21.06.2022
La délicieuse machine à écrire de marque Underwood, dont l’image surgit en tête de toutes les entrées de ce « Journal public » depuis son début, outre le charme délicatement suranné qu’elle dégage, fait référence à un événement, qui a conditionné mon histoire d’écriture, et que voici.
Mon oncle Joseph Sarfati, époux de la sœur de mon père (Liliane), tenait à Oran une boutique de fripes. Boutique, c’est peut-être beaucoup dire : il s’agissait d’une sorte de dépôt ouvrant vaguement sur une place du bas de la ville, et où les « balles » de vêtements, qu’on disait venues d’Amérique, s’empilaient avant d’être éventrées (dans les locaux, mais en débordant souvent sur la façade) et vendues, à je ne sais qui et je ne sais comment – par une forme de commerce de gros sans doute. Toujours est-il que nous rendions visite, de temps en temps, à ce comptoir à ciel ouvert. Nous : mon père, parfois mon frère, moi souvent à une certaine époque. L’oncle était tonitruant et joyeux.
Il avait à son service une jeune employée, qui si je comprends bien était sa nièce. Elle s’appelait Claudine, et je crois me rappeler qu’elle était une fille d’Odette, sœur de l’oncle Jo le fripier. Ils partageaient tous trois comme une structure du visage, légèrement arrondi, troué de grands yeux et défoncé par l’échancrure d’un énorme sourire. Je ne saurais dire l’âge de Claudine à l’époque dont je parle. Elle faisait fonction de « secrétaire », ce qui signifie qu’elle « tapait à la machine » les divers courriers et documents du commerce. Je me souviens d’une petite alcôve toute proche de l’entrée, contiguë à la grande ouverture et flanquée immédiatement à gauche comme une guérite de garde. Elle y avait une petite table pour lieu de travail. Sur le plateau se tenait une Underwood. Identique à celle qu’on peut voir reproduite dans l’image ci-dessus.
Cette machine m’était l’objet d’un émerveillement infini. J’adorais écrire – à quelque treize ou quatorze ans, et depuis la première enfance – et me piquais d’espérer devenir poète, écrivain, auteur de théâtre ou quelque chose d’analogue. J’avais vu dans les films ces instruments somptueux (souvent des Underwood) qui servaient d’outils d’élection à des écrivains, des journalistes, lesquels faisaient défiler les feuilles au rythme fou de leur inspiration déferlante. La course aux pages était scandée par le geste, aujourd’hui oublié, qui actionnait de gauche à droite et avec la main gauche un petit levier métallique (on l’aperçoit sur l’image), afin de chasser le chariot lorsqu’une ligne était finie pour commencer de « taper » la suivante. Je rêvais d’imiter ce mouvement qu’exécutait Claudine, et de taper à la machine mes poèmes et productions exaltées.
Il manquait à cela deux conditions : d’une part, je devais apprendre à dactylographier, et d’autre part, surtout, détenir un jour une machine. Mon père m’avait annoncé qu’il tenterait de s’en procurer une. Or, il arriva, un certain été (un début d’été, ou un peu avant, quand les chaleurs s’amoncellent) qu’au cours d’une visite l’oncle Jo, qui m’aimait bien, ou Claudine, je ne sais plus, nous apprirent une nouvelle renversante : le comptoir allait se voir doté d’un instrument de travail plus moderne, et Tonton Jo pourrait donc bien se séparer de la vieille Underwood. Mon père fit part de notre intérêt, et Jo déclara que, dès qu’une nouvelle machine apparaîtrait dans l’entrepôt, l’Underwood serait pour moi.
Je ne peux pas dire à quel point la perspective me bouleversa. Ni décrire l’intensité de l’attente dans laquelle je fus projeté à partir de ce moment. À la fois explosion de joie intérieure (manifestée aussi) et torture de voir les jours passer en guettant le grandiose transfert. Je me souviens d’au moins une ou deux visites à la friperie, où je posai discrètement la question à Claudine, qui me dit, mais oui, mais oui, ça va venir. Le temps de l’adolescence, qui plonge dans l’enfance toute proche, est sans commune mesure avec la rythmique et les durées des adultes. Cela me sembla interminable, figé dans l’immobilité de l’été d’Oran. Mais le jour arriva, et je me retrouvai, à la maison, dépositaire de l’incroyable Machine.
Je ne savais pas m’en servir. Il y avait dans notre famille, peuplée d’une myriade d’instituteurs et maîtresses de l’École publique, tout de même un ou deux commerçants – souvent parents par alliance. C’était le cas de mon parrain, Tonton Félix, qui trônait dans une petite boutique d’électricité, où travaillaient avec lui son fils, Émile, et de façon intermittente l’épouse de celui-ci, Cécile, secrétaire aussi et qui savait brillamment taper à la machine. Je lui exposai mon problème, et demandai si elle ne voulait pas me donner quelques leçons. Elle répondit : pas besoin. Tu poses tes deux mains sur le clavier, à hauteur de la ligne médiane. Tu répartis les doigts sur les touches portant des lettres. Aux extrémités de la ligne, à droite le petit (l’auriculaire) sur la dernière lettre (pas sur les signes à côté, sur la lettre), et de même à gauche avec l’autre. Après, tu poses un doigt sur chaque lettre, sans jamais t’occuper des deux pouces. Avec quatre doigts sur quatre touches, de chaque côté il va rester deux touches libres au milieu. C’est pour les index, agiles, responsables de deux touches chacun. Les pouces sont hors du jeu : celui de droite, lui seul, ne fait qu’appuyer sur la barre des espaces, au-dessous, rien d’autre. Tu laisses les deux mains symétriques, bien posées sur les touches. Lorsque tu dois frapper sur la ligne du dessus, tu montes les deux mains ensemble. Pour la ligne du dessous, tu descends les deux mains. Rien de plus à faire. Mais il faut absolument que tu t’imposes de ne taper une touche qu’avec le doigt qui lui correspond, en t’interdisant absolument de chercher la lettre avec tes index. Si tu tapes avec les index, tu auras l’impression que ça va plus vite. Mais tu ne sauras jamais taper à la machine. Si tu t’obliges à respecter sans faille la règle que je t’indique, cela prendra un peu de temps, tu apprendras et tu deviendras très véloce. Cette explication a pris quelques minutes. Elle m’a montré sur son clavier, une seule fois, la place des deux mains. Et c’est tout. Pour ce legs énorme, du fond du coeur merci, Cécile, jamais revue depuis cinquante ans.
Lorsque l’Underwood a fait son entrée majestueuse au domicile de la rue Daumas, je me suis plié scrupuleusement à ces indications. Je peux être très discipliné – par ambition littéraire. Très indiscipliné aussi, mais c’est une autre histoire. Depuis des années j’apprenais le piano, cela m’a donc été sans doute plus facile. Après quelques semaines, je tapais à la machine en virtuose. La vieille Underwood est restée à Oran au moment du grand départ précipité de la famille en juin 1961, j’avais quinze ans. Arrivé en Avignon, j’ai dû obtenir une petite Olivetti, plus compacte et discrète. Mon père avait de grandes espérances sur mon futur d’écrivain – et lui aussi aimait user du clavier, pour sa part avec les deux index. Puis j’ai acquis moi-même des Brother, les machines ont vu surgir les alimentations électriques, les rubans avec corrections et retours. Mon premier ordinateur Toshiba les a supplantées en 1987. Je n’ai jamais cessé d’écrire, toujours rapide, toujours exalté par la position devant le clavier. Les brouillons manuels ont peu à peu disparu.
C’est pourquoi le souvenir de la vieille Underwood m’est précieux, doux, paisible, infiniment attendri. Je lui voue une reconnaissance intangible, que je manifeste à chaque nouvelle entrée dans ce « Journal public » en convoquant son image tutélaire en tête de la publication. Je la sens toujours là, devant moi, elle ne m’a jamais quitté. Avec sa frappe toute particulière, ce petit délai à vide entre l’appui sur la touche et le déclenchement du bras qui pousse la lettre et l’envoie cogner sur le papier, il me semble qu’elle m’accompagne, me surveille, et me protège.