5.12.2019

Je l’ai déjà raconté[1], mais je voudrais y revenir. Pour y avoir pensé au cœur d’une nuit récente, avec deux détails simples. Voici. Cela se passe au printemps 1961, me semble-t-il. J’ai presque quinze ans.

Nous habitions, depuis plusieurs années, à l’intérieur de l’école Berthelot, située rue Daumas, sur les hauteurs d’Oran. Au « plateau Saint-Michel », près de la gare. Pourquoi vivions-nous dans ces murs ? Quelques années plus tôt, coexistaient dans le même bâtiment l’école de garçons et l’école de filles, séparées mais mitoyennes. Du fait de la croissance démographique, on avait construit un autre édifice pour l’école des garçons, dans la même rue mais en face, et l’école des filles avait pris ses aises dans le bloc qui lui devenait entièrement affecté. Or, l’ancienne école comprenait deux appartements de fonction, pour les deux directeurs, et comme il n’y en avait plus qu’une (Mme Bidorff, honneur à sa mémoire[2]), un appartement était resté vacant. Il avait été proposé, contre un loyer que je suppose modéré, aux autres institutrices de l’école, et ma maman s’était portée candidate. Elle l’avait eu. Nous y habitions depuis 1951 ou 1952.

Les deux entrées, l’ancienne et la nouvelle, se faisaient face dans la rue Daumas, et juste à côté de celle des filles se trouvait notre appartement. Mon père avait fait aménager un sommaire garage dans une ancienne cave, et à côté de la porte principale (donc juste sur le flanc de l’école) se tenait désormais un portail en tôle ondulée pour l’accès de l’auto. Quand nous arrivions en voiture, le rituel était le suivant : mon père se rangeait en face du garage (donc juste devant l’école des garçons), pour pouvoir tourner, car l’angle était un peu raide. Il me donnait la clé du garage, je descendais de la voiture et j’allais ouvrir le portail, actionnant la clé puis soulevant la tôle. C’est le premier détail qui m’a travaillé l’autre nuit. Je me souviens, avec une précision étonnante, de la clé. Courte, en métal sombre et lourd (de la fonte ?), avec une dent unique et simple, et une poignée toute circulaire, petit anneau qui tenait dans la main. Je la revois, je la sens contre ma paume, son contact était froid. Il me semble que je pourrais en dessiner les rayures cannelées. Rangée dans le vide-poches à l’avant de la voiture, mon père l’y prenait pour me la tendre, afin que j’aille ouvrir le portail pendant que lui restait à son siège, moteur tournant.

Au printemps 1961, l’actualité à Oran était violente. Les attentats de l’OAS, organisation clandestine des adversaires de l’indépendance, commençaient de se déployer, alors que s’annonçait la séparation d’avec la France. Dans le camp opposé, les actions brutales ou meurtrières du FLN nationaliste. La sécurité organisée par la police et l’armée françaises était fragile. Pour cette fin d’année scolaire, un des protagonistes (je ne sais plus lequel) avait annoncé son intention d’empêcher les épreuves des examens, avec des bombes. Un couvre-feu avait été instauré, et au-delà de son heure (22h, si je me souviens bien) il était interdit de circuler dans les rues. Ce soir-là, peu avant l’horaire-couperet, nous rentrions à la maison, mon père, ma mère et moi, en voiture. Ma maman était assise à l’avant, au côté du conducteur. Moi sur le siège arrière. La rue Daumas était déserte, éclairée par un ou deux lampadaires sur le seuil des écoles. Nous nous sommes arrêtés devant la maison, et mon père s’est rangé, comme à l’ordinaire, contre le trottoir d’en face.

À ce moment, se sont détachées de l’ombre deux silhouettes qui étaient restées cachées dans les encoignures des deux portes, face à face. Elles se sont approchées symétriquement, depuis les deux trottoirs, des deux côtés de la voiture. C’étaient deux hommes, que je revois vêtus un peu comme des policiers ou gangsters dans des films américains des années précédentes : l’un au moins portait un chapeau. Celui de gauche éclairait la voiture avec une torche qu’il venait d’allumer. L’autre tenait un revolver au poing, qu’il pointait sur les occupants du véhicule.

Mon père a tiré la clé du garage du vide-poche, me l’a tendue en passant la main droite vers l’arrière par-dessus son épaule, c’était son geste habituel, mais là sans cesser de fixer les deux hommes devant lui, et m’a dit : va ouvrir. Je suis descendu, comme d’habitude, et j’ai soulevé le rideau. J’ai vu que lui, depuis son siège et sa vitre ouverte, parlait à l’un des deux. Quelques instants. Puis la voiture s’est mise à rouler au pas, jusque dans le local. J’ai fait redescendre la tôle, tirant vers le bas par un mouvement dont je sens l’élan musculaire exact dans les reins puis les bras et les épaules, et je revois le rebord au pied du rideau où il fallait appuyer en équilibre de part et d’autre de la serrure pour vaincre les résistances de ce mécanisme très fruste. Mon père est ressorti pour parler avec les deux hommes. Il est rentré rapidement. Voici ce qu’il a raconté ensuite.

En s’approchant, les hommes s’étaient fait connaître comme policiers et lui avaient enjoint de baisser sa vitre puis demandé ce qu’il faisait là. Il avait répondu : j’habite ici, mais c’était un peu insolite dans ces lieux et il s’en était expliqué. On l’avait laissé passer. Il avait appris en ressortant que ces fonctionnaires surveillaient les bâtiments pour protéger des bombes les épreuves du brevet des collèges (BEPC) qui devaient avoir lieu le lendemain. Mon père a dit (plusieurs fois, à ce moment et plus tard) : lorsque je les ai vus s’approcher avec leurs armes, j’ai été certain que l’heure de ma mort était venue. Comme je l’ai raconté ailleurs[3], il était menacé pour son engagement syndical et communiste. Il a ajouté, en riant : ils ont dû avoir aussi peur que moi, quand cette voiture a ralenti puis s’est immobilisée devant eux, au milieu de cette rue déserte.

L’autre nuit, revivant cet instant de cinéma, j’ai ruminé deux choses – longuement, allant et revenant entre l’une et l’autre : d’abord l’incroyable netteté avec laquelle m’apparaissent la forme de la clé et son toucher froid. Et ceci : à aucun instant je n’ai eu peur. À quinze ans, je n’avais pas peur – en tout cas de cette sorte de choses. Est-ce venu plus tard? Peut-être la peur ne se lève-t-elle que devant la représentation (anticipée, ou ultérieure) des périls. Que le danger se montre, là, devant soi – et ce n’est plus exactement de peur qu’il s’agit ?

[1] D. G., Un sémite, Circé 2003, pp. 102-103.

[2] Ou Biddorf ? Cf. Un sémite, op. cit. pp. 109-110.

[3] Cf. Un sémite, op. cit., passim.