20.09.15

 

Pour prolonger paradoxalement la note précédente, il me vient le désir d’évoquer diverses lectures du moment. En lisant les pages précédentes, on pourrait m’imaginer plongé dans Marx et Lénine, et seulement soucieux de révolution. (Il faudra que je consacre une entrée prochaine à m’expliquer un peu avec ce mot – révolution. Je l’ai fait, en partie, voilà quelques années[1]. Et l’acception que je lui donne pourrait surprendre un peu. Peu importe, pour l’instant.) Qu’est-ce que je lis, outre les Lettres à Kugelmann ou, à nouveau, Que faire ?

Kierkegaard. Avec un entrain proto-passionnel. Je vais encore procrastiner : parler de lui supposerait que je m’explique sur quelques affaires théologiques. C’est une nécessité, et j’ai déjà dit que je le ferais un jour. Pas aujourd’hui. Rôdant autour de Kierkegaard depuis des décennies, je me suis décidé, voilà peu, à tenter d’y entendre quelque chose – comme je l’ai fait récemment avec Spinoza. Mais pour Spinoza, l’occasion était un spectacle. Ici, non – à ce jour au moins. Dans un cas comme dans l’autre, je suis parti d’une inaudition totale. Vraiment, je n’y entendais rien. Avec Spinoza, c’est devenu un peu différent. J’ai lu, relu, textes et commentaires, j’ai fini par entrevoir. Pour Kierkegaard, pas encore. ça va venir.

Ensuite, Arendt. L’essai sur l’antisémitisme m’a laissé une impression indécise. Puis Eichmann à Jérusalem m’a secoué, comme fait un livre immense, d’une portée énorme. À la fois chef d’œuvre littéraire, intervention historique d’une force peu commune, et (dois-je dire, pour ce qui me concerne : surtout ?) incroyable réflexion sur l’essence de la bureaucratie. Or, la bureaucratie, certains lecteurs s’en souviennent peut-être, articule une question centrale à mes yeux. Je reste convaincu qu’un des nœuds historiques à éclaircir est la nature des régimes formés après la révolution russe, en Russie puis autour. Je me sens tributaire de la théorisation sur la bureaucratie menée par Castoriadis et Lefort, dans le sillage laissé ouvert par Trotsky, re-labouré par eux. Or, je vois dans Eichmann a Jérusalem une stupéfiante contribution à ce chantier. J’ai donc entrepris ensuite (c’était mon objectif initial) la lecture du deuxième volume des Origines du totalitarisme (dont le livre sur l’antisémitisme est le premier volet), consacré à L’impérialisme. Mes préoccupations sur la vision planétaire me donnaient, depuis longtemps, le désir d’y venir. Disons, par provision, que j’y trouve encore plus que ce que j’y cherche.

Du coup, la figure d’Hannah Arendt m’intrigue vivement. Divaguant autour, j’ai lu des livres de Günther Anders (auquel je m’intéresse depuis longtemps) et en particulier les lettres à Eatherly (le pilote d’Hiroshima) et au fils d’Eichmann[2]. J’en reparlerai. Et me voilà plongé dans la sidérante correspondance amoureuse entre Arendt et Heidegger. J’en suis interloqué. Et mû par un intérêt extrêmement puissant. Ce document extraordinaire m’apparaît comme un instrument d’une singularité totale pour tenter d’éclairer le rapport entre nazisme et judaïsme, et par là judaïsme et Allemagne, des deux côtés et dans les deux sens. Que le premier choc passionnel ait eu lieu en pleine période de rédaction d’Être et temps, que la seconde phase (où l’amour ne cesse pas, c’est ce qui stupéfie), après vingt-cinq ans, accompagne certains travaux parmi les plus importants de l’un et de l’autre, que l’histoire coure sur cinquante années du XXème siècle et ne fasse jamais, chez lui ni chez elle, l’objet d’aucun reniement – pour ce qu’on peut en lire – , c’est une lumière sur l’époque qui, à mes yeux, n’est pas près de s’éteindre. Je ne vais pas manquer d’y penser, avec soin.

Et d’autres. Virginia Woolf cet été. Beaucoup d’écrits sur des peintres. Et des romans, qui attendent et viendront bientôt. J’aimerais découvrir Sebald.

[1] D.G., Après la révolution, Belin, coll. « Littérature et politique » (dir. Claude Lefort), 2003.

[2] Günther Anders, « “Hors limite” pour la conscience, Correspondance avec Claude Eatherly, le pilote d’Hiroshima, 1959-1961 », trad. F. Cazenave et G. R. Veyret, in Hiroshima est partout, Seuil, 2008, et Nous, fils d’Eichmann, Lettre ouverte à Klaus Eichmann, trad. S. Cornille et P. Iversnel, Rivages Poche, 2003.