16.10.14

Je reprends une indication fugitive, formulée plus tôt dans ce journal, le 16 août dernier, à propos de la France. Mon impression se creuse, et rejoint d’autres intuitions anciennes. Il semble bien qu’en plus d’une crise de confiance qui affecte toute l’Europe, voire l’Occident, une démoralisation touche spécifiquement ce pays-ci, avec une violence particulière. Je suggère cette hypothèse : l’effondrement du crédit que les Français font à la France pourrait être un effet secondaire de la crise, supposée ou réelle, de l’idée de Révolution. Car la Révolution – française, et ses suites – a été, pendant deux siècles, un socle de la pensée que les Français ont partagée quant à leur nation. Le schème révolutionnaire a joué comme principe constructeur de l’autoréférence française. La France bâtissait son idée d’elle-même autour de l’élan de la Révolution, avec ses affects connexes : hymne, drapeau, devise, etc. Et surtout, avec toute la puissante littérature dont le déploiement, relayé par l’école de la République, s’est constitué comme commentaire historique de la secousse survenue à partir de 1789, avec ses multiples répliques (1830, 1848, 1870, 1936, 1945, 1968)[1]. La France s’est pensée comme pays de la Révolution. Avec une sorte de francocentrisme, auquel on a reproché d’ignorer d’autres événements : révolution anglaise, ou américaine, antérieures. Pour toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises, l’appui que l’école et la conscience commune ont donné à l’idée française s’est ainsi conjoint avec la valeur-révolution. Du coup, la crise de l’idée révolutionnaire a eu pour corrélat la mise en crise d’un modèle français, d’une forme du rapport à soi de la France. Lorsque le Figaro-Magazine a pu arborer, en 1989 (à l’occasion du bicentenaire) en tête d’un de ses numéros ce slogan-programme : « Pour en finir avec la Révolution française », il fixait comme but de liquider deux siècles d’histoire française, et de fierté de la France à l’égard d’elle-même. Cette passion liquidatrice emportait évidemment, dans son flux, quelques prémisses qui avaient rendu la Révolution possible : Voltaire, Rousseau, Diderot, les Lumières honnies : bref le XVIIIème siècle, en grande partie. Donc, non pas deux mais trois siècles d’histoire de la France à mettre à la poubelle. On ne s’étonnera pas que si, comme il semble à certains égards, ce programme est devenu sinon victorieux, du moins hégémonique, se trouve mise au panier, avec toute une époque de la France, une bonne part de la confiance qu’elle pouvait s’accorder : devise, hymne, drapeau, et aussi littérature (Michelet, Quinet, Renan, Hugo, voire avant eux Beaumarchais ou Marivaux, prodromes révolutionnaires), l’école de la République et ses valeurs, une part de l’aventure coloniale (j’y viens ci-dessous), l’opposition à la contre-révolution européenne (Valmy, une certaine thématique de la Grande Guerre comme combat contre le despotisme, l’alliance républicaine contre le nazisme, le programme du CNR), etc. Ces éléments n’assument pas la totalité de l’histoire de France, et ne l’épuisent pas, mais ils ont, pour une bonne part, construit la forme principale de ce qui était reconnu comme son sens.

Leur héritage ne se confine pas à la pensée dite de gauche, ni aux discours les plus progressistes. En effet, un deuxième plan de sensibilité morale vient s’articuler à ce premier constat. L’idée de la France s’est, depuis longtemps (dès avant la Révolution française), nouée à une certaine visée de l’universel. La France s’est considérée comme porteuse d’une valeur d’universalité – et a souvent voulu penser que cette charge la définissait en propre. De façon toute différente, en Allemagne la question allemande, l’Allemagne comme question, la compréhension de la Germanité, ont été des vecteurs actifs de l’invention littéraire, artistique, philosophique. Le mot « allemand » y est extrêmement présent dans les œuvres d’arts ou de pensée : l’ « Adresse à la noblesse chrétienne de la nation allemande » de Luther, les « Discours à la nation allemande » de Fichte, le « Requiem allemand » de Brahms, « Hitler, un film d’Allemagne » de Syberberg, témoignent parmi des dizaines d’autres de cette insistance lexicale[2]. La « question allemande » peut avoir son analogue dans la pensée russe, et en bien d’autres espaces, européens ou pas, de déploiement de ce romantisme national. Ces proclamations se sont souvent élevées contre une abstraction attribuée à l’universalisme français. Car on trouve moins de référence à la « question française », en tant que française et sous ce nom, dans la littérature d’expression francophone[3]. L’espace mental de la France y est valorisé, quand il l’est, non pour sa spécification située, mais pour sa connexion particulière avec l’émancipation la plus générale – explicite ou implicite. Ce qu’exprime, bien au-delà de la gauche, la célèbre phrase prononcée par de Gaulle, qui sert de bannière au mémorial de Colombey : « Il y a un pacte, vingt fois séculaire, entre la grandeur de la France et la liberté du monde »[4]. La France n’est donc pas « grande » pour elle-même, mais comme championne de la liberté de tous. Le cinéma français des années 20 à 40 (par exemple le « réalisme poétique ») ou celui qui a suivi (comme la « nouvelle vague »), s’ils expriment une singularité française, sont très peu habités par une thématisation explicite de la France, comme telle et sous ce nom. La référence nationale y est beaucoup moins présente, insistante, que dans les littératures ou filmographies allemande, italienne, russe, américaine[5]. Parce que la spécificité française s’exprime, subjectivement à ces époques, dans la mise en jeu d’un certain rationalisme universalisant. C’est cette confusion qui a rendu possible la thématique universaliste de la colonisation, avec ses effectuations autoritaires, franco-centristes, dominatrices. Dans la mesure où une conception (fraternelle, généreuse, ouverte) de l’universel se voit suspectée aujourd’hui, le modèle de la valeur française ne peut que souffrir d’une profonde désorientation.

Sommes nous alors dans une crise provisoire de l’idée française ? Ou, au contraire, vivons-nous la fin d’une époque, et le modèle franco-révolutionnaire est-il en bout de course ? A un seul moment, durant deux ou trois siècles, ce « pacte » (selon l’expression de de Gaulle) aura fait l’objet d’une attaque systématique : pendant la période pétainiste, avec toutes ses dimensions étatiques, institutionnelles, culturelles. Le pétainisme a bien été une entreprise cohérente et organisée « pour en finir avec la Révolution française », c’est-à-dire, du coup, avec ce qu’on peut bien appeler « une certaine idée de la France » – dont les tenants, la Résistance l’a montré, se répartissaient sur un spectre large, allant d’un certain nationalisme « classique » (de Gaulle, christianisme social, rationalisme gréco-latin) jusqu’à une gauche révolutionnaire laïque et internationale. C’est cet ensemble, et cette alliance, dont la destruction est aujourd’hui entreprise. Et si la crise de l’idée française, et de son schème d’avenir, ne se comprend que dans son lien avec le refoulement, idéologique, culturel, éthique, de la Révolution, on peut penser que la France ne relancera sa dynamique morale et sa confiance qu’en renouant le fil intellectuel, historique, artistique, avec sa tradition et son inspiration révolutionnaires.

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[1] Cf., dans ce « Journal », la note « Démocratie / révolutions » du 15 août 2014.

[2] Ou thématique, même quand le mot « allemand » y figure moins : par exemple Les Ailes du désir (titre français pour Der Himmel über Berlin, « Le ciel au-dessus de Berlin »), de Wenders.

[3] Si ce n’est, a contrario, par exemple dans le Discours sur l’universalité de la langue française, de Rivarol – où la langue française est bien l’objet d’un éloge, mais pour sa supposée capacité d’universalisme.

[4] Discours à la réunion des Français de Grande-Bretagne, Kingsway Hall, 1.03.41. Cf. D.G., Hypothèses sur l’Europe, Circé 2000, p. 181.

[5] J’ai déjà fait remarquer, dans les Hypothèses sur l’Europe, que les mots « France » ou « Français » ne figurent pas dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (sauf dans l’expression placée en préambule : les représentants de la nation française, constitués en Assemblée nationale, etc.) Cf. Hypothèses sur l’Europe, p. 146.