11.10.14

 

Cette nuit, un rêve, que voici. J’essaie de le rapporter dans sa sécheresse, et dans ce qui apparaît, comme pour tout rêve relaté, à tous les coups, comme son inanité, surtout après quelques heures (c’était au milieu de la nuit. Entre deux sommeils, j’ai pensé en faire une nouvelle note, avec le titre qu’ici je lui donne. Je me suis rendormi, ai donc rêvé encore sans doute, et je crains que le souvenir soit maintenant moins aigu).

Je suis invité à participer à un débat. Je devrai m’asseoir à une table, rectangulaire, longue, au côté des autres intervenants, face au public dans une sorte d’amphi. Mais je n’ai pas encore atteint la salle. J’y vais. On m’accompagne. C’est à Paris IV. Un peu en retard, je serai le dernier arrivé. C’est une faute, on m’attend. À la différence de ceux qui sont déjà là, je ne suis pas tout à fait philosophe, pas tout à fait légitime (à mes propres yeux, peut-être aux leurs). Je devrai me mettre en bout de table, sur le bord (presque de profil, les autres seront de face). Je me demande par quel angle je vais aborder mon intervention, qui n’est pas prête. Je vais manquer de préparation, et donc d’assurance. Je ne vais pas être assez philosophe. Mon discours risque d’être faible, alors que je sais (dans le rêve) que je suis capable d’être à la hauteur. Je réfléchis, je me demande comment faire, tout en marchant vers la salle, cependant que quelqu’un à mon côté m’accompagne, mandaté par les organisateurs. Je ne vois pas son visage, mais il est là, sur le côté.

C’est très mal organisé. Les gens attendent, l’heure passe. Est-ce qu’ils s’impatientent ? Il faut traverser beaucoup de salles intermédiaires pour arriver au lieu prévu. De l’une à l’autre, on descend, chacune en contrebas de la précédente. Il y a beaucoup de monde. Peut-être qu’avec ce retard ils commencent à partir, à se raréfier. Je marche, traverse les lieux intermédiaires. Je n’arrive pas à rejoindre la salle de la table. Sur le chemin, je trouve ma fille, à qui je fais appel devant la difficulté. Elle est attentive, et veut m’aider. Elle me dit : « Mais Papa, Derrida !… », parce qu’elle a pensé que je lui demandais sa contribution au débat : soit de venir à la table avec moi, soit d’intervenir d’une façon ou d’une autre, et me signifie par cette exclamation que ce n’est pas dans son ordre de préoccupations. Je réponds : « Mais pas du tout ! Je ne te demande pas cela ! » Puis j’aperçois sa mère, en conversation avec quelqu’un d’autre. Je la vois de dos.

Est-ce que j’arrive au but ? Si j’arrive y suis-je seul, devant une salle presque vide ? Les autres déjà partis ? En tout cas on me jette dans un bus, un véhicule bondé, on m’y fourre, la réunion va se tenir ailleurs. C’est un bus jaune, qui me rappelle certaines voitures de la Poste. Je ne me souviens pas de cet ailleurs. Je ne sais plus si j’y parviens. Je n’en retiens aucune image, aucune séquence. Quelque chose n’a pas eu lieu, comme c’était prévu. Le débat, en tout cas, ne se fait pas.

Je retourne vers le premier site. Seul, me semble-t-il, cette fois. C’est archi-plein, salles combles. Je ne vois pas la table, je ne m’en préoccupe pas. Je ne vois que les travées, qui seules m’importent (quelque chose des gradins de l’amphi Richelieu). Je ne m’occupe que de ceci : j’ai perdu mon imper (bleu) et surtout une sorte de portefeuille, qui contient mes papiers. Ce portefeuille, que je ne trouve pas, mais que je me remémore, est un peu épais, plein de papiers fourrés au milieu, un peu comme mes facturettes de carte bleue quand je suis en voyage et ne peux pas les ranger chez moi. Mais ce n’est pas cela : ce sont mes papiers, et parmi eux un papier particulièrement important, que je ne dois pas perdre. En plus de l’imper et du portefeuille, j’ai aussi égaré une clé, ma clé, avec un manchon noir et un corps de métal long, plat et dur, comme la clé de la voiture de location que je viens d’utiliser à Amiens (un peu aussi comme la clé de mon domicile, dont la serrure a été changée il y a quelques jours). J’ai perdu ma clé, mon portefeuille, mon imper bleu. Il me les faut. Je les cherche dans les travées, je les demande à ceux qui sont assis dans le public. Le projet d’intervention a disparu. Je ne m’en soucie plus (et même cette disparition n’existe pas formellement dans le rêve, je la déduis). Je ne me soucie que de chercher mes papiers.

Quelqu’un, de l’auditoire, me les glisse. Je les retrouve, je les ai. L’imper, le portefeuille, avec les papiers dedans, dont on aperçoit les bords. Celui qui compte, au milieu, y est. Je le sais, je n’ai pas besoin de vérifier. Je crois me souvenir que j’enfile l’imper. Les papiers sont dans ma poche. Je sors de l’amphi.

Voici ce qui m’importe ici, et qui occasionne cette note. Je me réveille. C’est la pleine nuit. A ce moment, je me trouve dans une sorte de paix, de joie sereine, qui m’est communiquée par le rêve – lequel pourtant a des aspects de cauchemar. Je me réveille heureux. Pourquoi ? Parce que cela finit bien, évidemment (je retrouve mes papiers, mes affaires, je sors.) Mais aussi parce que je reçois, du rêve, une sorte d’injonction, comme  un conseil : ne cherche pas à faire semblant d’être l’un des leurs, d’être comme eux, parmi eux. Cherche tes papiers. Trouve.

Ca me fait du bien. Je suis d’accord, je pense : mais oui, je vais tenter de vivre comme ça.

Alors me vient le titre de cette note : Éthique du rêve. Et je me dis : le rêve n’est pas seulement une expression (de forces, de tendances). Il ne traduit pas seulement un état. Il tient un discours, et même, en la circonstance, un discours qui fait entendre une prescription, un appel. L’appel ne vient de rien d’autre que de ce qui se joue dans le théâtre de mes pensées, mes affects, ma vie, consciente et inconsciente, évidemment. Mais une part de ce discours se formule en injonction, et me désigne une route, une voie. C’est une parole éthique. Elle peut être réduite au silence dans la vie éveillée, et se faire entendre depuis le rêve.

La parole qui me parvient m’apaise et me rend heureux. Il arrive bien sûr, et souvent, qu’elle produise de tout autres effets. Ici c’est une parole amicale. Une injonction, oui, mais pas un ordre dur et autoritaire. Plutôt un conseil d’ami, venu du fond de moi (et d’un au-delà de moi au fond de moi). Si c’était un cauchemar, je me dirais plutôt : le rêve m’alerte, sur une menace – menace « interne », bien sûr, de comportement, de conduite, menace éthique. Mais ici le caractère amical se mesure à ce que cela me fait du bien, m’apaise, me rend en accord avec moi-même. Ce que je sens, comme physiquement, au réveil.

Et je pense : il faut penser depuis Freud, même pour aller ailleurs que là où il est parvenu. L’inconscient, ou ce qu’il a tenté de pointer sous ce nom, est encore une des richesses de notre devenir. A condition de l’entendre au-delà des seules interprétations freudiennes.

*

Plus loin, je discuterai l’injonction entendue ce matin. Pour ne pas la formuler seulement en termes d’autonomie. (Sois autonome, vis par toi-même, etc.) Ce concept – autonomie – et l’« auto » qui le construit, me laissent très insatisfait. Je voudrais penser une émancipation (pour l’appeler ainsi, provisoirement) qui ne se fonde pas dans ce repli sur « soi », sur le « soi ». J’y viendrai.