16.04.16

A propos des « Nuits debout », et voulant marquer le fait que les mouvements sociaux ne naissent pas par génération spontanée (au sens où il faut bien que des individus se rapprochent pour en préparer ou en déclencher l’émergence), Frédéric Lordon a récemment déclaré, sur le mode humoristique : « Pour qu’il y ait des bébés, il faut que Papa baise Maman. » [1]

Ecoutant cet échange, je me demande pourquoi l’expression que je viens de citer provoque en moi une impression si désagréable. Bien sûr, on pourra considérer que celle-ci exprime une tension dans le souvenir de mes parents. C’est certain, et j’y reviendrai un de ces jours [2]. Mais là n’est pas la seule cause de ce désagrément. J’en vois d’autres, parmi lesquelles un contentieux que je travaille, ailleurs, à expliciter [3] : mon refus de la tendance à ne parler du sexe qu’en termes « grossiers ». Cette inclination mérite d’être interrogée : pourquoi une si forte réticence à employer, à propos de sexe, une terminologie « noble » ? Même et surtout lorsqu’il s’agit d’amour physique, vu dans ses aspects les plus crus ? Pourquoi cette équivalence supposée entre joie des corps et grossièreté [4] ? Mais ceci n’est pas non plus le thème de cette note. Non, mon malaise, aisément explicable, vient d’autre chose, qui m’est apparu à la lecture récente d’œuvres littéraires où cet agencement de termes vaut comme signe d’un style libre, fidèle à l’oral, et surtout sans conventions étriquées, sans « tabous » linguistiques, dès qu’il s’agit d’aborder les rapports sexuels, en particulier d’hommes avec des femmes. Il a baisé unetelle, je l’ai baisée, etc. Cela fonctionne comme marque d’écriture désencombrée, libre, allant au fait [5]. D’où vient alors ma réserve ? De ceci, qui n’est tout de même pas une découverte copernicienne : dans cette expression seul l’homme est sujet de l’acte sexuel. Au sens grammatical élémentaire. Si je « baise » une femme, je suis le sujet de cet acte. Et la femme concernée en est, grammaticalement, l’objet. Or, dans la grammaire niche le sens : la femme est bien, ici, objet dans la relation physique. Dans le livre immense cité plus haut en note, tout le récit le confirme. Et d’ailleurs, dans cet ouvrage la tournure dont il s’agit circule à peu près exclusivement entre hommes. Ce rapport à la fois passionnel et totalement manipulateur à l’égard des femmes n’est pas pour rien dans la déchéance, et la détresse, qui emporte les protagonistes masculins. En outre, je ne crois pas avoir croisé dans ces pages la moindre occurrence d’une phrase où ce serait une femme qui « baise » le narrateur ou ses amis. Mon malaise devant l’expression ci-dessus procède ainsi de ce que « Papa » y est le seul agent actif d’un rapport sexuel avec « Maman ». Je reçois cette formule comme véhicule d’un insupportable machisme. Dans le contexte politique où elle prend place, la collusion d’un propos qui se veut fermement émancipateur et d’une syntaxe violemment sexiste, et le rire de complicité bruyante qu’elle provoque dans l’auditoire, entraînent en moi un rejet intuitivement catégorique.

D’autant qu’à la phrase suivante, et pour expliciter la métaphore politique – donc pour en venir au cœur de son propos, selon lequel le mouvement des « Nuits debout » n’est pas né « par immaculée conception », mais que lui-même y est décisivement pour quelque chose, ainsi que le réalisateur du très beau film Merci Patron, l’orateur ajoute : « J’ai couché avec François Ruffin ». L’oreille mise en alerte par le syntagme précédent, je ne peux que remarquer qu’il ne dit pas, alors : « J’ai baisé François Ruffin », ni « François Ruffin m’a baisé ». L’expression choisie évoque plutôt une coopération érotique. Si je couche avec quelqu’un (ou quelqu’une), on peut dire, par réversion simple, qu’ipso facto il ou elle a couché avec moi. Le caractère orienté du transitif disparaît. Pourquoi cette transformation syntaxique ? J’y vois deux raisons. D’une part, si avait été employé alors le verbe « baiser », dans sa construction précédente (X baise Y) il aurait fallu choisir entre deux possibilités : dans chacune, l’un ou l’autre des deux hommes aurait été posé comme agent de l’acte sexuel (et donc politique), et du même coup l’autre comme objet passif de cet acte. Ce qui n’était pas le sens souhaité. (Je note, au passage, que l’équilibre qui surgit avec cette construction de « coucher » s’accompagne d’une atténuation de la « grossièreté » : « coucher avec » est moins brutal que « baiser ». Et donc, selon le cliché stylistique et moral évoqué plus haut, moins émancipé, moins « cash », plus prudent. Le passage à l’homosexualité s’accompagne d’une plus grande précaution dans le cru). Mais cette remarque se double d’une autre : car « J’ai baisé François Ruffin » ou « François Ruffin m’a baisé » auraient immédiatement pu signifier que l’un des deux hommes a berné l’autre, l’a « entubé » comme on dit (terme qui mérite aussi commentaire) et donc que le premier a été le bénéficiaire frauduleux de cet échange, le second se trouvant placé dans la position, si l’on peut dire, du dindon. Rétroactivement, cela souligne que le verbe « baiser », ainsi manié, fait d’un des partenaires le gagnant, et de l’autre la cruche – ce qui vaut aussi, quoique de façon moins criante, quand il s’agit d’un homme et d’une femme.

C’est pourquoi sans doute, même si j’ai appris avec intérêt que le processus menant aux Nuits debout avait été mis en route par un petit groupe auquel participaient Lordon et Ruffin (ce qui, pour moi, ne discrédite ni le mouvement, ni ces personnes [6]), j’ai éprouvé une gêne, et à vrai dire un sentiment de refus, devant cette expression, et les rires qui l’ont acclamée.

*

[1] Voir la retransmission de son débat avec David Graeber le 12 avril 2016, sur le site du journal Politis. En suivant ce lien le passage concerné est à partir de 26 min 40.

[2] J’ai déjà écrit un ouvrage qui, en en certain sens, peut être considéré comme un livre sur ma conception. Bien sûr, il traite de bien d’autres choses – faute de quoi je m’expliquerais mal l’écho qu’il a suscité –, mais il ne serait pas faux de prétendre que le centre exact du livre se trouve dans les pages où j’évoque cet événement, et ses conséquences (jusqu’à son titre). Cf . D. G., Un sémite, éd. Circé 2003, pp. 66-67. Trad. angl (USA) par A. et W. Smock, A Semite, A Memoir of Algeria, Columbia University Press 2014, p. 66.

[3] Dans un chantier en cours (mais de longue durée).

[4] Un autre problème apparaît : en quoi le mot « baiser » peut-il ici être dit grossier ? C’est une évidence empirique : « Papa baise Maman » n’est pas une phrase dont on usera dans n’importe quel contexte, ou situation – non pas pour le fait, qu’on peut désormais aborder sans pruderie, mais par le choix du terme. Or, « baiser » n’est pas un mot « sale » : dans d’autres cas, il peut être tenu pour élevé. C’est bien cet emploi qui qualifie sa grossièreté.

[5] Même dans certaines œuvres majeures. Dans la récente traduction intégrale de ce livre considérable qu’est Sur la route de Kerouac, il n’est question de relations sexuelles avec les femmes, pour le narrateur et ses proches, qu’en ces termes. Il faudrait bien sûr comparer avec le texte américain. Jack Kerouac, Sur la Route, Le Rouleau original (1952 – 2007), trad. Josée Kamoun (2010), Gallimard-Folio, 2012, passim. Cf. aussi Neal Cassady, Un Truc très beau qui contient tout, Lettres 1944-1950 (2004), trad. Fanny Wallendorf, éd. Finitude 2014.

[6] Travaillant, récemment, sur les débuts du mouvement de mai 1968, j’avais ainsi appris la part prise par quelques individus (dont en particulier Paul Virilio et Jean-Jacques Lebel, pour ce que j’ai lu) dans le déclenchement de la « prise de l’Odéon » – et dans le choix de cet objectif. Voir D.G., Mai, juin, juillet, Ed. Les Solitaires Intempestifs, 2012.