Cet article a été republié par le journal en ligne Mediapart, le 20 février 2017. https://blogs.mediapart.fr/denis-guenoun/blog/200217/deux-capitalismes

 

11.02.2017

Le « Journal public » a été frappé de stupeur depuis l’élection américaine. Stupeur, non pas au sens d’étonnement – même s’il y en a eu – mais dans l’acception plus ancienne de paralysie, d’hébétude. L’importance de l’événement, et de ses suites, a produit un saisissement dans l’écriture, comme si toute prétention à raisonner se voyait, pour un laps, appelée à la sobriété d’un temps de silence. Aujourd’hui, je relance quelques réflexions, en commençant par les trois que voici.

1. La confirmation de ce que j’indiquais au lendemain du vote [1] a dépassé toute attente. Je parlais d’une accession au pouvoir de la richesse arrogante, démasquée. Et je croyais n’évoquer ainsi que le nouveau président, sa rhétorique, la campagne qui l’avait conduit au pouvoir. Je n’imaginais pas qu’il allait rassembler autour de lui, pour diriger la nouvelle administration, une aussi insolente cohorte de milliardaires. C’est bien le capitalisme débridé, mené par ses idéologues à cheval, patrons enrichis au plus haut sommet de l’économie ou leurs mandataires directs, qui se voit ainsi porté aux commandes. (Mais n’était-ce pas le capitalisme qui dirigeait précédemment ? Si, bien sûr – et c’est cette différence qu’il faut désormais analyser. Car il ne se trouvera sans doute, au moins pour quelque temps, personne pour oser prétendre que, de différence, il n’y en a point.)

L’encre des discours pas encore séchée, la composition du groupe dirigeant s’est faite à l’envers des thèmes de la campagne électorale – ou de la journée d’investiture –, annonçant que « le peuple » reprenait en main ses affaires. (Ou bien : il faut interroger avec précision ce que signifie le mot « peuple », dans ces bouches et sous ces plumes, pour inclure ainsi les riches les plus gavés de luxe. Je ne crois pas que cet emploi soit une inconséquence. C’est plus profond.) Et il apparaît, à ce jour – 11 février 2017 –, qu’une des contradictions les plus délurées entre l’idéologie des dires et l’effectivité des actes se montre dans le fait qu’après des tombereaux de harangues contre Wall Street, la nouvelle administration se lance dans une dérégulation financière résolue, entreprenant de démanteler les mesures d’organisation prises après la grande frayeur mondiale de 2008, et dépassant les rêves des financiers les plus fiévreux.

La réalité « de classe » de cette politique est donc avérée : ce « populisme » est au service d’une très haute bourgeoisie capitaliste, comme l’étaient les fascismes et le nazisme qui, eux aussi, prétendaient exprimer les intérêts du peuple contre des accapareurs – on ne disait pas encore, par antiphrase, « élites ».

2. Une surprise tient cependant à ce que cette orientation d’un capitalisme sans voiles semble s’accommoder, de façon pour l’instant aisée, avec une rhétorique et des choix brutalement nationalistes. Dans quelle mesure ces choix s’inscriront dans les faits, c’est ce qui reste à voir. Mais tout de même : projets de murs aux frontières (matériels ou réglementaires), bannissement de nationalités dites menaçantes, hégémonie sans partage d’une langue (au détriment de l’espagnol, par exemple), politique étrangère calculée sur des intérêts nationaux étroits, protectionnisme économique, toutes ces positions paraissaient, il y a quelques mois encore, incompatibles avec le grand capitalisme impérial. On ne peut plus prétendre à ce jour, sauf par cécité obstinée, que le capitalisme équivaut à la chute des frontières et à l’envahissement des flux, de personnes comme de marchandises.

Comment comprendre ce retournement ? Je ne vois qu’une possibilité : admettre que le capitalisme ne se présente pas aujourd’hui sous une seule version (globaliste, mondialisante), mais au moins dans deux modalités antagonistes, qui se font face et s’affrontent – non pas d’une aire géographique à l’autre, mais au sein d’un même pôle de domination (en l’occurrence nord-américain ou nord-occidental). Ceci rejoint les analyses classiques du marxisme : le capitalisme n’y a jamais été pensé comme une domination homogène, mais comme champ d’affrontements et de rivalités très vives, économiques d’abord, politiques et idéologiques ensuite. Il n’y a de capitalisme que comme terrain de luttes inter-capitalistes féroces.

Il nous faut donc aller vers la compréhension d’un conflit aigu, qui oppose sans doute deux capitalismes contemporains : l’un, porté à une facilitation des échanges mondiaux, à un libre-échange poussé, à l’atténuation des barrières frontalières, à la fluide circulation des gens et des valeurs, l’autre souhaitant retrancher ses positions derrière des frontières à nouveau hérissées de limites et de contrôles. Il semblerait que la version A (globalisante) s’appuie sur les technologies les plus récentes, les métiers inventifs, les industries de la communication, de l’information. La version B (nationaliste) ferait fond sur des modèles industriels classiques, plus « lourds » (automobile, pétrole). Ceci devrait être affiné et éventuellement confirmé par des analyses compétentes.

Si cette intuition se consolide, ce n’est pas un capitalisme qui s’exprime aujourd’hui, mais deux, violemment rivaux. Cette hypothèse jette une lumière vive sur certains chocs politiques. Il paraît probable que, du point de vue des classes dominantes, la compétition entre la variante de gestion « Clinton » (et Obama) et la variante « Trump » manifeste la lutte entre ces deux orientations. Et, sans doute, la même réflexion à peine transposée nous permet-elle d’éclairer un peu l’affrontement vif entre un capitalisme à polarité nationaliste qui tend à se dégager en Europe, et un autre, plus mondialiste par tempérament et choix, tel qu’il s’exprime sans doute, par exemple en France, dans des tentatives libéral-modernistes (E. Macron ?) [2]

Quel est alors l’intérêt d’une telle distinction, pour « nous » ? Il faut bien sûr se demander qui est ce « nous », si on veut évacuer la tentation, populiste précisément, d’opposer un collectif indifférencié à, généralement, un « on » d’exclusion (« on veut nous faire croire que », etc.) [3] « Nous » désignerait d’abord ceux et celles qui n’ont pas de participation ni d’intérêts directs dans la gestion du grand capital, et ensuite celles ou ceux qui tentent d’explorer les voies d’une politique d’émancipation (laquelle pourrait prendre pour emblème : liberté, égalité, fraternité – c’est plutôt clair, à la condition de n’affaiblir aucun des trois termes). « Notre » intérêt à cette distinction serait alors de nous demander si, du point de vue d’une politique d’émancipation, ces deux formes de la gestion capitaliste sont équivalentes. Aucun doute que, si une proposition politique émancipatrice se dégage dans son autonomie, elle voudra être indépendante de chacune des deux branches de cette fourche. Mais tant qu’elle reste minoritaire (ce qui, en ce moment, est le cas) est-elle indifférente au fait que la direction d’un pays, ou d’un ensemble de pays, soit assumée par un capitalisme géré dans la manière Trump ou un capitalisme dans le style Obama ? J’ai, depuis le premier jour de ce journal, défendu avec résolution, une réponse négative [4] : cette alternative ne « nous » est pas indifférente. Comme presque tous les marxistes l’ont affirmé depuis bientôt deux siècles, le mouvement émancipateur a un très fort intérêt à une gestion du capitalisme orientée dans le sens des libertés (« formelles », « bourgeoises ») : de circulation, d’échange, de la presse, des opinions etc. Le fait de considérer que le capitalisme parlementaire et le capitalisme fasciste aient été équivalents a constitué l’un des fourvoiements les plus tragiques de certaines parties du mouvement ouvrier au milieu du XXème siècle [5].

Pour une politique d’émancipation, un double réquisit doit être tenu sans faille : a) ne jamais omettre de caractériser les politiques dominantes par rapport à leur support et leur finalité de classe [6] ; a) analyser de façon lucide la différence entre les différentes variantes de la pratique du grand capitalisme, et déterminer les intérêts d’une politique d’émancipation dans la lutte que se mènent les unes et les autres.

3. Une autre question, essentielle, se pose à partir de ces considérations. Qu’en est-il de la compatibilité (réelle, effective) entre les visées d’un capitalisme nationaliste, dans sa version « Trump », et celles d’autres capitalismes, à orientation nationaliste aussi ? On pense d’abord, bien sûr, à la classe dirigeante de la Russie. La question engage trois sortes de réflexions :

– Au-delà de choix tactiques, voire électoraux, qui ont conduit le groupe « Trump » à afficher une certaine proximité avec la politique des dirigeants russes, les intérêts économiques, stratégiques et politiques des uns et des autres peuvent-ils manifester une réelle convergence ? Je l’ignore totalement – et il ne me semble pas être le seul. Quelle est la compatibilité de ces prétentions, évidemment rivales ? On devine qu’elles peuvent former de provisoires coalitions, en particulier contre un adversaire commun (ici, lequel ? la Chine ? – ce serait un complet renversement), mais par leur nature elles sont concurrentes, et donc potentiellement en conflit. Au-delà de supputations peu assurées (concorde sur la Syrie, oppositions sur l’Iran, etc.), quelle est le socle réel de ce rapprochement – ou de son échec ? Quels programmes économiques, ou géopolitiques, peuvent s’exprimer par une telle entente – ou pas ? Si une convergence se confirmait, s’ouvrirait une phase inédite de la politique mondiale, même temporaire. Et il reste possible que cette collusion annoncée se fracasse dans le choc des intérêts.

– Il faut, pour développer une telle réflexion, considérer le régime russe comme un capitalisme, et s’aviser donc que ses cercles dirigeants servent aussi des intérêts de classe (ce qui présuppose qu’on analyse dans ces termes la nature du régime soviétique finissant, et le processus de son remplacement par l’actuel pouvoir russe, avec les conflits auxquels il a donné lieu).

– Enfin, cette compréhension demande qu’on en finisse avec les lamentables bluettes sur les psychologies comparées de Donald Trump et de Vladimir Poutine. L’état de délabrement de la pensée politique se mesure par l’importance accordée à des romans de gare sur la fierté de l’un et l’autre, ou les humiliations de leur adolescence. La personnalité des dirigeants politiques a, sans aucun doute, un impact historique. Mais réduire l’analyse d’une situation mondiale à quelques poncifs sur l’âme de Vladimir Poutine (ou d’Erdogan, d’Orban, et d’autres figures à venir de la même constellation) ne fait que manifester une extrême misère de pensée dans l’approche des énormes changements où nous sommes.

*

[1] Cf. « 9 novembre 2016 », lien : 9-novembre-2016

[2] Notons que, dans ce cas, l’adjectif « libéral » reprendrait son sens, au lieu d’être le fourre-tout qu’il tend à devenir aujourd’hui, pour désigner cette combinaison précise de modernisme économique et de libéralisme politique qui caractérise la version antinationaliste du capitalisme.

[3] Cf. « Eux/nous », dans le Journal public, 1ère année, lien : Journal, première année, p. 11.

[4] Cf. l’ouverture du Journal public, 1ère année, « Radicalisme et pragmatisme », lien : Journal, première année, p. 2.

[5] Même le négationnisme portant sur les chambres à gaz en est, on s’en souvient peut-être, directement issu : dans une certaine frange de l’ultra-gauche des années 50 à 70, il était impossible de concevoir une différence si importante entre nazisme et démocraties bourgeoises, et il fallait donc que l’extermination des juifs et de quelques autres fût une invention de la propagande capitaliste (en l’occurrence, juive).

[6] Ce qui vaut pour Obama, comme d’ailleurs pour Hollande – et n’interdit aucunement de reconnaître des mérites à l’un ou à l’autre. De Gaulle était un gestionnaire de la France capitaliste, et cela ne l’a pas empêché d’assumer une fonction historique, qui a pu à certains moments être de haute valeur.

*