13.08.18

Le mot « sens » connaît trois sens courants, ordinaires – bien qu’ils ne semblent pas procéder tous trois d’une seule étymologie, mais plutôt de deux [1] – : le sens comme signification (le sens d’un mot, d’une phrase) ; le sens comme direction (un sens interdit, un sens unique) ; le sens comme faculté de sentir (les cinq sens). Jouons à interroger leurs possibles accouplements.

S’il existe un rapport entre signification et direction, il semble indiquer qu’un signe n’établit pas seulement un lien entre un support et une idée (un « signifiant » et un « signifié ») mais qu’il est toujours pris dans un mouvement, un déplacement. Le sens ne se limite pas à mettre en relation deux entités, mais il transporte, transfère. Pour le dire autrement, le paradigme (ensemble des signes possibles à un moment donné d’une chaîne) ne se conçoit qu’emporté dans une syntaxe. Le sens des mots n’a pas de sens hors des phrases.

Si l’on considère ensuite un lien possible entre direction et sensation, la connexion paraît induire que toute direction est sensible, et donc concrète, pragmatique. Cela se donne clairement dans l’expérience habituelle (comment s’orienter sans un minimum de données sensibles ?), mais pourrait vouloir dire aussi qu’il n’y a pas de sens (au sens de « direction ») abstrait, ou seulement intelligible. Pas d’orientation dans un espace seulement tiré de données formelles, sans une sensation qui les incorpore. Donc l’espace (géométrique par exemple), à suivre cette intuition, serait toujours privé de direction, parce qu’il n’y aurait de direction que concrètement perçue, sans que suffise jamais sa construction théorique. Ainsi l’espace serait sans orientation, désorienté, à défaut d’une perception, et donc d’un ou de plus d’un corps, pour lui donner son sens directionnel.

Enfin, on peut imaginer un fil tiré entre sensation et signification. Selon ce lien, aucune signification qui soit purement abstraite, aucun sens dépourvu de sensibilité – on dirait un titre de Jane Austen. Mais en sens inverse aussi : aucune sensibilité sans une signifiance qui s’y connecte, aucune sensation toute privée de portée signifiante.

Montons alors d’un cran. Sous cette lumière (ou dans ce noir), comment caractériser l’insensé ? Il pourrait exprimer, par opposition, le sens de la triade : insensé serait le fait de nier le lien entre ces trois liens, la relation de ces relations. Il faudrait dire alors, non seulement que tout sens est à la fois significatif, directionnel et ressenti. Mais aussi que le sens s’établit par la mise en rapport de chacun de ces pôles avec la dualité que constituent les deux autres. Il serait insensé de nier que le lien entre direction et signification puisse être sensible, que la relation entre sensation et orientation soit significative, et même (surtout ?) que la connexion de la sensibilité et la signification puisse donner une direction, servir à s’orienter.

Il n’y a pas lieu de s’en inquiéter, ni de s’en courroucer : c’est un jeu [2]. – Et qui peut penser que le fait de jouer soit sans portée, sans importance ?

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[1] A. Rey (dir.), Dictionnaire étymologique de la langue française, Robert.

[2] Et, qui plus est, un jeu au sein d’une langue : ici, le français.