05.03.16
Quitte à sembler obsédé de théologie aux yeux d’un passant sur ce site, tout comme il aura pu me trouver en addiction à Marx dans la première année de ce journal (et je répète que ce n’est pas sans lien, en effet), je vais poursuivre encore un peu, sur la voie engagée depuis le 13 février.
Voici ce qui m’est venu à la pensée ces derniers mois. Considérer qu’il y ait, au fond ou au bout du monde [1], un principe de création ou de devenir, c’est une vue assez commune, accessible à la raison « naturelle », qui ne demande pas d’effraction à l’usage commun de l’entendement. On peut même aller jusqu’à concevoir – mais c’est une limite – ce principe comme doté d’une « bonté » qui serait constatable, malgré d’effroyables dérogations, dans la beauté de la nature et son stupéfiant agencement. Or, deux autres pensées résistent à ce consentement facile : a) d’une part, celle qui dit que ce « principe » est, en quelque façon, soucieux de « moi ». Comme aussi de chaque humain (voire : au-delà), de chacune des « âmes » de ces êtres infimes, perdus en un point quelconque d’un univers dont l’immensité inconcevable ne cesse de croître devant les sciences – que, donc, le « principe » s’inquiète de ces corps minuscules, si fugaces qu’ils passent en moins d’un instant dans le cours des durées infinies – ; et b) d’autre part, celle qui, comme par conséquence, prétend qu’il est possible à nous, humains (pour ne parler que de nous) de nous adresser à lui (ou elle : la transcendance) en disant « tu » – donc en usant d’un langage humain, machine d’interlocution, et force d’ouverture orientée qu’ici j’appelle « adresse », en laissant retentir ce que le mot évoque de direction, mais aussi de droit, de droiture. On voit que ces deux suppositions rebutent le bon sens. Si le principe qui repose ou vit au fond du monde est accessible à la raison naturelle, discutable selon ses protocoles, en revanche l’implication de ce principe dans une singularité individuelle (son souci de « moi »), jusqu’à la possibilité de l’inviter à une sorte de dialogue (fût-il à une seule voix) – ces hypothèses-là ne sont pas disponibles dans les registres de la pensée spontanée.
Et pourtant, ces deux articles peuvent me concerner comme actes de foi. Dans toute leur déraison, il est advenu qu’ils s’établissent, l’un et l’autre, comme choix de vies et traits de pensées dans d’immenses pans de la culture, et chez nombre d’humains reconnus par ailleurs comme globalement sensés. Comment cette foi est-elle possible ? Comment se forme-t-elle ? Je ne vois qu’une manière de répondre : pas naturelle, pas disponible à la raison spontanée, cette foi fait le contenu d’une révélation. Aïe ! Me voit-on là glissant vers la génuflexion mystique? Regardons-y de plus près. Que veut dire « révélation », ici ?
« Révélation » ne veut pas dire, qu’on se rassure, que la vérité de ces affirmations m’est apparue dans un halo, au cours d’une expérience fiévreuse. Mais seulement que j’ai tendance à leur accorder foi parce que je les ai lues dans un livre. (J’ajoute, me réservant d’y revenir plus tard – décidément on n’en a pas fini – que, s’il y a un lien entre ces lectures et une sorte d’expérience, au fond très commune, il faudra décrire celle-ci avec beaucoup de soin, de tendresse tranquille, et, ajouterais-je, un peu d’humour. Ce que j’ai déjà tenté d’amorcer le 16 février.) Or, quant à la révélation par le livre, on ne peut mieux dire que notre merveilleux Descartes – à qui l’humour ne manque pas – : « Et quoiqu’il soit absolument vrai qu’il faut croire qu’il y a un Dieu, parce qu’il est ainsi enseigné dans les Saintes Écritures, et d’autre part qu’il faut croire les Saintes Écritures, parce qu’elles viennent de Dieu, (…) on ne saurait néanmoins proposer cela aux infidèles, qui pourraient s’imaginer que l’on commettrait en ceci la faute que les logiciens nomment un Cercle. » [2] L’objection est imparable, et malgré l’humour (ou grâce à lui) nous devons clairement concevoir que, devant elle, nous sommes tous des « infidèles » – par fidélité profonde à quelque foi autrement essentielle, sans doute. Que peut signifier alors l’emploi que je fais ici du terme, à la fois redoutable et usé, de révélation ? Révélation veut dire : découvrement d’une vérité. Comment puis-je trouver cela dans un texte, et singulièrement celui qu’ici j’évoque ? Voici. La Bible, hébraïque puis grecque, n’est rien d’autre à mes yeux qu’un livre d’histoire. Deux fois, et même trois fois historique : d’abord en ce qu’il relate l’histoire d’une communauté humaine, d’un « peuple » (mais je suis très réservé à l’égard de ce mot) ; puis en ce qu’il relate l’histoire d’un homme (on aura reconnu les deux groupes de livres connus comme les deux « testaments ») et enfin en ceci qu’il prétend faire converger cette double histoire dans celle d’un nouveau peuple, d’une nouvelle assemblée (ecclesia). On peut même (on doit, à vrai dire) ajouter à ces trois récits une quatrième histoire qui les redouble et les côtoie : l’histoire de cet ensemble d’écrits et de leur constitution progressive comme (double) livre.
C’est alors ici la place pour une proposition que je tiens à formuler, de façon affirmative : si un individu peut rencontrer une révélation dans ce livre, ces livres, qui sont des livres d’histoire (par les faits qu’ils racontent, et par leur propre formation), cela tient à ceci que la révélation, c’est l’histoire. Ce qui m’arrive et se découvre progressivement comme vérité, c’est l’histoire de ces humains, collective et individuelle – comme ce peut l’être (mais ce point devra aussi être repris) pour d’autres histoires, vécues et relatées par d’autres qu’eux. Révélation qu’ils portent, et en même temps qui n’est rien d’autre que ce qu’ils font, sont, deviennent. La révélation est ce flux historique et narratif qui se forme et se transporte jusqu’à « moi », et dont ces livres témoignent, par leur contenu comme leur constitution.
Prenons-en deux « exemples », qui sont plus que des exemples. D’une part, l’histoire ancienne du peuple qui porte (et qui est) l’histoire de la révélation dont ici je parle est l’histoire d’une fin des idoles, d’une cessation de la figuration idolâtrique, donc d’une fin de la violence sacrificielle – mais toute violence est peut-être sacrificielle par essence. Je ne sais lequel de ces deux membres de phrase conditionne l’autre : si la violence s’épuise parce que le culte idolâtrique cesse de la nourrir, ou si le culte des idoles s’affaisse parce que le congé donné à la violence le dépose. Mais ce qui est sûr, c’est qu’ils sont solidaires, et que leur histoire advient (et se trouve relatée) non comme événement ponctuel, mais comme devenir progressif, comme « procès », ainsi que le dit la théologie à laquelle on associe ce nom [3]. L’interruption de la violence est présente dès le premier livre (l’arrêt du sacrifice d’Abraham par un appel angélique) [4], mais la violence sacrificielle ne cesse d’ensanglanter d’innombrables pages jusqu’à ce que son extinction soit insatiablement appelée par le débouché prophétique des derniers livres de l’Ancien testament. Et prolongée, radicalisée [5], accomplie, par le Nouveau. Second exemple : l’histoire d’un homme, pleinement homme (de sa naissance [6] à sa mort) qui occupe le second groupe de livres, ouvre à une universalité sans bornes, concernant et appelant tous les humains dans leur égalité et leur fraternité (pour ne parler que des humains), tous conviés sans exclusion à constituer la nouvelle assemblée et opérer le nouveau partage. Là encore, cette formation fait l’objet d’une histoire (passée ainsi que future) se déployant comme venue d’une vérité.
La révélation, c’est l’histoire. Au double sens du mot : comme processus, devenir, autant que comme récit. L’un et l’autre tissés ensemble, dans leurs temporalités disjointes. Cette histoire me parvient comme livre(s). Pourquoi me parvient-elle ? Une certaine tradition qui les constitue et les porte arrive à moi, débouche devant mes yeux. A moi, comme à tant d’autres, elle s’adresse, et me questionne comme aujourd’hui un de ses points de passage. Ainsi, je la reçois : transfert jusqu’à mon écoute d’une vérité muée, chargée, d’encombres et d’eau pure – comme tant de fleuves, sacrés ou pas. Que je m’y baigne ou la fuie, elle m’arrive.
Or ces livres me disent, dans leur langue mythologique, que le principe qui forme le monde s’occupe, se soucie, s’inquiète, de moi comme de chacun. Et qu’il est bon que je m’adresse à lui (ou elle) – disons : que ça fait du bien. Ma foi. Ces livres y insistent. De très hauts esprits que je respecte infiniment, et à vrai dire que j’aime, les méditent depuis des siècles. Et de plus j’y entends résonner une sorte d’expérience. Alors j’incline à faire de ces affirmations très déraisonnables la matière d’une foi interrogative – à leur accorder un crédit, avec ce que le mot induit d’hypothétique, de risqué, de hautement incertain.
[1] Hans Jonas parle du « fond divin de l’Être ». Cf. Le Concept de Dieu après Auschwitz (1984), trad. Ph. Ivernel, Payot-Rivages 1994-2001, p. 14.
[2] Epître dédicatoire « A Messieurs les Doyen et Docteurs de la Sacrée Faculté de Théologie de Paris », in Méditations métaphysiques, (trad. de Luynes), Le Livre de Poche, 2011, p. 266.
[3] Sur la théologie dite « du process », cf. André Gounelle, Le Dynamisme créateur de Dieu, essai sur la théologie du Process, Van Dieren éd., 1981-2000.
[4] Gn 22, 11-12.
[5] Je répugne à laisser confisquer les beaux mots de « radical » et de « radicalisation », nourris d’une si riche histoire, par leur piètre usage médiatique. Cf., entre mille exemples, E. Laclau et Ch. Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste, Vers une politique démocratique radicale (1985), Ed. Les Solitaires Intempestifs, 2009 ; ou mon assertion répétée : « Radicalisme et pragmatisme vont désormais de pair », in « Hypothèses 2007 », p. 8.
[6] Ce pourquoi je ne cesserai d’être réticent au mythe de la naissance virginale, qui me paraît (après beaucoup d’autres) blesser la pleine humanité du Christ.