16.02.16

« Théologiques », ai-je écrit voici quelques jours (note du 13 février). Que vient faire ce mot ici ? L’explication sera longue, et débordera beaucoup cette entrée d’aujourd’hui. Mais il faut commencer. Pour cela, je tenterai, d’abord, de produire quelques récits. En voici un.

En 1968, j’avais vingt-deux ans. Cette année-là[1], j’ai beaucoup travaillé à mon mémoire de maîtrise (en Lettres modernes) à l’université d’Aix-en-Provence. J’étais à l’époque un militant communiste actif, et même un peu visible : j’avais exercé des responsabilités à l’Union des Etudiants Communistes (UEC), qui venait de traverser une période agitée, ainsi qu’au syndicat étudiant, l’UNEF, qui n’était pas calme non plus. Par tradition familiale autant que par choix personnel, je me trouvais donc très engagé dans et avec le marxisme. Or, j’avais choisi comme champ de travail pour la maîtrise le Journal d’un Curé de campagne, de Bernanos. C’était paradoxal. Non seulement Bernanos s’apparentait franchement et résolument à une pensée de droite, dont l’ancrage intellectuel plongeait dans la culture réactionnaire la plus caractérisée, mais son roman se déroule dans l’ambiance d’une paroisse catholique de village, univers totalement étranger à mon enfance juive, communiste, algérienne et citadine. J’ai cru, plus tard (et il pouvait sembler, de l’extérieur), que ce choix traduisait une forfanterie, un goût de la provocation, par lequel je voulais afficher que mes intérêts ne se limitaient pas au marxisme et à la gauche. Et il y avait sans doute un peu de cela. Mais la chose était plus profonde, plus profondément paradoxale : ce livre, je l’aimais beaucoup, j’aimais l’écriture de Bernanos, sa vision, son style, à tous les sens du mot, et quelque chose me touchait dans l’expérience dont il témoignait d’un roman à l’autre. A cela – ce contact, cette touche – j’entendais rester attentif, et faire droit dans la conduite de ma vie.

D’où un tel désir pouvait-il procéder ? Quelles en étaient les origines, les sources, dans mon histoire de gamin d’Oran, si éloigné, en apparence au moins, de ces affaires chrétiennes ? Je pourrais (je devrai sans aucun doute) y revenir longuement. Disons qu’à ce jour, je vois deux émotions d’enfant, qui comptent dans ces élans, et dans ce à quoi ils ont donné lieu plus tard. Il s’agit de musique, et de cinéma. Musique : celle de Bach. J’apprenais le piano, avec une professeure que mon frère aîné aimait et admirait beaucoup, et avec qui mes relations personnelles étaient un peu plus difficiles. Elle me rudoyait. Il lui arriva de me gifler – je crois bien que c’est la seule gifle que j’aie reçue de ma vie. Mais la musique entrait profondément, de façon progressive, dans ma constitution sensible – en particulier celle de Bach. Au piano, peinant sur telle ligne de partition ou d’exécution, il arrivait souvent qu’une impression éprouvée entre deux groupes de notes, dans le passage des unes aux autres, dans le basculement harmonique et son frayage par la mélodie provoquent en moi des émotions, des chutes intérieures très intenses. Par ces points de mue, j’étais touché. Un jour, la professeure – Mademoiselle Padovani – me demanda, je crois, ce que je préférais travailler – peut-être parce que je renâclais, donnais du fil à retordre, alors que j’étais un enfant plutôt soumis. Je répondis Bach. Elle me demanda pourquoi. Je répondis que c’était triste. Elle dit : c’est étonnant, Bach est plutôt décrit comme un bon vivant. Moi, je trouvais que le passage d’un groupe de notes à l’autre, le transfert par la bascule harmonique et le chant, faisait vibrer une résonance que je ne savais pas nommer autrement que tristesse. C’était le nom que trouvait l’enfant pour désigner cette émotion, cette déclivité. Toute émotion, peut-être : même celle de joie. C’est assez profond, en fait, il faudrait s’y attarder.

Un jour, je vis dans la vitrine d’un disquaire un objet somptueux : un disque de Bach tout consacré à l’orgue. La couverture était de velours rouge. Or cet instrument, pour ce que j’en avais entendu (sur disque peut-être ou à la radio, je n’avais jamais côtoyé d’orgue réel) amplifiait et accentuait le sentiment dont je viens de parler. J’avais un vif désir de ce disque. Je le demandai comme cadeau, dans l’une ou l’autre circonstance appropriée : Noël, ou anniversaire, je ne sais plus. Et je le reçus, je pus l’entendre, je l’écoutai souvent. Pour le petit juif non religieux que j’étais, orgue voulait dire : église. Il me semble que je dois chercher là une des sources de mon désir, insistant et secret, de découvrir ce qui se passait dans une église, et pourquoi cette émotion trouvait là son lieu de déploiement. Si j’entrai plus tard, souvent et avec résolution, dans des églises, ce fut d’abord pour cela : écouter les orgues – et de préférence Bach, qu’en effet on y joue souvent.

L’autre source est de cinéma. A Oran vivait un ciné-club, que nous fréquentions en famille. Pendant la guerre d’Algérie, mon père (communiste, et donc en partie contraint à une clandestinité) avait vu toutes ses activités sociales, dont il était si friand, se rétrécir et s’étioler. Le ciné-club devenait le refuge d’une culture plus ouverte, et d’échanges – les discussions collectives après les projections. J’allais donc, toutes les semaines, voir un film moins commercial que ceux qu’on présentait ailleurs. Et aussi, c’est essentiel, revoir : chaque film était donné deux fois, le mercredi à 18h, au cinéma d’Oran Le Pigalle, qui laissait cette plage disponible entre deux séances (celle de l’après-midi et celle du soir – le « permanent » fut une invention un peu plus tardive –), et le dimanche matin, à 9h ou 9h30, où la projection était suivie d’un débat, dont mon père raffolait, et que j’écoutais avec un intérêt passionné. J’avais treize ou quatorze ans. Je vis là quelques films mémorables, qui laissèrent une empreinte indélébile, sans doute parce qu’ils étaient forts, parce que j’avais quatorze ans, et parce que je les vis deux fois. L’un d’eux fut le Journal d’un curé de campagne, de Bresson. C’était étrange, inattendu, lointain, et en bonne partie pour moi incompréhensible. Mais j’en restai imprégné. Et les effets s’en sont fait sentir, loin, par une portée d’ondes très longue – jusqu’à aujourd’hui, puisque me voici à écrire à ce propos pour rappeler ce souvenir. Je n’ai que récemment fait le lien entre cette circonstance et ma lecture de Bernanos, quelques années plus tard.

Disons alors qu’aujourd’hui, j’ai gardé cette distance, cet éloignement – appelons-la encore athéisme – dont je m’expliquerai. Mais que j’ai conservé aussi, vivement, l’impression sensible et quasi instinctive d’être concerné par ce qui se joue dans ce cinéma, cette écriture, cette musique. Donc me voici, comme il y a cinquante ans, les deux bras ouverts, avec dans chaque main, chaque poing ouvert, d’un côté le marxisme, le projet d’émancipation, la critique de la domination du monde telle qu’elle se montre et s’exerce, et de l’autre l’appel d’une transcendance présente au plus loin comme au plus intime, au dehors comme dans l’élan émotif de l’enfant que je reste, sans contredit. Souci de « révolution », comme les lecteurs de ce « Journal » l’auront déjà peut-être lu[2], même si ce terme doit être soumis à un examen rigoureux et une critique sans ménagement, et dialogue avec ce que j’ai appelé des moments « de pensées théologiques »[3], et que je tenterai sans doute de préciser dans les jours, et les notes, qui vont venir.

*

[1] Sur la façon, très intense, dont j’en traversai le printemps, j’ai déjà écrit quelques pages, publiées ou encore inédites. Par exemple « De l’assemblement », dans L’Exhibition des mots, Circé-poche, 1998, pp. 98 et suiv. J’aurai sans doute à m’en expliquer à nouveau, dans ce « Journal » ou ailleurs. A propos de ces mois (mais sans récit biographique explicite), on peut lire la pièce Mai, juin, juillet, Editions les Solitaires Intempestifs, 2012.

[2] Journal public, première année (2014-2015).

[3] Intentions (journal, 13 février 2016)

*