02.08.14

Dans la note précédente, j’ai convoqué à la fin l’idée de citoyenneté planétaire, comme alternative au capital-monde. Cette suggestion résulte de plusieurs mouvements de pensée, que je rappelle ici brièvement.

J’ai avancé la notion de citoyenneté planétaire (après que d’autres, probablement, l’ont fait avant moi), lorsque j’ai eu à choisir le thème d’un débat avec Ernesto Laclau – penseur ami, récemment disparu. J’avais été invité par Ghislaine Glasson-Dechaumes et la revue Transeuropéennes (en 2009, si je me souviens bien) pour animer une soirée de réflexion à la Maison de l’Europe, à Paris, le principe de la séance étant que je devais choisir un interlocuteur. J’ai demandé à Ernesto Laclau de venir réfléchir avec moi, et il a accepté. Le compte-rendu de ce dialogue a paru dans la revue l’Agenda de la pensée contemporaine, n° 13 (Flammarion 2009), sous le titre « L’Europe et la citoyenneté planétaire ». L’idée d’une citoyenneté mondiale, la notion de « citoyen du monde » – et donc d’une citoyenneté transnationale – a une riche histoire, théorique et militante, comme celle de cosmo-politique. Mais, d’instinct, il m’avait semblé préférable d’user de l’adjectif planétaire, plutôt que d’employer le mot « mondial ».

En effet, dans les Hypothèses sur l’Europe, rédigées en 1994, parues en France en 2000 (Ed. Circé), et récemment traduites aux USA (About Europe, Philosophical Hypotheses, Stanford University Press 2013, trad. Ch. Irizarry), j’avais formé l’hypothèse, très risquée, que la notion de monde était solidaire de la réalité de l’Empire. Ou bien, pour évoquer rapidement ici des analyses assez consistantes, que le monde, en toute rigueur, était l’espace d’une sujétion à un pouvoir impérial à prétention universelle, ou encore, exprimait un mode de l’universel dans le régime de la souveraineté. C’est très contre-intuitif : parce que, du monde, il semble bien qu’il y en ait, là, devant ou autour de nous, comme un simple fait d’expérience. Et pourtant, je tentais de montrer que « monde » désignait une unification de l’expérience sous la domination d’un pouvoir global, qui s’est pensé, depuis Rome au moins, sous le nom d’Empire. En vieux littéraire que je suis, je laissais venir la rémanence d’une intuition héritée de Corneille, lequel fait dire à Auguste, fondateur d’Empire :

Cet empire absolu sur la terre et sur l’onde

Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le monde

(Cinna, II, 1, je souligne)

– même si ce n’était pas là, assurément, ma seule justification théorique. Mais, en développant cette suggestion, je sentais qu’il me manquait un concept actif, fort, pour assumer le type d’universalisation positive auquel je me référais, et que « mondial » ne me paraissait pas assumer de façon satisfaisante. Entre temps, je ne cessais de répéter cette conviction, évoquée plus haut, que la « mondialisation » capitaliste n’est pas, contrairement à ce que prétend une opinion trop répandue, vraiment universalisante. Parce que la mondialisation par le capital produit plus de disparités qu’elle n’en efface, et que donc s’il y a bien une globalisation qui contient des prémisses pour un développement de l’universel, et permet sans doute d’en produire quelques préalables pratiques (progrès de la communication, abolition de certaines frontières etc.) en vérité sous l’empire du capital de nouvelles frontières apparaissent, visibles ou pas, mais très épaisses, qui forment autant d’obstacles à une réelle progression de l’universel concret, effectif.

C’est dans ce contexte que s’est imposée l’idée, toute simple, de planète. J’y vois deux avantages majeurs : d’une part, la planète est, par essence, une position singulière parmi beaucoup d’autres, ce qui relativise l’expérience humaine à l’échelle cosmique. Et nous avons infiniment (si j’ose dire) besoin aujourd’hui d’une position universalisante qui ne prétende pas à l’hégémonie sur tout le réel. La planète-terre est bien, pour l’instant et pour quelque temps encore, notre demeure unique et partagée, mais elle n’a aucun privilège ontologique dans un cosmos à la fois décentré et infiniment étendu, dans lequel elle vogue comme un navire, vaste et minuscule à la fois. L’autre avantage théorique est que le concept de planète produit, immédiatement, l’unité entre deux ordres de préoccupations : la solidarité de tous les humains dans la politique à venir, fondamentale et dont l’urgence est un des réquisits majeurs de notre temps (solidarité que je dis bien politique, et pas seulement économique ou environnementale) ; et ensuite la position écologique du problème des ressources, de la nature et du climat, qui indique une des priorités de toute action politique émancipatrice pour les temps désormais ouverts. On trouvera, dans les « Hypothèses et questions politiques » de 2007, re-publiées avec ce « Journal »[1], l’indication que ces deux éléments (l’injustice qui divise l’humanité dans sa vie terrestre, et l’impossibilité avérée de poursuivre l’actuelle « croissance » sans la repenser radicalement) constituent les deux limites objectives rencontrées par le capitalisme mondial, aussi incapable de construire la justice entre les humains que de réaménager notre habitation terrestre de façon salutaire. L’idée planétaire unifie ces deux exigences, et pose simultanément la nécessité d’une alternative.

Ainsi le monde et la planète évoquent-ils deux façons bien différentes de concevoir notre demeure. A cela s’ajoute, dans l’alternative que j’ai suggérée (capital-monde et citoyenneté planétaire), l’autre croisement de termes : la pensée qu’au capital ne peut s’opposer qu’une forme nouvelle, universalisante, de citoyenneté. Ce qui revient à suggérer que l’opposition au capital ne peut-être, désormais, que politique (au sens précis et large : et donc civique, civile aussi bien). C’est une autre différence avec le modèle ancien de la lutte des classes. Pas seulement parce que les protagonistes ne peuvent plus être définis dans un tel face-à-face, comme je l’ai proposé. Mais aussi parce que la lutte des classes était conçue, au moins par le marxisme classique, comme d’abord économique, puis progressivement engagée dans un processus de politisation. Pour de multiples raisons, il me semble qu’il n’en va plus ainsi. Ce n’est pas seulement une condition (de pauvreté, de misère, de dépossession) qui peut porter le mouvement de remise en cause du capitalisme, mais une position citoyenne (planétaire) : qui oppose à la gestion capitaliste du monde l’exigence d’une justice partagée par les terriens, et d’un souci de renouer le bon dialogue avec la terre (la mer, l’air), et leurs multiples sortes d’habitants.

[1] Lien :  Hypothèses 2007.