23.05.21

Le verbe être, conjugué à la première personne du singulier, donne lieu en français à toutes sortes d’emplois non concernés par la discussion ci-dessous. Par exemple, la fonction d’auxiliaire dans des participes passés : je suis venu. Ou bien la construction de formes passives : je suis renforcé, je suis affaibli. Ou l’usage d’adjectifs, souvent d’origine verbale (pas tous), qui confèrent au sujet un caractère observable : je suis habillé, je suis couvert de poussière, et donc je suis tout gris. Enfin, la question qui va être abordée ne touche pas non plus l’attribution au je d’éléments objectifs, administratifs par exemple : je suis électeur dans tel arrondissement. Sera seulement visé ici l’emploi du je suis, quand il  veut définir une caractéristique profonde, un trait d’essence du je, comme dans : je suis juif, je suis homo ou hétéro sexuel, je suis marxiste, je suis chrétien.

Depuis longtemps j’éprouve une forte réticence à user, à mon propos, de cet emploi du verbe. Une fois passés les premiers enthousiasmes de l’adolescence finissante ou du jeune âge adulte (la joie ressentie à dire « je suis communiste » lorsque j’ai adhéré au PCF en 1965, à dix-neuf ans – joie d’acquérir une identité, que précisément je veux ici mettre en cause, malgré ma tendresse pour de tels souvenirs) j’ai été conduit, de façon intuitive, à refuser de me dire, par exemple, homo ou hétérosexuel, mais c’est sans doute un peu plus qu’un exemple. D’ailleurs, cette réserve ne concernait pas seulement le fait d’osciller entre les deux champs érotiques ainsi définis, puisque je rechignais tout autant, et rechigne encore, à me reconnaître dans un « je suis » bisexuel. Bien sûr, il y avait des accommodements : je n’ai jamais refusé de répondre « je suis juif » à une question sur cette désignation, et pas seulement par une provenance familiale incontestable, mais parce que le flottement dans la réponse m’aurait paru exprimer un déni de solidarité avec les victimes des furies nazies ou vichystes. Je dis aussi, sans hésiter, « je suis français », pour constater une identité légale. Jamais pourtant, jusqu’à ce jour, « je suis chrétien ». Dans ces divers cas, le discernement souhaité devant l’emploi de la forme « je suis » ne traduit aucune faiblesse de ma relation au judaïsme, à la France, à ce qu’on appelle « homosexualité » ou aux paroles du Nazaréen, attachement tout au contraire intense [1]. C’est d’autre chose qu’il s’agit.

Je refuse de dire « je suis » quand la formule fixe une donnée d’essence, parce que je ne pense pas que l’essence convienne à ce que pointe le pronom « je ». Le célèbre « Je est un autre » de Rimbaud [2] a marqué cette dissociation, que j’approche autrement. Je n’apparie pas le « je » à une identité. À mes yeux, l’identité ne convient pas au sujet (au moins grammatical, et au moins pour cette personne), elle est objective. Elle requiert l’accusatif (moi), très souvent accusateur, ou défenseur devant la charge d’une accusation dont il est l’objet. « Je » dit et produit autre chose que cela. Argument analysé par de nombreux auteurs, comme Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre [3], où il reconnaît à sa recherche de multiples dettes. Si donc le « Je » se croit identité, c’est par une proclamation, une requête, dont l’énergie alimente la formation de son image [4].

Assez récemment, la chose m’a paru s’éclairer un peu à l’occasion d’une petite contribution [5] apportée au débat infini que nourrit depuis des millénaires la lecture du célèbre épisode [6] où Dieu répond à Moïse, quand celui-ci l’interroge sur son nom : Je suis celui qui suis, ou bien je suis qui je suis (on connaît diverses autres traductions, en particulier au futur [7]), et plus encore lorsqu’il réplique, à Moïse qui veut savoir que répondre sur le nom de son mandant : « Tu répondras aux Israélites : je suis m’a envoyé vers vous ». Je reviendrai, sous peu je pense, à ces formules à propos de l’affaire du nom de Dieu. Je les aborde aujourd’hui par une autre face – comme on escalade une montagne par une face sud ou nord [8]. Pour l’instant, j’en tire seulement ceci : la conjugaison de l’être à la première personne appartient en propre à ce que nous désignons comme « Dieu ». C’est-à-dire – puisque je suis rétif à l’emploi de ce nom commun (dieu) pour désigner ce dont il s’agit par exemple dans le tétragramme YHWH – que cette jonction de l’être avec la personne (et surtout la première) n’a sa juste place qu’au point focal de nos projections où s’ouvre la question « Dieu ». Ce qui rend monstrueux de se l’attribuer à soi-même. Si Dieu peut dire, avec justesse, je suis (et plus encore : je suis exactement cela, le fait de dire « je suis ») alors user de cette formule pour soi-même signale une monstrueuse prétention à occuper la place de « Dieu ». Hors cette place, l’être n’est pas une catégorie qui convient à la (première) personne.

Selon cette hypothèse, seul « Dieu » pourrait dire « je suis » – puisque, en quelque sorte, c’est là son nom propre, celui dont il conseille à Moïse de se servir pour répondre à la question du nom. Mais comment défendre une telle vue, quand on répugne à consigner une réalité nommable, et de surcroît personnelle, sous le nom « Dieu » ? Là gît le nœud de l’affaire. Admettons en effet que la figuration personnelle de « Dieu » soit bien une projection, et même une fabrication (une fétichisation) humaine. Dans mon esprit, on l’a compris, ce caractère concerne non pas ce qu’elle voudrait désigner, la transcendance que le nom « Dieu » vise (et manque) [9], mais le fétiche capturant son excès dans la figure close, et humaine, de la personne. Dans ce cas, si « Dieu » nomme bien cette projection, alors la jonction entre l’être et le je, qui lui revient en propre, appliquée à quiconque, et singulièrement à l’énonciateur d’un quelconque discours, est une image projetée elle aussi. Elle ne l’est pas dans les emplois bénins évoqués au début, mais se forme, comme sur un écran, lorsque l’affirmation soutient une prétention à l’identité. Le modèle d’un être personnel, ou d’une personne pouvant dire en toute légitimité « je suis », fétichise l’usage du sujet (grammatical). Aucun humain ne peut dire à bon droit « je suis », dans cet emploi essentialiste et identitaire, parce que l’être et la personne (subjective) ne s’accordent pas ensemble, ils ne relèvent pas du même ordre de l’expérience – et ne se rejoignent qu’au point de cette projection, à l’infini, où le nom de Dieu inscrit sa prétention, et son échec. Donc, dire « je suis » pour s’attribuer un trait d’essence, une caractéristique fondamentale (juif, homo ou hétérosexuel, marxiste, chrétien) exprime une pétrification, une statufication auto-idolâtrique qui, pour être banale, n’en assume pas moins une petite monstruosité.

En d’autres termes, pour ce qui nous concerne, « je » signe un acte, une opération, et ne désigne pas une nature. « Je » pointe une entrée dans le discours de l’expérience comme sujet, marquée par l’usage grammatical du pronom. Cette entrée (au sens des « entrées » de clown [10]) ne relève pas de l’attribution d’une essence. L’opération qui leste d’un être le pronom je écrase l’acte de la subjectivation sous l’image identitaire. Je ne « suis » pas ceci, ou cela : je fais, j’aime, j’essaie de vivre, j’interroge et m’interroge, j’avance ou je recule, je travaille mon histoire, mes devenirs, mes fidélités (au judaïsme, à la France, à des appels qui soulèvent ou à une certaine noblesse d’Eros). Et si parfois je me regarde dans un miroir et m’exclame, fier et inquiet : c’est moi !, ce passage à l’accusatif survient au moment exact où je cesse de faire, d’aimer, de bouger – de vivre [11].

*

[1] Cf. D. G., Trois soulèvements, Judaïsme, marxisme et la fable mystique, Labor et Fides 2019.

[2] Lettre à Paul Demény (dite « Lettre du voyant »), 15 mai 1871.

[3] Seuil, 1990.

[4] T. Dommange, « Le Miroir identitaire », Lignes n° 18, 1993.

[5] Prédication à l’Oratoire du Louvre, 27 novembre 2016, Oratoire 27 novembre 16

[6] Exode, 3

[7] Cf. T. Römer, L’Invention de Dieu, Seuil 2014, rééd. « Points » 2017, pp. 42-43 et suiv.

[8] Cf. A. Girin dans A. Girin et D. Rosé, Olivier Rabut, Un prophète méconnu, Golias Éditions 2021, p. 15.

[9] Et qu’à la différence de Feuerbach je ne tiens pas, elle, pour un fruit de l’imagination des humains.

[10] T. Rémy, Entrées clownesques, L’Arche, 1962.

[11] Je ne vise pas spécifiquement l’instant supposé de la mort, mais le blocage, dans le cours de la vie, du vivant et de la vitalité, son gel, sous la pression de l’image auto-idolâtrique. Je reviendrai sur la mortalité effective dans une (prochaine ?) contribution.