03.09.15

 

En critiquant la situation présente, chacun déclare : il faudrait faire ceci ou cela. Et avance des hypothèses – renforcer l’intégration européenne, ou au contraire sortir de l’euro. Accomplir et accélérer « les réformes », ou bien mettre un terme aux « politiques d’austérité ». Mais sous ces propositions, j’entends toujours une question silencieuse, qui reste sous-jacente : celle qui demande qui doit et peut faire ces choix, procéder à ces changements.

Opposons deux cas de figure, simplifiés. Ou bien on cherche un aménagement de l’ordre (ou du désordre) existant, s’appuyant sur la logique (ou l’illogisme) des rapports de production capitalistes. On souhaite que les évolutions en cours soient approfondies, accélérées : réduction des déficits publics, limitation des dépenses des États, amélioration de la « compétitivité » des productions, réduction des rémunérations du travail et des protections sociales. L’opérateur pour ces inflexions se repère sans difficulté : ce sont les États capitalistes, et si les politiques sont jugées mauvaises, d’autres dirigeants pourraient se voir confier le rôle de les modifier. Comment de nouveaux dirigeants peuvent-ils accéder aux commandes ? Par les processus de sélection des responsables (ou des irresponsables) de la gestion capitaliste : grandes Ecoles, cooptations, ascension dans les hiérarchies, processus où ils seront supposés avoir acquis le type de rationalité (ou d’irrationalité) et les instruments permettant ces inflexions. Si le porteur du souhait (analyste, universitaire, journaliste, élu d’association) ne se voit pas accéder à une position pour conduire ces changements, il peut rêver d’exercer le rôle de conseiller des chefs, recruté de manière formelle, ou faisant connaître ses suggestions par articles de presse, ouvrages, prises de parti publiques. Enfin, pour autant que des décisions étatiques sont requises, il ou elle peut aspirer à des responsabilités dans un parti (par des processus de sélections très semblables aux précédents) puis être candidat à des fonctions électives ou décisionnelles, puis les exercer pour promouvoir les idées (ou les absences d’idées) correspondant à ces politiques. Tout ceci est simple, et plutôt réaliste : tenter une ascension sociale, dans les circuits et par les méthodes qui prévalent, afin d’agir dans le sens d’évolutions souhaitées.

Mais si, en revanche, on préconise des changements qui remettent en cause, de façon que l’on pense profonde, les orientations structurantes de la vie sociale telle qu’elle est, qui peut alors réaliser ces modifications ? En particulier, s’il s’agit de s’opposer à « la finance », ou bien aux choix des très grands groupes industriels ou commerciaux, de contraindre ces forces à des actes qui aillent à rebours de leurs orientations spontanées, qui peut mettre en œuvre ces actions ? Imaginons qu’on veuille combattre, ou freiner, ce qu’on appelle le « néolibéralisme » (ou le vieil autoritarisme) économique, et donc les intérêts de grands ensembles industriels, commerciaux et financiers, et de toute une couche bureaucratique qui obtempère à leurs injonctions – par exemple, dit-on, la bureaucratie de l’Union Européenne, supposée saturée d’idéologie néo-libérale (ou – etc.), qui va s’opposer à ces puissants dispositifs sociaux, économiques et politiques, et les mettre en échec ? On voudrait bloquer les programmes d’austérité. Mais si l’on observe un peu l’évolution des dernières décennies, il apparaît sans difficulté que ces programmes expriment des tendances profondes des courants économiques, sociaux, politiques qui sur le plan mondial sont aux commandes. Qui va mettre en œuvre cette alternative, et dans quel rapport de forces, supposé victorieux ?

A la question ainsi posée, une réponse semble induite, par automatisme ou par défaut : ce sont « les dirigeants », « les politiques » qui devraient agir dans le sens souhaité. Lesquels ? Non pas ceux qui se démènent activement dans la direction inverse, pour obtenir les résultats exactement contraires. Sans doute pas eux. Alors, les autres. Qui ? Eh bien, par exemple, dans le cas de la France, « les socialistes », ou : « la gauche ». Mais cela présuppose que « les socialistes » ou « la gauche » ont comme objectif de briser la résistance et la domination du grand capitalisme. Où et quand leur a-t-on vu un tel projet ? Nulle part en tout cas dans leurs programmes, leurs objectifs, leurs orientations. « Les socialistes », ou « la gauche » (en ce sens du mot) sont, délibérément et loyalement, les gestionnaires du capitalisme, de la société telle qu’elle est aujourd’hui fondée (ou infondée). La preuve : pas un seul « socialiste » (en ce sens du mot) ne prétend qu’il soit pensable de travailler à la construction d’un monde émancipé de la marchandise, du salariat, de la domination du capital. Cette perspective, même lointaine, a disparu de l’horizon. Toute la « gauche » dite de gouvernement, gouverne en tentant d’aménager au mieux la gestion capitaliste des choses. Exactement comme « la droite » – avec des choix, directionnels ou symboliques en partie différents, et cette différence n’est pas sans portée[1]. Elle œuvre en tous les cas sans concevoir de travailler à rompre l’hégémonie sur la vie sociale de la gestion pensée (ou impensée) par le grand capital. D’ailleurs, les processus de sélection de ses dirigeants (grandes Ecoles, cooptation, ascension dans les fonctions dirigeantes ou électives) sont à peu près identiques à ceux qui forment les autres dirigeants du néo-capitalisme. Comment voudrait-on – sans exclure les exceptions individuelles –, que ces processus produisent des dirigeants poursuivant des objectifs opposés à ceux pour lesquels ils ont été formés ?

En ce sens, le lamento sur « la trahison » de la gauche est sans objet. On ne peut trahir que ceux ou ce qu’on a pour mission de représenter adéquatement. Les dirigeants du néocapitalisme « de gauche » ne se sont jamais donné pour mission d’abattre le néocapitalisme. Ils n’ont rien trahi : au contraire ils servent, au mieux de leurs convictions, ce pour quoi ils ont été sélectionnés. Cela ne répond pas exactement à leurs programmes électoraux ? Bien sûr. Ils ont prétendu défendre les petites gens, le peuple ? Évidemment. Tout le monde le prétend, même la droite la plus « décomplexée ». C’est affaire de propagande. Personne n’a jamais déclaré vouloir se faire élire pour augmenter les profits du capital et accroître la misère. Mais il ne faut pas confondre la rhétorique électorale et la position de classe. Aucun dirigeant « socialiste » aujourd’hui n’a comme programme d’agir pour rompre la domination du capital et de la marchandisation. En servant le grand capitalisme, aucun ne « trahit » : ils font leur travail, avec une orientation plus ou moins gauchère (qui peut n’être pas sans sincérité, ni sans élans généreux).

Alors ? Où est le fond de la question, le point aveugle ? Le voici : en dehors de cette imputation un peu ridicule, une conviction, ou une croyance, sous-tend les réponses implicites à la question qui ? Qui peut mener une telle politique ? La réponse implicite est : l’État. C’est l’État qui est supposé rompre la logique du capitalisme (et de l’austérité, etc.) Le point aveugle des politiques alternatives, c’est : la nature de l’État.

Là encore, on peut confronter deux visions distinctes. Que l’État puisse s’opposer frontalement aux visées (ou aux aveuglements) du capitalisme suppose qu’il soit doté d’une nature neutre, apte à se mettre au service de politiques adverses, selon qui le dirige. L’État est alors vu comme le représentant de l’intérêt général, de la volonté majoritaire, ou de la rationalité commune. Il suffit que parviennent à sa direction des personnes animées d’une intention donnée (par exemple : combattre le néo-libéralisme – ou le vétérobureaucratisme – et les politiques d’austérité) pour que cette politique entre dans les faits. Comment ? Par l’élection. Exemple récent : il suffirait de voir élus des dirigeants grecs résolus à rompre avec l’austérité pour que l’État grec rompe avec l’austérité. S’il ne le fait pas, c’est que les dirigeants trahissent.[2] Mais peu importe ici. L’affirmation qu’« il faut rompre avec les politiques d’austérité » présuppose, comme réponse à la question qui ? (Qui peut mener une telle politique ?) la réponse : l’État, et cette réponse suppose à son tour que l’État est une instance neutre, qui peut se mettre au service de toute politique dès lors qu’on accède à sa direction.

Or, je suis convaincu que l’État n’est rien de tel. Si la société est divisée en classes pour le moins très hétérogènes (ce qui s’exprime par les niveaux de leurs revenus, mais repose, plus profondément, sur leur rapport à la propriété des moyens sociaux de production, de communication, d’échanges : classes qui se partagent la propriété de tels moyens et peuvent décider de leur usage, classes qui en sont totalement démunies, classes qui accèdent à de petites parts d’appropriation non décisionnaire), si donc la société est ainsi divisée, l’Etat se structure à partir d’un ensemble de rôles situés dans cette division : principalement au service des classes dominantes, et partiellement au service de fonctions communes, lesquelles répondent aussi à des intérêts des classes dominantes.[3] La tradition marxiste exprimait cette conviction de façon carrée : l’État, y disait-on, est un instrument de la domination de classe. C’est, dans la société capitaliste, l’État du capital. Certes, la thèse était sèche, et elle peut être réexaminée en fonction des évolutions présentes. Mais je pense que, formulée aussi nettement, elle a l’intérêt de pointer l’absurdité d’espérer que l’État mette en œuvre, parce qu’arrivent de nouveaux élus, une politique anticapitaliste résolue et efficace. Même en complexifiant l’analyse, on peut au moins concevoir que l’État est baigné dans la division de classes, traversé par elle, et qu’il constitue une sorte de champ de bataille multiple et complexe dans l’affrontement entre des intérêts divergents. Que donc sa mise au service d’une orientation novatrice, anticapitaliste demande une stratégie rude et complexe, s’appuyant sur des forces précises. L’Etat, tel qu’il est et fonctionne, ne peut pas, tout à trac, se faire le serviteur d’une politique qui nie toutes les fonctionnalités et rouages qu’il a mis en jeu depuis des décennies.

Mais pourquoi définir une politique anti-austérité comme anti-capitaliste ? Cette assimilation est-elle pertinente ? Ne s’agit-il pas, plus simplement, de réorienter la politique économique dans un sens différent – où même, à la rigueur, un certain capitalisme pourrait trouver son compte ? Cette objection repose, à mes yeux, sur une illusion qui exprime toute l’équivoque contenue dans le concept de néo-libéralisme. Car, dès lors qu’on pense devoir s’opposer aux politiques néolibérales, on peut croire qu’il est seulement question de modifier une orientation – disons : le sens de la marche sans changer de navire. Or, si le concept de néo-libéralisme a un sens et un intérêt (malgré cette dénomination à mes yeux malheureuse) c’est uniquement en tant qu’il définit une phase (la phase présente) de l’histoire du capitalisme, une mutation actuelle du capitalisme dans la période où il est entré. Une réorganisation profonde et structurale des rapports sociaux capitalistes, adaptée à de nouveaux objectifs et à une nouvelle stratégie (économique et politique). En ce sens, s’opposer au néo-libéralisme, ce n’est rien d’autre que s’opposer au capitalisme d’aujourd’hui, au néo-capitalisme (je préférerais ce mot : parce que si « néo » indique la nouveauté, capitalisme dit bien la continuité de structure essentielle avec les formes antérieures).

Qui peut conduire une politique qui contredise, en profondeur, l’orientation « néo-libérale » du capitalisme contemporain ? Aucune réponse toute prête n’est disponible, on s’en doute. La recherche menée ici ne prétend pas faire sortir de ses cartons, en kit, un système prêt au montage. Au moins les lecteurs des notes précédentes de ce « Journal » savent-ils qu’à mes yeux, une seule certitude s’impose dans un océan de doutes : qui rappelle que, le capitalisme contemporain manifestant chaque jour sa structure essentiellement mondiale, et sans cesse en voie de mondialisation accentuée (le capitalisme étant indissociable de cette mondialisation elle-même, et de plus en plus, dans un jeu de tensions géographiques et topiques), le choix est alors, définitivement, entre l’espoir de voir restaurer les anciens États, guéris de leur épuisement et tenus pour salvateurs – au mépris de toute vision de leur nature de classe –, et une politique qui, pour le remettre en cause, se cherche comme planétaire. Opposant au monde, à la mondialisation capitaliste, une solidarité, une citoyenneté communes, universalistes, aux dimensions de notre planète. Mais qui peut mettre en œuvre une politique planétaire ?

Je ne sais pas si, comme le croyait Marx, l’humanité ne se pose que des problèmes qu’elle peut résoudre. Mais je suis convaincu que, si les réponses paraissent lointaines, pour les approcher il faut commencer par clarifier les questions, et donc les poser. Dégager les questions claires sous le fouillis des réponses confuses, c’est à mes yeux la première tâche pour s’orienter. Et, si possible, ne pas marcher en arrière.

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[1] J’ai déjà écrit plusieurs fois ici, et je répète sans m’en lasser, que la différence entre la gestion droitière et la gestion gauchère du capitalisme ne m’est pas indifférente, et que – tant qu’une alternative stimulante au capitalisme ne s’est pas dégagée, et on n’y est pas – je préfère la gestion de gauche. Le « tous pourris » est fascisant et irresponsable. L’histoire du parti communiste allemand au début des années 30 est, les curieux d’histoire le savent, très édifiante à cet égard.

[2] Même dans cette conception, reste une question de taille : savoir comment on peut faire accéder à la direction de l’État des élus animés de cette volonté. En ce point, on pourrait mettre en cause d’autres ambiguïtés (ou clartés, malheureusement) : quelle conjonction de forces il faut activer pour obtenir une majorité électorale à cette fin – et en particulier s’il est possible aujourd’hui d’espérer trouver une majorité en ce sens sans le secours de forces de droite ou d’extrême-droite, dès lors que le « refus des politiques d’austérité » se traduit en « refus de l’Europe » et donc en rhétorique nationaliste. Les exemples abondent de cette évolution.

[3] Ainsi, les fonctions de « services publics ». Elles servent indubitablement « l’intérêt général » (santé, éducation, infrastructures d’équipements etc.), mais ne le servent pas parce que les classes dirigeantes se seraient brusquement souciées du bien commun. Et pas seulement non plus parce que les travailleurs les auraient imposées, même si des luttes ont évidemment joué leur rôle. Ces fonctions d’intérêt commun sont aussi apparues, à de certains moments, comme des besoins de l’exploitation et de la concurrence capitaliste (formation et état de la main d’œuvre, prise en charge de coûts peu rentables, etc.)