Dans une précédente entrée (http://denisguenoun.org/2018/12/31/foi/), j’ai indiqué que la foi qui m’occupe, et à quoi je voudrais me vouer, vise un « sens infini transcendant ». Cette dénomination soulève, parmi beaucoup d’autres, deux difficultés. La première, déjà évoquée à plusieurs reprises, est la difficulté de s’adresser à ce que désigne un terme d’allure si impersonnelle, alors que l’adresse semble, par nature, orientée vers une personne. Ce qui rend très incertaine la possibilité de la prière, si importante pour la vie spirituelle – et pour la vie. J’ai dit en quel sens je tente de pratiquer cette difficulté. Mais un autre obstacle me retient. Il s’agit de l’impossibilité apparente, pour un tel « sens infini transcendant », de se soucier d’une existence microscopique (comme la mienne, et toutes les autres), comme d’ailleurs de l’impossibilité pour lui, ou elle (une transcendance), de se soucier de quoi que ce soit, d’être traversé(e) par une quelconque sorte de souci. Or la prière, ou l’invocation, même se tenant à distance de tout marchandage, voudrait espérer que ce à quoi elle s’adresse puisse porter une forme d’attention à une existence (la nôtre, la mienne). 

Il me semble que ce désir (désir que la transcendance infinie qui porte ou traverse l’être et le déborde soit concernée par le sort d’une existence circonscrite dans une tête d’épingle, ou moins encore, sur la tête d’épingle, ou moins encore, qu’est la Terre dans l’univers infini) ce désir peut se dire ainsi : que notre existence, mon existence ait un sens. Qu’elle ne soit pas une fortuité jetée n’importe où, n’importe quand dans le hasard universel, mais soit portée ou traversée par du sens, et que son caractère sensible et sentant se connecte, d’une façon quelconque, à un sens plus large qui la perce de multiples galeries. Un sens se donne, peut-être pas exclusivement mais de façon tout de même très large, en rapport avec du langage humain. Le langage se partage, circule, et s’ouvre en direction d’un locuteur, d’une locutrice, qui le reçoit ou dont il émane, en qui et par qui il se formule. C’est pourquoi le souci de ce sens de l’individualité rejoint l’interrogation sur l’adresse : le langage humain est peut-être la condition transcendantale de toute adresse, l’élément dans et à partir duquel une adresse s’ouvre, s’élance et se reçoit. Ce pourquoi la prière se formule. Il y a sans doute des prières muettes, ou qui se projettent vers des zones sans mots. Mais ces zones sont des silences du langage, et s’ouvrent dans la coupe des mots, dans l’espace qui les sépare et ainsi, tout de même, les relie.

On peut donc dire, peut-être, que ce désir, si ardent, de ressentir mon existence impliquée dans un souci général est le désir qu’elle soit porteuse d’un sens, qui la soutienne et la parcoure. Ce désir s’exprime dans la notion d’âme. Une âme n’est pas seulement la consistance intérieure d’une substance psychique, mais la conviction que le sort de la psychè a du sens. C’est pourquoi la pensée qu’il existe des âmes est souvent, peut-être toujours, solidaire de la foi en ceci : que toute âme importe essentiellement au destin de l’univers. Que toute âme, quelle et où qu’elle soit, engage le sort ontologique de l’univers, que toute âme importe au grand tout, et au-delà, sans fin, infiniment, et qu’ainsi le sort d’une âme, serait-elle « minuscule » au sens de Michon, porte, en un sens, le sens de l’univers. Vieille et belle croyance. En cela, en un sens, j’ai foi. À cette vieille croyance je me relie et me rattache, ou aspire à me relier. (À quoi se lie immédiatement l’inquiète question de l’âme des animaux, que porte leur nom même, et qui court depuis le regard d’un chien jusqu’à la marche d’un insecte. Tellement profonde celle-là, tellement complexe, si peu résolue.)

Je pourrais résumer : une interrogation essentielle interpelle un sens infini de l’univers, et de ce qui déborde l’univers, à travers la vie de ces vivants que nous sommes. Elle s’exprime, de façon figurée (figurale, mythologique) dans les figures de Dieu, et de l’âme. J’y reviens sans tarder : car l’implication du sens d’une existence dans l’infinité du sens engage, droitement, le souci de l’éternité – de l’éternité en général, si cette expression a du sens, et de l’éternité de l’âme, de toute âme et chacune, dans la tête d’épingle, et moins encore, où elle se trouve incisée. Car le sens est infini, par essence. Même dans le fini. Le sens du fini est infini.