12.07.14
Dans la pensée antiraciste (j’use de l’adjectif en un sens positif) il est courant de dénoncer l’exclusion des « autres ». Dénonciation salutaire. En général, on désigne par là, avec raison, les immigrés ou immigrants, les étrangers lointains ou proches, les pratiquants d’autres religions, les sexualités minoritaires, les races différentes. La mise au ban de ces groupes posés comme extérieurs permet de constituer un « eux », dont l’effet corrélatif est d’identifier un « nous », qui s’institue par cette opération, car il pourrait sans elle rester très incertain. Alsaciens et Catalans, mais aussi catholiques et protestants, citadins et campagnards, patrons et ouvriers, intellectuels et manuels pourraient s’opposer, et rien ne leur permettrait de former un « nous » homogène, sauf le face à face avec les Arabes, musulmans, juifs, noirs ou roms globalement pointés comme « eux ». Tout ceci est à peu près acquis, au moins dans les convictions antiracistes, tout en demandant à être sans cesse réaffirmé et approfondi.
Il est cependant un autre « eux » dont la position est aussi fréquente, mais la compréhension moins établie. C’est celui qui est utilisé, souvent, pour désigner les dirigeants, et en particulier les dirigeants politiques, mais aussi toute une constellation bureaucratique qui les entoure. Ce qu’on appelle, dans une dénomination curieuse, les « élites ». On peut y inclure les ministres et leurs conseillers, les députés, l’administration européenne, la haute fonction publique, parfois les médias, et toutes sortes de personnes influentes, définies ou imprécises. Cette imprécision est au cœur du problème. Car parler d’une sorte de réseau de pouvoir, dont l’existence est supposée aussi assurée que sa définition est obscure, conduit à laisser dans l’ombre la définition de sa nature. C’est très différent du concept de classe dirigeante, que le marxisme définissait par la propriété des moyens de production. Ce flou peut se marquer par deux traits significatifs. D’une part, l’emploi de l’expression : « la classe politique ». Pour une analyse critique rigoureuse, il n’est pas avéré que les dirigeants politiques constituent une classe. D’un point de vue marxiste, certainement pas : une classe sociale se détermine par sa place dans la production. Même si on étend, affine ou reconsidère les critères de cette position à la lumière des réalités présentes, le fait d’être élu député ne fonde pas, dans cette vision, une appartenance de classe. Du coup, désigner « la classe politique » comme un tout empêche de se demander pour quels intérêts de classe agit tel ou tel parti. L’emploi du terme fait alors écran devant la réalité des classes, telles qu’elles s’inscrivent ou évoluent dans la vie sociale effective. En second lieu, l’incrimination de ces « élites dirigeantes » indéfinies laisse de côté l’analyse des conduites et fonctions de la domination proprement économique. L’accusation des « élites » dispense d’interroger le capitalisme comme tel. C’est ainsi qu’on verra considérer « les fonctionnaires », ou les intellectuels, ou les intermittents du spectacle – voire les chômeurs – comme des « privilégiés », sans considérer que les patrons ou actionnaires des très grandes entreprises bénéficient de « privilèges », sous prétexte que leurs revenus leur viennent d’une activité privée – comme si ce fait excluait la discussion. Et s’il arrive que leur statut soit questionné, c’est (parfois) en termes de niveau de revenu, et pas du point de vue de leur place dans un rapport de production (d’échange, de distribution). Ce qui permet de s’accommoder ou de s’affliger d’une disparité vue comme naturelle, inévitable, et dispense d’en interroger la racine historique, juridique, réelle.
Or, cette configuration, de discours et de pensée, est au fondement de ce qu’on nomme les populismes. Appeler au grand coup de balai pour chasser les élites, les dirigeants, les partis, les politiciens, etc., permet de faire silence sur la question du capitalisme et de la propriété des grands moyens de production et d’échange. Il arrive qu’on se demande ce qui fait la différence entre les populismes d’extrême-droite et d’extrême-gauche. En tout cas, on pourra attendre en vain de l’extrême droite la mise en question du capitalisme et de ses mécanismes d’appropriation et d’accumulation. Il est d’autant plus navrant de voir une certaine extrême-gauche se complaire dans la dénonciation populiste des dirigeants en général, sans mettre en cause avec précision l’assujettissement des responsabilités, publiques autant que privées, à la domination du grand capital. Car il faudrait pour cela caractériser cette appropriation dans ses formes contemporaines, et ce n’est pas si simple, et décrire avec soin ses relais dans la vie politique, les médias. Il faudrait différencier les commanditaires d’une politique et ses exécutants – distinction aussi nécessaire que pour un méfait quelconque. Et aussi, du coup, analyser les contradictions internes entre les diverses politiques du capital, ce qui est la condition de l’intelligence et du succès.
En lieu et place d’une telle analyse, et d’une telle éthique du discours, est posée une entité mythique et idéologique : « eux ». Pourquoi ce pronom ? Parce qu’il permet de lui opposer un « nous » de fiction. Et donc de construire le supposé « peuple » dont les populismes se font alors les porte-paroles autoproclamés. Cette entité (« eux ») prend aussi la forme du « on ». On, c’est eux. On dit, on veut faire croire, on prétend, on manigance. Le « on » a ainsi pour fonction d’autoriser l’introduction subreptice du « nous » le plus indéfini. « On veut nous faire croire que » : tel est l’énoncé populiste matriciel. Il faudrait demander : qui est « on » ? Ce qui appellerait la caractérisation précise souhaitée ci-dessus. Au lieu de cela, « on ». Ainsi se montre avec netteté le lien de structure entre populisme et complotisme. « On », cela désigne une entité vague, anonyme, dont la réalité, cachée, est supposée incontestable. Surtout, « on » permet d’induire un « nous » qui ne répond à aucune définition, et donc à aucune construction collective, effective, précise, pratique, combative, à un peuple sans composantes, sans contradictions ni alliances. « On veut nous faire croire » ceci ou cela – le double tour de la position populiste des « élites » perverses et du « peuple » méfiant est joué. Cela se lit sous les meilleures plumes. Il est préférable de questionner, de façon précise et analytique, les processus par lesquels se produit le « nous », pour le meilleur ou le pire : comme le fait, par exemple, Judith Butler (Cf. « Nous, le peuple », dans le volume collectif Qu’est-ce qu’un peuple ?, La Fabrique éditions, 2013).
La fonction de cette double fabrication langagière (« eux » ou « on » d’un côté, « nous » de l’autre) est évidemment d’induire une production de haine. Il est de la plus haute importance de se demander si la haine peut-être d’une quelconque légitimité, et utilité, dans une politique d’émancipation pour les temps qui viennent.