Il n’y a qu’un seul problème politique sérieux – pour paraphraser Camus [1] – c’est l’avenir de la vie humaine. Mais il ne s’agit pas ici de suicide, tout au contraire. De nombreuses questions politiques, qui ont leur importance, flottent en surface au-dessus de celle-ci, qui interroge la possibilité d’envisager, politiquement, l’avenir des humains. En tant qu’humains, et donc considérés dans leur ensemble. Ce qui est alors en cause est la possibilité d’une politique de l’humanité. De bons esprits assurés d’eux-mêmes, et souvent nourris de leurs reniements, reculeront avec effroi ou dédain devant cette hypothèse, objectant que ces deux notions, politique et humanité, sont incompatibles par principe. Il n’y a de politique, diront-ils, que des États et des nations, toute considération de l’humanité dans son ensemble étant supposée dissoudre la possibilité même d’une pensée, et d’une action, politiques. Ce postulat est un poncif parmi les plus ressassés [2].
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La nécessité d’une politique de l’humanité peut être approchée de deux manières. En premier lieu, comme besoin d’instances ou d’institutions politiques globales, planétaires. Le besoin est indiscutable. Car si de telles instances sont préfigurées par l’ONU, ou de multiples institutions internationales, celles-ci butent sur deux obstacles majeurs : d’une part, leur caractère inter-national précisément, c’est-à-dire leur dépendance par rapport à la coexistence et à la confrontation des nations, alors que les questions les plus pressantes requièrent de façon évidente de transcender les États-nations. Et d’autre part, hors l’ONU ces grandes entités administratives abordent les problèmes par leurs dimensions techniques ou juridiques, quand il s’agit de les poser politiquement, en engageant les décisions les plus générales et déterminantes pour les collectivités humaines.
En effet, les affaires les plus importantes qui concernent la vie des humains et en menacent l’essor positif sont planétaires : le changement climatique et les dangers environnementaux, devant lesquels aucune nation ne peut régler quoi que ce soit par elle-même ; mais aussi la guerre mettant aux prises les plus importantes puissances planétaires, avec ses risques de crise alimentaire mondiale ; les migrations continentales et intercontinentales ; l’écart des conditions matérielles, morales et existentielles entre riches et pauvres de la Terre ; le fonctionnement mondial de l’approvisionnement en marchandises, de la circulation des capitaux, de la propriété des entreprises et en dernier ressort de la production et de la consommation planétaires ; la condition féminine et la part fondamentale des femmes dans la rénovation de la vie à venir, et tant d’autres choses qui se présentent à l’esprit dès qu’on envisage de quoi il s’agit, au plus profond et au plus pressant, à propos de la condition des humains d’aujourd’hui. Ces questions planétaires doivent être traitées d’un point de vue planétaire, en plaçant au cœur de la réflexion et de l’action le bien-être et les nécessités de toutes et de tous, en vue d’aménager au mieux les circulations et les répartitions, avec un souci de justice. C’est dire qu’elles ne peuvent être traitées que politiquement – faute de quoi les concurrences d’États et d’intérêts ne trouveront aucune instance où puisse être engagé, autant que faire se peut, leur progressif règlement.
Les institutions et outils de ces politiques ont à être totalement inventés, à partir de ce qui existe et de ce qui n’existe pas. De nombreuses instances internationales, ou organisations non-gouvernementales (moins assujetties aux États-nations) peuvent en figurer les ferments ou en contenir les germes. Mais il faut inventer : concevoir et appliquer progressivement des modes de représentativités et de délibérations transnationales, transrégionales et transcontinentales, qui devront mobiliser les moyens techniques ultra-pointus que savent utiliser, au plan planétaire, la finance, la communication, la stratégie militaire, la production industrielle et les cultures. Bien sûr, c’est difficile, et cela n’a jamais eu lieu. Mais le réchauffement planétaire, la menace nucléaire, la mondialisation économique poussée à ce point, la planétarisation des cultures et des communications n’ont, tels que nous les observons aujourd’hui, jamais eu lieu non plus.
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Une seconde façon d’approcher la nécessité d’une politique de l’humanité est de considérer qu’elle doit être portée par l’humanité comme telle, par les humains, sinon dans leur ensemble intégral – aucune politique n’a jamais été portée par l’intégralité d’un groupe – au moins par de grandes quantités d’humains, agissant à ce titre et non au titre de leur dépendance à l’égard d’un État. Il est nécessaire, en d’autres termes, qu’une telle politique prenne non seulement l’humanité comme objet ou visée, mais que l’humanité en devienne l’agent, l’opérateur – et se constitue ainsi en sujet politique [3]. À qui pourrait encore croire qu’il n’est de sujet politique qu’au sein d’une adversité, et que donc les humains, dèlaissant leurs divisions étatiques, ne peuvent être sujets d’aucune politisation, il suffit de faire observer que l’humanité fait face à des adversités nouvelles, qui la mettent en cause globalement et auxquelles elle doit s’opposer de façon politique : réchauffement climatique, menace nucléaire globale, problèmes d’alimentation planétaires, migrations intercontinentales, oppression persistante de l’humanité féminine, etc. Et aussi, qu’on le reconnaisse ou pas, capitalisme mondial lui-même, premier adversaire de l’avenir humain et première cause désormais des menaces sur son existence.
Pour constituer l’humanité en sujet politique, il faut qu’une révolution advienne, non comme résultat souhaitable de cette constitution, mais comme sa condition préalable. Car aucune politique ne peut suffire à réunir les humains, ou leur significative majorité, dans la mise en œuvre d’un projet politique planétaire commun. Il y faut une sorte de renversement ou de bouleversement moral – disons : une insurrection spirituelle [4]. Il faut que les humains se saisissent de leur condition comme d’un trésor vivant, physique et mental, à préserver et faire fructifier. Comment cela peut-il advenir ? Je n’en ai aucune idée, on s’en doute. Mais il le faut. Notons seulement que ce n’est pas la première fois que la nécessité en est ainsi posée, comme question politique. Avant son naufrage au sein d’États monstrueusement autoritaires et particularistes, nationalistes, le projet de révolution socialiste mondiale était bien porteur d’une telle ambition de voir l’humanité, sans frontières, se soulever ensemble pour aboutir à la constitution d’une humanité politique diverse mais unie [5]. Ledit naufrage n’est pas de très bon augure pour l’avenir possible de cet espoir. Mais que l’affaire ait désastreusement échoué n’induit pas qu’il faille renoncer à jamais à toute politique de l’humain. Et, quoi qu’il en soit, il la faut : l’alternative est celle d’un nihilisme trempé au bain du plus irrévocable désespoir.
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Dans l’océan d’utopie où l’on peut se croire plongé avec l’évocation d’une telle perspective, qu’on pourrait appeler aussi politique de l’universalité ouverte, aux accès multiples, non homogène, il se trouve tout de même quelques repères pratiques, non dénués de concrétude ni d’actualité. Par exemple celui-ci : il est un lieu (ou une immense constellation de lieux) où l’expérience de cette politique de l’humain se présente à travers son déni permanent mais aussi par l’affirmation pratique, juridique, militante, concrète de son impérieuse justice [6] : c’est la frontière, ce sont les milliers de frontières, internes et externes aux États [7]. À la frontière, sur son tracé, dans le face-à-face de part et d’autre de sa limite, chacun ou chacune fait l’expérience particulièrement aigüe de son statut d’être humain et de la condition politique de celui-ci, irréductible à la position de ressortissant d’un État. Cette humanité intégrale, porteuse d’une citoyenneté d’un nouveau type [8], est à penser activement comme élaboration de la traversée et du passage, de la solidarité et d’une forme de fraternité-sororité dont les concepts politiques doivent désormais être forgés. C’est utopique, mais il le faut. Nul besoin de clamer l’urgence, qui crie. C’est la nécessité, et donc l’avenir, qu’il en faut concevoir.
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P. S. Le pape François, qui dit parfois de fortes bêtises, a écrit sur l’unité des humains des pages magnifiques dans son encyclique Fratelli tutti (2020).
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[1] Évidemment : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. », incipit d’A. Camus, Le Mythe de Sisyphe (1942), Gallimard-Folio, 1985.
[2] Je le discute dans D.G., « Manifeste », in Du sens, essais 2009-2022, à paraître en 2023.
[3] Pour conserver, à titre opératoire, ce concept (de sujet) qui demande à être, au moins, totalement reconfiguré.
[4] Cf. D.G., Trois soulèvements – Judaïsme, marxisme et la table mystique, Labor et Fides 2019, pp. 76-79.
[5] Ce projet n’a bien sûr pas été le seul. Cf. E. Kant, Idée de l’histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784).
[6] Les exemples militants sont très nombreux, mais on citera celui, particulièrement en vue, de Cédric Herrou, à la frontière franco-italienne.
[7] Voir à ce propos le colloque international « Penser l’Europe à ses frontières » (Strasbourg, 1992) dont l’édition a été coordonnée par Jean-Luc Nancy, et moi-même, sur un intitulé et à partir d’un argument dont j’étais l’auteur (à la demande de Nancy) – et dans un suivi éditorial que j’ai réalisé avec le concours très actif de Thomas Dommange : Penser l’Europe à ses frontières, L’Aube, 1993. Ou encore, beaucoup plus récemment, Soulever la politique – Hypothèse-théâtre (2017), en accès libre sur ce site (cliquer sur le lien). Mais le fil de cette réflexion sur la frontière peut être suivi dans de nombreux autres textes, qui courent des Hypothèses sur l’Europe jusqu’au très prochain Du sens (à paraître en 2023), en passant, par exemple et dans un contexte de pensée différent, par la conférence « Persévérer sur la frontière » (2018), disponible sur ce site (cliquer sur le lien).
[8] Cf. D.G et Ernesto Laclau, « L’Europe et la citoyenneté planétaire », in L’Agenda de la pensée contemporaine, n° 13, 2009, et dans ce « Journal public », l’entrée du 2.08.2014, « Citoyenneté planétaire » (cliquer sur le lien).