent l’idée d’un bien commun : terre, état, histoire ou fondement. Double peuple qui prétend à la priorité sur la Terre de Palestine, mais aussi sur Kiev, Sarajevo. Ou Paris (fabulation terrorisée du « grand remplacement »). Ou l’Algérie, ou l’Amérique. Double peuple de natifs, double régime d’ayants-droits. Et on le verra partout : le plus petit « peuple », installé dans sa maison, y trouvera des occupants plus anciens ou fraîchement débarqués, qui invalideront son identification homogène. Juifs d’Allemagne, Français d’Algérie, Arabes en France ou en Palestine, la question de la « légitimité » de leur histoire étant sans rapport avec l’interrogation sur le devenir vivant de leur présence, là. Ouvrir un devenir démocratique sur ces terres, ce serait alors délaisser un peu l’idée de peuple(s), de terre fondatrice, et en venir à l’hospitalité des histoires et des sites, par des terriens accueillis, et accueillants.
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22.11.14
(Du fait des répétitions du spectacle Aux corps prochains – Sur une pensée de Spinoza, qui occupent toutes mes journées – et toute ma tête –, la rédaction du « journal » reste un peu en suspens durant deux semaines. J’y reviens très bientôt.)
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[1] Voir dans ce « Journal » les notes du 15.08.14 (Démocratie / révolutions) et du 16.10.14 (De la France).
[2] Comme l’avaient approché plusieurs théoriciens de (ou autour de) l’école dite de Francfort.
[3] Cf. D.G., Après la Révolution, Belin, 2003, chap. II, pp. 32-57, « La venue au monde ».
[4] Th. W. Adorno, Etudes sur la personnalité autoritaire (1950), éd. Allia, 2007 ; W. Reich, Psychologie de masse du fascisme (1933), Payot 1977 ; ouvrages dont je ne partage pas les conclusions, mais le souci.