24.02.16

Devant la marée de relativisme qui submerge le champ des idées, que faire ? Relativisme tout relatif, si j’ose dire, car il conduit à la domination sans partage de quelques dogmes catégoriquement réactionnaires, eux bien fixes et assurés : la droite classique étant passée sous tutelle de l’extrême droite, la gauche moyenne assujettie aux schèmes de droite, la gauche grognon désemparée, avec pour boussole un « avant, c’était mieux » qui cède à un étatisme lui-même rétrograde, et l’extrême gauche enfin – à de rares exceptions près –, obsédée par la mondialisation capitaliste où elle ne voit que la mondialisation, et du coup complaisante à un nationalisme qui, malgré elle, consone avec celui de l’extrême-droite, et ferme ainsi la boucle et le ban. Est-ce qu’en disant cela, je tombe à mon tour dans le défaut que j’abhorre, qui consiste à affirmer que tout le monde a tort et que moi seul y vois clair, me rassurant ainsi dans le pire des réflexes identitaires (qui fait le noyau de tous les autres) : une adhésion à soi-même [1] ? Peut-être pas tout à fait, puisque, j’essaierai un jour prochain de le dire, cette critique faite ici en commençant et comme pour la solder me conduit à ce que Lévinas appelle se « dénoyauter de soi-même » [2], pour trouver son principe d’évaluation dans une altérité.

Que faire alors ? Et d’abord, pourquoi caractériser cette inondation comme relativiste ? Parce que, dans ce que j’appellerai par provocation ce plan d’immanence, tout communique et tout s’échange, de sorte que la différence des idées n’est jamais plus que gradation, du plus au moins, ou l’inverse. La droite moins brutale que son extrême, la gauche moins haineuse des pauvres que sa voisine, la gauche frondeuse plus sociale que sa sœur, le nationalisme gauchiste moins raciste que l’autre. Mais les thèmes, et une grande partie des évidences, sont fixés à l’extrémité droite du champ. Le programme, établi par des clubs voilà cinquante ans, qui ambitionnaient, à coup de quelques slogans dérobés chez Gramsci, de conquérir une hégémonie dans les idées pour la préparer en politique, a été appliqué, les objectifs atteints. La victoire de ceux qu’on considérait volontiers comme quelques allumés très minoritaires peut sembler totale. Heureusement, Rousseau a eu la bonne idée d’écrire, à l’apogée de l’Ancien Régime : « Tout ce qui brille est sur son déclin » [3]. Le point de bascule peut être proche. Mais il ne viendra pas tout seul, il faut y œuvrer.

Pour ma part, et de façon peut-être surprenante, je ressens la nécessité de couper le plan d’immanence par un sectionnement qui lui soit perpendiculaire, de trancher au cœur de ce relativisme par des positions inconditionnées, et donc d’affirmer quelques choix de pensée à partir d’une transcendance, qui comme son nom l’indique ne se laisse pas inclure dans l’espace clos de cet accommodement généralisé. J’en trouve la possibilité dans une sorte d’instinct moral, qui est sans préalable (et donc partageable sans a priori) ou qui constitue lui-même le préalable, l’a priori de toute suite. Mais il est vrai que, si on m’interroge sur cet étrange instinct, je le conçois comme transcendant les évaluations qui l’entourent, et lui demandent des comptes : pourquoi pas la mort plutôt que la vie ? Pourquoi pas la haine plutôt que l’amour ? Le désir de guerre plutôt que de paix ?  – Oui, c’est un choix. Moïse le prescrit à la fin du Deutéronome, devant sa mort prochaine : il s’agit de choisir la vie [4]. Aussi le Christ, répétant l’enseignement où il s’enracine : aime Dieu de toute ta force et de toute ton âme, et, dit-il, ce deuxième commandement qui lui est semblable : aime ton prochain comme toi-même [5]. Aimer l’autre, le prochain, c’est le même commandement qu’aimer « Dieu » : la transcendance, exactement. Sur « le prochain », bien sûr, il faut s’entendre, puisque le Christ demande aussi d’y inclure les ennemis [6].

Donc, la prescription inconditionnée, transcendante, qui coupe le champ de toutes les relativités, de tous les accommodements en plus et en moins. Telle que je l’entends, elle s’exprime en deux principes que, c’est vrai, je trouve l’un et l’autre dans les paroles de cet homme-là, qualifié comme « Christ », c’est-à-dire messie. Paroles messianiques, qui font un horizon, sur lesquelles, si on me demande pourquoi cela, plutôt que le contraire, ou plutôt qu’elles-mêmes, mais un peu plus, ou un peu moins (tuer un peu, haïr un peu, aimer un peu moins, ignorer un peu plus), je réponds, oui, il est vrai que je ne sais pas les justifier, puisqu’elles me semblent elles-mêmes le fondement et la mesure de toute justification, de toute justice. Elles sont inconditionnées. Et donc, c’est vrai, elles plongent dans une sorte de foi.

Premier principe : d’égale dignité, absolue, pour tous les enfants d’humains. Et le souci qui l’accompagne, dès que cet a priori est ignoré, bafoué, malmené. A ceux qui verraient là des abstractions religieuses, échappant au concret politique, j’opposerai leur portée politique immédiate. La question des réfugiés nourrit les choix politiques les plus brûlants. Avec toutes les difficultés qu’on voudra, tous les impératifs de pragmatisme, une politique de justesse et de justice ne peut, à mes yeux, se fonder que sur ce principe : tous les enfants d’humains, tous les humains, ont un droit inconditionné à l’accueil, au soin, au souci de leur égale dignité. Le relativisme est de dire : voyons la nationalité, l’origine, le métier, les possibles. Tout cela doit, sans aucun doute, être pris en charge avec un soin du réel et du réalisable. Mais le principe veut être réaffirmé, tranchant : tous les humains ont là un droit égal, absolu, inconditionné. Je reviendrai, bientôt j’espère, sur quelques conséquences quant au schéma politique général, de ce que j’ai appelé « citoyenneté planétaire » [7]. Les problèmes de réfugiés, de frontières, guerres, massacres, doivent être posés dans le cadre planétaire, d’une solidarité planétaire des humains, cadre pour lequel j’essaierai de convoquer le troisième mot de la devise républicaine française : fraternité. Fraternité sans condition de tous les humains. Le Christ le dit, de façon claire [8] : un des recours où sa parole me paraît, aujourd’hui, nécessaire[9]

Deuxième principe : de refus absolu de la violence. J’écris : absolu. Ici les paroles du Christ produisent une coupure anthropologique – le programme d’une mutation, d’une mue de l’humain. L’humain est arrimé dans d’innombrables violences. Bien sûr, de multiples religions, spiritualités, pensées – athées ou pas –, ont contribué à critiquer en profondeur ces violences héritées, reproduites. Mais ce qui m’importe (je pourrais écrire : désormais, en ce sens que c’est désormais que je le formule dans cette syntaxe et cette conceptualité, mais le souci de cette non-violence absolue m’habite depuis l’enfance), est d’affirmer le refus de la violence, l’exigence d’une « fin de la violence » [10] comme inconditionnés. Et donc de poser comme repère, balise de pensée, que toute violence doit être refusée, car la violence est non seulement la source du mal, mais en constitue le seul contenu, lui est strictement équivalente, qu’il n’y a pas d’autre définition du mal que celle-ci : le mal est la violence. L’Ancien Testament, si on le lit pour ce qu’il est, c’est-à-dire le récit d’une histoire (d’un mouvement, d’un processus, d’un devenir) part d’un monde qui baigne dans une violence extrême pour en arriver, par paliers successifs, à son refus total, et à l’annonce de sa fin, même dans la nature [11]. Mais, dans le prolongement (et, en un sens, « l’accomplissement ») de ce mouvement, celui qui produit la coupure dans l’histoire, la rupture anthropologique, c’est le Christ, qui pose le refus de la violence comme nécessité absolue. Je sais que cette affirmation doit être argumentée en détail. Mais qu’on se fie à l’intuition du lecteur, serait-il le plus athée : tout l’enseignement du Christ pose cela. Et qu’on ne vienne pas objecter le renversement des tables des marchands dans le temple. Le refus de la violence n’est pas la fin de la critique, de la mise en cause, ni même du renversement. Bien des choses doivent être renversées, et les tables des marchands ne sont pas les moindres. On parle ici de violence : meurtres, blessures, haines, humiliations, souffrances physiques et morales infligées – et viol, évidemment, puisque comme l’indique le mot, non seulement le viol est une violence, ce qui est le plus élémentaire des constats, mais toute violence est un viol.

Tels sont les deux principes que je vois au fondement des politiques dignes, désormais. C’est un acte de foi, oui. Mais cette orientation de pensée et d’existence (qui définit, me semble-t-il, ce qu’on appelle foi [12]) est la condition, le préalable, la condition sans condition pour sortir du marécage de relativisme, et de régression, dont la marée nous submerge.

Chacune de ces affirmations, ici assemblées de façon abrupte, devrait (devra) être soigneusement reprise, et analysée pour ce qu’elle engage, et entraîne. Mais enfin, il faut bien que de la foi (comme on dit : du vin, ou : du beurre), un beau jour, s’expose.

 

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[1] Cf. « Changer le ton », dans le Journal 14-15 et sur radicalcinéma.org (ou sur ce site : Ecrits et réflexions – vidéos).

[2] Par exemple, Autrement qu’être (1978), Livre de Poche 2001, pp. 142, 277 ; De Dieu qui vient à l’idée (1982), Vrin 1992, p. 117.

[3] En vérité : « Tout état qui brille est sur son déclin ». Emile ou de l’éducation, III, édition de Michel Launay (1966), GF-Flammarion 2009, p. 252, note.

[4] Dt 30, 19.

[5] Mt 22, 36-40.

[6] Mt 5, 43-48.

[7] Cf. par exemple « Journal public 2014-2015 », sur ce site, aux dates des 31.07.14 et 02.08.14.

[8] « J’ai eu faim, vous ne m’avez rien donné. J’ai eu soif, vous ne m’avez pas donné à boire. J’étais un étranger, vous ne m’avez pas accueilli. Nu, vous ne m’avez pas habillé. Malade, vous ne m’avez pas visité. En prison, vous n’êtes pas venus. Et ils demanderont : quand t’avons-nous refusé cela ? Il leur dira : quand vous l’avez refusé au dernier de mes frères, c’est à moi que vous l’avez refusé. » Mt 25, 41-45 (contracté dans D. G. X ou le petit mystère de la passion, Les Cahiers de l’Egaré, 1990.)

[9] S’agit-il seulement des humains ? Que penser des animaux, de la nature – voire des extra-terrestres ? Sur tout cela, je m’expliquerai plus loin. Pour l’instant, disons-le ainsi. L’inconditionné ne se borne sans doute pas à l’humain. Mais, quant au politique, il y a déjà un grand pas à faire (planétaire) à considérer tous les humains, sans aucune exclusive.

[10] Je mets les guillemets en souvenir du titre d’un film de Wim Wenders, The End of Violence (1997), que je n’ai toujours pas vu.

[11] Isaïe 11, 6-9 : « loup et agneau vivront ensemble / léopard et chevreau dans la même tanière / dans les prés le tigron et le veau côte à côte / menés par un petit garçon / et la vache ira paître avec l’ourse / leurs petits endormis côte à côte /et le lion broutera comme un bœuf / et le bébé jouera sur le trou du serpent / vers le nid des vipères l’enfant tendra la main – / plus de méfaits, plus de ravages / dans toute ma montagne sainte – » (trad. Pierre Alféri, Bible des écrivains (2001), Bayard-Médiaspaul 2005. Je dois dire que, même dans mes athéismes les plus résolus, ces vers ont toujours été pour moi, depuis des décennies, la source d’une intense joie. Pourquoi ?

[12] Cette caractérisation (de la foi comme orientation d’existence), je ne cesse de la lire, depuis des décennies, dans mon attention jamais démentie aux écrits de Rudolf Bultmann.