19.09.15
En relisant divers textes des « classiques » du marxisme, ou de quelques continuateurs déjà anciens, et en comparant leur situation à la nôtre, deux fortes différences apparaissent.
1) Le point de départ, pour ces auteurs, n’est pas un changement souhaitable de l’état des choses, ou la vision d’un avenir désiré. Ils observent ce qui se manifeste sous leurs yeux. Ils sont animés par une passion du réel, au moins tel qu’ils le voient et le comprennent. Et cela (ce qu’ils voient, sur quoi ils se fondent) présente des caractéristiques frappantes pour un lecteur d’aujourd’hui.
Premier constat : ils se trouvent dans un monde agité par une tendance révolutionnaire. En France, je l’ai déjà rappelé, une onde insurrectionnelle n’a cessé de secouer la société depuis 1789, en 1830, 1848 (pour s’en tenir aux moments principaux, il y en a d’autres), 1870, et encore au XXème siècle en 1936, 1944, jusqu’en 1968. Cette vague, ou série de vagues, agite de nombreux autres pays d’Europe et du monde, pour déboucher, après 1900, sur les révolutions russe (1905, 1917), chinoise (1927, 1949), cubaine (1959), et d’autres. C’est un monde entré « dans l’ère des révolutions » – pour reprendre l’expression de Rousseau, qui n’en était pas encore le témoin, mais l’annonçait avec une étonnante clairvoyance. Il en résulte qu’en faisant le portrait de bouleversements à venir, et de leurs conditions ou modalités souhaitables, il ne décrivent pas ce qu’on appellerait aujourd’hui une « utopie » – ils ne font (à leurs propres yeux) que tirer des leçons d’événements multiples, et en déduire ce qui leur paraît nécessaire et possible.
Deuxièmement, nombre de ces révolutions sont victorieuses. Sans que les régimes qu’elles instaurent correspondent exactement aux souhaits de leurs initiateurs, elles abattent les pouvoirs en place, les remplacent par des structures modifiées, où souvent les leaders révolutionnaires assument, au moins pour un temps, des rôles dirigeants. Là encore, les révolutionnaires n’apparaissent en rien comme des utopistes, encore moins des rêveurs : plongés dans un réel qui, en partie, confirme leurs vues, ils prennent une part active à la réalisation de leurs objectifs, jusque dans des gouvernements.
Enfin, ces révolutions, dans certaines de leurs phases, engagent des couches populaires clairement identifiables. Les révolutions du XIXème siècle mobilisent d’innombrables militants ou combattants ouvriers. Ceux-ci n’ont pas l’exclusivité de l’action : y participent des individus, des groupes, des foules issus d’autres milieux : artisans, petit peuple urbain, intellectuels, paysans dans certains cas. Mais les ouvriers y sont présents et actifs. Ils s’organisent dans des mouvements structurés. De sorte que, lorsqu’ils évoquent « le prolétariat », les penseurs du marxisme ne font aucunement référence à une chimère. Il s’agit d’une classe ouvrière réelle, concrète, qui montre de fortes dispositions au soulèvement, et qui n’attend pas le marxisme ni les marxistes pour s’en rendre compte. Les différents courants marxistes en viennent à imprégner le mouvement ouvrier, mais celui-ci les précède et les déborde. En tout cas, l’expression « mouvement ouvrier » ne recouvre pas une fable : les ouvriers sont actifs, organisés, et souvent jusqu’à l’insurrection.
Notre situation est profondément différente. Dans les dernières décennies – en tout cas après 1968, date-charnière – les mouvements révolutionnaires ont paru se raréfier, leurs victoires sont devenues plus douteuses et, c’est peut-être le point le plus décisif, on ne sait pas caractériser les forces qui les portent et qu’ils expriment. Un des essors les plus neufs, observés durant ces dernières décennies aura été ce qu’on a appelé les « printemps arabes ». Mouvements d’une nouveauté profonde, mais dont le sort a été incertain, et le reste. Plus tôt, une composante révolutionnaire entrait sans doute dans les soulèvements qui ont mis à bas les régimes post-staliniens, ou qui ont échoué à le faire (en Chine en 1989). Mais la régression vers le capitalisme a, pour l’instant, pris le dessus. Et on pourrait s’arrêter à de multiples autres insurrections qui ont secoué divers points de la planète. Aucune tendance claire ne s’en dégage : ni sur leur nature, leurs objectifs, leurs convergences éventuelles, ni donc, en aucune façon, sur leur avenir.
Du coup, « nous » (qui est-ce ?), qui tentons de concevoir un autre futur que le seul autodéploiement du capitalisme dans son cynisme et ses ravages, avons beaucoup de mal à porter sur le réel le même regard, passionnément observateur, que nos devanciers. Le réalisme semble équivaloir au cynisme : réalistes se disent les discours qui consentent à l’ordre, ou au désordre, des choses. Il « nous » faut pourtant un réalisme aussi intraitable – et sans doute plus – que celui des idéologies de l’état de fait, plus réaliste parce que prenant en compte plus d’aspects, plus multiples et contradictoires, de ce qui est, et de ce qui devient. Et qui nous permette de scruter la vie des vivants, afin de déceler quelles sont les forces qui portent à une autre régie du réel. Il y en a : puisque « nous » sommes là, avec notre insatisfaction et notre désir. « Nous » ne sommes pas le fruit d’un hasard ou d’une erreur : nous exprimons, à notre manière, des tensions du réel, et des possibles. Il faut apprendre à les lire.
2) Seconde différence, considérable. Les « classiques » du marxisme se réfèrent à un corpus théorique, constitué ou en voie de constitution, qui leur paraît clair et « scientifique ». On a beaucoup critiqué, à juste titre, cette qualification. Mais, sans l’exonérer de ses illusions et méfaits, il n’est pas interdit de penser qu’elle désignait aussi le fait de décrire des phénomènes effectifs, de les analyser de façon rationnelle et non magique, d’en chercher une interprétation cohérente, en aspirant à une véridicité partageable, contrôlable, pour tenter de sortir de l’approximation, du pathos, ou de l’impuissance.
Ces interprétations théoriques étaient, pour la plupart, centrées autour de la conception du « prolétariat » comme agent le plus actif du devenir historique. Bien sûr, cette conception n’aurait pas été possible sans les insurrections ouvrières que j’évoquais plus haut. Or, à nos yeux, la classe ouvrière se dérobe, dans sa réalité (consistante ou en déclin ?), son élan (émancipateur ou rétrograde ?), sa « culture » (devenue nationaliste ?) Et si elle fait défaut au cœur du projet révolutionnaire, nous ne savons rien des forces neuves qui pourraient porter la ressource d’un avenir positif[1]. Pour en sortir, je crois qu’on pourrait, prudemment, se poser la question comme suit. Pourquoi y avait-il un mouvement ouvrier, si vivace ? Par la convergence de deux éléments, semble-t-il. D’abord, un sentiment d’injustice. Les ouvriers se rebellaient parce qu’ils trouvaient leur situation (leur pauvreté, leur misère) injuste. La pauvreté, comme donnée brute, quantitative, n’a jamais suffi à provoquer des soulèvements. Des époques entières ont vu des populations plongées dans une profonde misère sans qu’éclatent d’authentiques insurrections. On ne s’insurge pas contre les intempéries, contre la pénurie pensée comme naturelle – contre les Dieux. L’abattement, l’apathie peuvent régner. L’insurrection suppose que la gestion des pouvoirs est désastreuse, ou la pénurie aggravée par des profiteurs. Elle suppose un pan du réel qui n’est pas admissible. Les ouvriers soulevés avec une telle fréquence pendant plus d’un siècle ont considéré que leur pauvreté côtoyait d’insignes richesses, ou qu’elle était indûment produite. Ce qui la rendait inacceptable. Deuxièmement : la misère ouvrière a été vue comme injuste, donc comme motif de soulèvement, parce qu’elle accompagnait la forte croissance de nouvelles richesses, due au progrès technique et à la mécanisation – et à laquelle était liée la constitution de la classe ouvrière elle-même. Le choc entre progrès technique, impétueux (comme on disait), et pauvreté ouvrière, devenait motif de colère parce qu’il s’inscrivait au cœur de la condition prolétarienne. Perception formalisée par le marxisme, selon lequel le capitalisme était condamné, de l’intérieur, par la contradiction entre forces productives et rapports sociaux.
Qu’en est-il, alors, de notre situation ? Le sentiment d’injustice ne s’y est pas atténué. Il s’est plutôt accentué, approfondi. L’analyse en est complexe : il existe sans doute des formes de résignation (si l’on voit le capitalisme comme nature des choses, rendant inévitable que certains humains soient infiniment mieux dotés que d’autres), voire de légitimation, lorsqu’on se résout à croire que l’injustice est normale, et sanctionne la différences des talents, des parcours, des « risques », etc. Mais cette soumission, souvent aggravée dans des limites nationales, se joint à un fort sentiment d’injustice, au plan planétaire. La richesse des zones riches, où la vie semble libre et aisée, universellement perceptible (par la circulation et la synchronie des images) devient un élément d’attraction intense pour les habitants des zones pauvres (ou soumises, cela va ensemble, à l’oppression et l’horreur guerrière). Un pays riche m’attire, si je pense : c’est pour moi aussi. Ou : aucune raison ne justifie que d’autres en profitent, et que j’en sois exclu. Ou : ce n’est pas acceptable, pas juste.
Que cela suffise à constituer la source d’un mouvement fort, étendu, pour un changement de principe organisateur, je me garderais bien de l’assurer. Mais je vois là, dans ce sentiment d’injustice, une limite que le capitalisme ne parviendra pas à franchir. « Objective », si l’on veut, même si elle est tissée de subjectivité. Les « idées », comme disait Marx, peuvent devenir des forces matérielles. Parce que je ne vois pas comment le capitalisme parviendrait à une répartition des richesses moins révoltante – l’injustice est au principe de son principe. Celle qui conduit certains humains à se trouver propriétaires, et donc décisionnaires, des moyens de production, de distribution et d’échange – et d’autres à s’en trouver dépossédés. La limite, indestructible, sur laquelle vient buter le capitalisme, sa borne objective, me paraît donc être, très paradoxalement, de nature morale. Ce qui peut assurément sembler d’un subjectivisme effréné aux yeux d’un marxisme plus convenu. Mais c’est ainsi : je ne vois pas comment le capitalisme pourrait résoudre, ou faire oublier, l’injustice radicale sur laquelle il repose. Elle se voit sans cesse plus crûment. La possibilité d’un mouvement visant à le dépasser trouve peut-être là son fondement : dans la perception par les humains du fait que l’aisance d’un côté, l’horreur de l’autre, ne sont pas acceptables, et que donc, à certains égards, ça ne peut pas durer.
Apparemment donc, nous ne voyons qu’injustice, et donc rébellion morale, intérieure, intime même, là où les grands anciens pouvaient observer des insurrections en marche. Nous nous trouvons plutôt dans la situation des hommes de pensée qui, à l’époque dite des Lumières, annonçaient l’échec d’un système de vie qui paraissait intangible depuis des siècles, et sans fin. Je cite, à nouveau, ces lignes célèbres de Rousseau : « Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet : les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempt ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. »[2] C’est écrit en 1762 : je ne cesse de méditer cette date. Dans la France de Louis XV, où la monarchie peut sembler éternelle – elle dure depuis huit siècles, si on se fie (comme elle) au principe dynastique. Et Rousseau ajoute, en note : « Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l’Europe aient encore longtemps à durer : toutes ont brillé, et tout état qui brille est sur son déclin ». Tout état qui brille est sur son déclin. Ne peut-on le concevoir aussi de l’état du capitalisme, ou même de l’Etat du capital ?
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[1] Je ne souscris pas à ce tableau unilatéral et, à bien des égards, fondé sur des clichés – même s’il inclut des noyaux de réalités qu’il ne faut pas esquiver. Mais on doit y joindre une lecture des nouvelles formes de la condition ouvrière, ainsi qu’une appréciation, plus profonde, des rapports de classes à l’échelle mondiale, et donc du nouveau prolétariat des pays du « Sud » – comme de grandes métropoles du « Nord ».
[2] Je souligne. Rousseau, Emile ou de l’éducation, Livre III. Par ex. GF-Flammarion 2009 (1966), p. 252. Ou Éd. du Seuil, « L’intégrale », vol. 3, 1971, p. 138.