14.08.18
Pour la dimension théorique, réflexive, en ce qui concerne la transcendance je suis à peu près résolu. L’importance du terme, et de ce qu’il tente de viser semble m’avoir définitivement saisi : le fait qu’il y a du sens, qui donne signification, orientation et sensibilité au devenir cosmique, et humain [1]. La chose pourtant se complique dès qu’on espère entrer un peu plus profondément dans cette matière. Un débat ancien en oppose deux conceptions : l’une qui la considère, cette supposée transcendance, plutôt comme un absolu, et l’autre qui l’aborde à partir du modèle de la personne. Par exemple, l’approche platonicienne, et peut-être plus généralement grecque (quoi qu’il faille se méfier de la généralisation) envisage plutôt le divin – c’est souvent désigné par ce nom – comme une réalité idéale ou idéelle, absolue, excluant toute figuration si ce n’est par la voie du mythe. Au contraire, la spiritualité qui porte certains textes bibliques (les Psaumes, en particulier) met en jeu une sensibilité plus orientée sur (et vers) la figure d’un interlocuteur divin. Après avoir très longuement ruminé cette divergence (on va le voir, ce n’est pas tout à fait fini), je me range, de façon tout de même nette, du premier côté de l’alternative. Il m’est impossible d’enfermer l’idée de transcendance dans le noyau d’une conscience, même très élargie. Par analogie je vois là une impossibilité aussi franche que celle que met en lumière Spinoza quand il récuse toute position de Dieu comme un monarque, doté des attributs du pouvoir, usant du monde comme un roi avec son domaine, par son autorité, sa volonté, ses punitions et grâces, etc. [2] Néanmoins, quand je me résous à ce choix, parce que tout de même il ne faut pas traîner indéfiniment dans l’hésitation – et que, de mon point de vue, c’est à la fin assez clair – il reste un point de résistance, une pierre dans la chaussure théologique, un scrupule, qui empêche le choix d’être tranché sans reste. Ce qui résiste, c’est le désir d’adresse.
L’adresse, en quelque sorte, présente deux faces [3]. D’une part l’élan qui me porte à m’adresser, et de l’autre la figure de celui, celle, ou ce à quoi ou à qui je m’adresse. On pourrait dire, en reprenant le titre et la catégorie fondatrice de Martin Buber : Je, et Tu [4]. Si la transcendance est impersonnelle – comme je le lis souvent : une force, un flux, ou même une orientation – il est bien difficile de la prendre comme interlocutrice. Or, le désir d’adresse me hante. Je l’éprouve, fréquemment et en particulier, avouons-le, la nuit, au lit, lorsque je me retrouve seul [5] et dans le moment qui précède (parfois très longuement) la glissade vers le sommeil. Alors ? La conception qui me porte vers la transcendance comme absolu (et donc vers les figures de la force, du flux, du fondement ou de la dynamique) doit-elle l’emporter sans réserve, et me conduire à considérer cette pulsion d’adresse comme une illusion de l’âme, une sorte de désir de consolation impossible à rassasier, sans aucun répondant réel ? Quelque chose me retient d’adopter ce dégrisement. C’est que cet élan, s’il n’est pas également réparti sur la planète (les spiritualités d’Orient sont plus ouvertes à une transcendance impersonnelle), soulève tout de même des civilisations entières : le monde, ou les parties du monde, imprégnés de la culture biblique, et donc du judaïsme, de l’Islam (dans ses diverses composantes), du christianisme sous ses multiples formes, tout ce si vaste ensemble judéo-islamo-chrétien avec sa créativité non exclusive mais inouïe en termes de pensées, de littératures, d’arts est habité par une adresse à un interlocuteur appelé comme une personne (parfois personne en trois personnes, mais personne cependant). Et à cette énormité historico-géographique s’ajoute, je l’ai dit, une toute petite réalité locale, mais pour moi bien importante : l’emportement, personnel celui-là, qui me soulève et me fait désirer de ne pas en avoir fini avec l’espoir de m’adresser au transcendant (ou à la transcendance).
Me reste donc une seule voie : pour ne renier aucun des termes de cet antagonisme (absolu / adresse) il faut continuer de voir travailler, faire travailler la catégorie de l’adresse, comme travaille une pièce de bois ou de matière qui s’élargit. Par exemple, en posant cette question : selon Feuerbach, lorsque l’humanité crée des Dieux, elle les façonne d’après son image, ou l’image qu’elle se donne d’elle-même. Les dieux sont ainsi des fictions, des figures, des fétiches modelés par les humains dans leurs pleins et leurs manques, leurs bosses et leurs creux. De même que l’effort mené, par Spinoza par exemple, consiste à tenter de dissocier l’idée de Dieu de ces petites figurines, imaginées, imaginaires – ou de ces imposantes statues – est-il possible de désolidariser l’adresse de la figure de l’interlocuteur ? Peut-on concevoir (et surtout pratiquer, éprouver, ressentir) une adresse épurée de la caution que constitue l’horizon d’un interlocuteur personnel ? Pour reprendre les catégories de Buber, mais en s’éloignant un peu de lui, peut-on faire vivre une adresse sans Tu, ou, mieux encore, un Tu sans personne ? Et cela, non pour en finir avec l’adresse (qui serait congédiée puisqu’« il n’y a personne »), mais pour la laisser s’ouvrir, la respecter, l’entendre ?
Dans ce cas, puisque cette privation ne saurait me suffire, étancher ma soif, mon désir assoiffé d’adresse, et que dans ce domaine la vie ne peut se nourrir d’un simple schéma négatif, comme fait parfois la théologie (négative), si ce que vise et ce qu’interpelle l’adresse dans son ardeur nocturne est sans personne, son appel est avec quoi ? Adressé à quoi ? À quelle autre sorte de qui ? Qui ne serait pas l’image de quelqu’un, si évidemment extrapolée de notre figure humaine ? Comment s’adresse-t-on, vraiment, activement (et passivement aussi), jusqu’à en éprouver cette paix ou cette joie que disent les mystiques ou les Psaumes (et à laquelle je fais un étrange crédit), lorsque ce vers quoi s’élance l’élan est sans visage, non parce que la face en est cachée, mais parce que toute figure ou personnalité lui est vivement, émotivement, positivement in-imaginable ?
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[1]Sur les trois sens du sens, voir l’entrée précédente dans ce journal, intitulée « Un jeu », à la date du 13.08.18. Lien : http://denisguenoun.org/2018/08/13/un-jeu/
[2] Cf. par ex. B. Spinoza, Ethique, II, prop. III, scolie, trad. Pautrat, Seuil « Points » 1999, pp. 99-101. Voir sur ce point l’intervention donnée à la faculté de théologie de Genève, en mars 2018, lien : http://denisguenoun.org/2018/04/25/intervention-a-geneve-faculte-de-theologie/.
[3] Voir à ce propos « L’adresse au sans visage », conférence au Lycée Masséna de Nice, février 2018, en accès libre par le lien : http://denisguenoun.org/ecrits-et-reflexions/autres-ecrits/ladresse-au-sans-visage/
[4] M. Buber, Je et Tu(1923), Aubier 1969, rééd. 2012.
[5] « Toi, quand tu pries, entre dans la pièce la plus retirée, ferme la porte et prie ton Père qui est dans le secret » Mt 6, 6, trad. NBS.