17.10.2022
En 1981, paraissait un nouveau livre de Cornelius Castoriadis [1], intitulé Devant la guerre, 1. Les réalités. Cet ouvrage marque un moment très particulier dans la production du philosophe. En effet, après avoir consacré une quinzaine d’années (1949-1964 environ) à produire des travaux sur la nature du système soviétique, et à travers lui du mouvement communiste en général, Castoriadis s’était, au milieu des année soixante, tourné vers un champ de recherches élargi et réorienté. Élargi, en formulant des propositions théoriques sur les phénomènes sociaux dans leur ensemble ; réorienté, parce que l’affirmation strictement politique y paraissait moins directe. Castoriadis avait, dans cette phase, pris des distances à l’égard du marxisme, auquel il avait apporté une très brillante contribution critique. C’est aussi le moment où, déplaçant son activité professionnelle, il devient psychanalyste [2]. Or, avec l’ouvrage de 1981, Castoriadis semble renouer, pour la première fois depuis des années, avec un regard très concentré sur la politique internationale, et tout particulièrement sur la compréhension de ce qui se passe alors en URSS.
Il renoue aussi avec ce qui avait fait la singularité de ses analyses antérieures dans ce domaine : une volonté de comprendre l’URSS, non seulement comme phénomène politique (domination du parti communiste), modalité de dirigisme étatique (autoritaire, dictatorial), saturation idéologique par un marxisme stalinisé. Castoriadis, lui, a toujours voulu comprendre la nature du régime social et politique de l’Union soviétique, c’est-à-dire : caractériser la couche ou classe sociale qui dirigeait sa société et son État, le socle économique et social qui la portait, et les formes d’organisation sociale et politique en découlant. Dans ces années, les travaux les plus courants sur l’URSS concernent la forme de son gouvernement (terreur, déportations, totalitarisme), la personnalité de ses dirigeants, les performances de son industrie. Mais ces descriptions ne font pas une compréhension de sa structure profonde, de la construction sociale qui s’y est mise en place. Castoriadis, dans les années 40 et 50, s’attache, dans une extraordinaire énergie descriptive et théorique, à définir l’essence de ce régime avec les instruments de son marxisme renouvelé, créativement fidèle aux orientations profondes de la pensée de Marx et de certains de ses continuateurs.
En 1981, il revient à ces questions, mais de façon déplacée. Sa nouvelle analyse veut établir que le régime soviétique est passé sous l’emprise de l’appareil militaro-industriel, et que sa couche dirigeante peut se définir désormais, non plus seulement comme bureaucratie d’état, mais comme une stratocratie, dont de fortes tendances portent à l’affrontement militaire avec les Etats-Unis le camp occidental. Cette compréhension suppose à la fois une sorte d’affaiblissement du régime (par l’exténuation des énergies issues de la révolution bolchevique et de la contre-révolution stalinienne) et un durcissement, une sclérose militariste conduisant à une agressivité plus profonde, masquée sous une « coexistence pacifique » dont la version khrouchtchévienne semble devenue obsolète. J’évoque tout ceci de mémoire, et donc sans doute avec quelques déformations. Le livre m’avait fait une très forte impression et il à certains égards il me semble l’avoir lu hier – bien que pour l’instant je ne l’aie pas rouvert.
Or, le volume 2, annoncé pour quelques mois plus tard, n’a jamais paru. J’ignore de quels événements personnels cet abandon a été l’effet [3], mais il est certain que l’évolution de l’URSS dans les années quatre-vingt, avec les morts successives de divers gérontocrates, et bien sûr la mutation engagée à partir de 1985 sous Gorbatchev, semblaient frapper ces réflexions d’une caducité criante. L’URSS paraissait s’adoucir, puis elle s’est effondrée – presque paisiblement, en tout cas sans guerre, si ce n’est dans les effets de celle, perdue, d’Afghanistan. Son entrée dans un capitalisme qu’on a cru libéral pouvait faire de la tentative de Castoriadis une proposition théorique totalement à contre-temps, et devenue quasiment sans objet.
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L’impulsion qui porte une vie se manifeste dans un nombre restreint d’idées simples, qui s’expriment avec des variations ou des complications selon les périodes, mais qui reconduisent au fond à une même poussée centrale. Dans mon cas, l’une de ces idées, exprimée depuis longtemps et faisant retour par sauts d’une époque à l’autre [4] est celle-ci : on n’interprète pas notre époque, et on ne se donne aucun moyen d’entrer d’un bon pied dans la suivante, si l’on ne comprend pas ce qui est arrivé à l’histoire humaine sous le nom de l’URSS. Le cœur de cette conviction est qu’au moment de la disparition de l’URSS, l’État russe a évidemment modifié sa forme et vu se transformer un certain nombre de caractères significatifs, mais il n’a pas changé (appelons cela par ce terme) de nature. Lorsque la révolution victorieuse en 1917 et les structures sociales, économiques et politiques complexes qu’elle avait fait naître ont cédé la place à l’organisation du pouvoir stalinien (dont certains germes étaient présents dès le début), c’est une contre-révolution qui a eu lieu, se traduisant par l’arrivée au pouvoir d’une classe ou couche sociale, la bureaucratie, dominant une structure socio-politique nouvelle : un capitalisme bureaucratique d’État. Capitalisme sans aucun doute, même si la forme de la propriété des moyens de production y prenait une forme inédite. Sa caractérisation constitue l’apport considérable des premières analyses de Castoriadis. Ce capitalisme n’a, le plus souvent, pas été bien interprété sur le moment (à de notables exceptions près), ce qui a empêché de comprendre l’affrontement entre le « camp » de l’URSS et les puissances occidentales pour ce qu’il était en vérité : la manifestation de contradictions entre des capitalismes de formes différentes, mais répondant de part et d’autre à la structure fondamentale décrite par Marx.
Or, la conséquence de cette compréhension est, je l’ai déjà écrit plus d’une fois, que la chute de l’URSS n’a été, ni une révolution, ni une contre-révolution, mais une transition entre deux formes politiques et sociales sensiblement différentes reposant sur une base unique. La même classe est restée au pouvoir – ce qui s’est traduit spectaculairement par la reconversion de tout l’ancien appareil dirigeant soviétique dans les nouveaux dispositifs étatiques, et autour. Même sur le plan idéologique, il n’y a pas eu besoin de transformations radicales, le noyau de l’ancien pouvoir soviétique ayant muté, depuis longtemps, de l’analyse de classe vers la compréhension nationale de l’histoire. Que cette vision nationaliste des conflits soit le cœur déterminant de ces représentations politiques, cela s’exprime avec éclat dans le ralliement, à peu près complet, des nationalismes de tous bords à la cause du nationalisme russe – qui aurait paru inconcevable il y a encore trente ans.
Avec les développements récents de la situation internationale, cette vérité a manifesté des conséquences, et acquis de nouvelles confirmations, très brutales. La reconstitution d’une lutte frontale entre Russie et « Occident », a pris une actualité stupéfiante – confirmant, au-delà de toute prévision, la continuité retrouvée entre l’ancien conflit Est-Ouest et l’affrontement présent. Simultanément, la remise en place d’une alliance stratégique entre Russie et Chine ne peut pas être déchiffrée si l’on ne tient pas compte de la parenté de structure profonde entre les deux régimes post-soviétiques, malgré leurs différences réelles. Et bien sûr, le fait que cette nouvelle polarité ait pu aller jusqu’au déclenchement d’une guerre ouverte, mettant aux prises Russie et « Occident », donne aux analyses de Castoriadis sur l’actualité de la guerre un écho très étonnant. Elles ne s’en trouvent pas confirmées de part en part. Mais leur apparente obsolescence ou caducité, d’allure incontestable pendant quarante ans, vient de disparaître d’un coup : conflit frontal entre Est et Ouest, union Russo-soviétique, déclenchement d’une guerre européenne ouverte, risque sans cesse commenté de débordement nucléaire, de tels scénarios écartés depuis des décennies resurgissent avec brutalité. Non seulement le capitalisme bureaucratique d’État n’a pas cédé la place, mais il manifeste aujourd’hui son caractère foncièrement guerrier.
Ce pourquoi il apparaît, de façon tristement lumineuse, qu’on n’en a pas le moins du monde fini avec la Révolution russe et ses suites (russe, chinoise et autres), et qu’il serait donc de toute première importance de réintégrer leur analyse dans notre interprétation du monde où nous vivons.
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[1] 1922-1997. Cf. la notice Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Cornelius_Castoriadis, assez riche et qui me paraît plutôt bien faite.
[2] Il avait été précédemment économiste dans des institutions internationales (ce qui éclaire l’usage de multiples pseudonymes). C’est à l’époque de cette réorientation que je l’ai rencontré, l’ayant invité à donner une conférence au centre culturel de Chateauvallon (Var) – où notre compagnie théâtrale se trouvait installée (cf. http://denisguenoun.org/2022/10/05/theatre-civilisation-1983/) – , en 1984 me semble-t-il. Il avait été sensible à mon vif intérêt pour ses travaux, qui ne portait pourtant pas sur sa pensée du moment, mais plus sur l’époque de son marxisme critique. Ces essais avaient été réédités en poche durant les années soixante-dix, j’en avais lu, avec un intérêt passionné, la série d’une dizaine de volumes. Sa visite avait été l’occasion d’échanges très riches, et nous sommes restés en relation amicale, un peu lointaine mais néanmoins active, à peu près jusqu’à sa mort.
[3] Des « matériaux » pour le volume 2 sont réunis dans Guerre et théories de la guerre, Écrits politiques 1945-1997, Vol. VI, Éd. du Sandre 2016 – ouvrage que je n’ai pas consulté à ce jour.
[4] Par exemple « Les conséquences de la révolution russe » (1973), Hypothèses sur l’Europe (1994), « Hypothèses et questions politiques » (2007), « Post-URSS » (2022). Cf. http://denisguenoun.org/2022/09/24/consequences-revolution-russe/; http://denisguenoun.org/ecrits-et-reflexions/autres-ecrits/hypotheses-2007/ ; http://denisguenoun.org/2022/04/18/post-urss/ . Les Hypothèses sur l’Europe (Circé, 2000, Stanford University Press 2013) encore disponibles dans le commerce, ne sont donc pas accessibles en ligne.