16.08.16

(On aura peut-être remarqué que j’évite systématiquement les titres tape-à-l’œil, ou accrocheurs. Ainsi, je pourrais titrer les lignes ci-dessous en faisant référence à Dieu, ou aux religions, ce qui agite beaucoup aujourd’hui. De même, par exemple, lorsque je me suis expliqué sur mon rapport au judaïsme, j’aurais pu appeler cela « Judaïsme », ce qui fait lire, alors que j’ai intitulé mon entrée « Héritage »[1]. C’est parce que je me refuse à jouer sur, ou avec, les effets de résonance dans l’actualité médiatique. Je cherche à poser des questions, à soumettre des hypothèses, et à rencontrer par là des regards. J’en rencontre, plus d’un, à chaque nouvelle proposition dans ce Journal public. C’est une grande joie, à tous les coups, une poussée pour continuer.)

L’ouverture au sens de l’univers est un « existential ». Ce qui veut dire tout simplement qu’il y a en moi, en toi, une disposition, inscrite dans notre nature, à ouvrir les bras et à dire « me voici ». À qui, à quoi ? Je n’en sais rien. Mais à mesure que je m’avance, si je m’avance, en mystique, en spiritualité, ou si l’on veut en « foi », il me semble plus clair que désigner ce à quoi je m’adresse comme « quelqu’un », sur le modèle des personnes qui m’entourent, est une petite mythologie, pour un temps définitivement révolu[2]. Quelqu’un qui veut, qui demande, qui s’énerve. Pourquoi ce mythe, si obstinément persistant ? Comme si toute foi, pour être perçue comme authentique ou « forte », devait s’intégrer dans la structure de cette croyance ? Et comme si, du coup, elle ne pouvait être réfutée que selon ce modèle ? Nous avons l’intuition que l’univers est mis en mouvement et en jeu par un sens. Ce sens ne peut être que très profond et très haut, et comme ce que nous connaissons de plus profond et de plus haut dans la hiérarchie du sens est la personne humaine, nous attribuons par transfert le statut de personne au sens infini qui porte l’univers. Mais tout ceci est caduc, cette petite mythologie enfantine ne prend plus. Et le fait que parfois on s’y accroche, pour sauver la foi positive de son naufrage, n’arrange rien. Le sens universel est bien plus profond, et plus haut, que notre petite personne. Il la déborde de partout. Et il ne suffit plus de proclamer que « Dieu » est impensable, indicible, et tous les in qu’on voudra, tant qu’on s’obstine à lui assigner ce statut linguistique, grammatical, et par là mythologique de petite personne fabulaire. Par cette simple nomination, déjà. Dire Dieu comme on dit Marcel ou Eustache. Qui fait ceci, veut ceci, pense cela. La désignation est désespérément inadéquate, ne serait-ce que parce que, dit ainsi, c’est irrévocablement masculin, pauvre clôture, alors que le récit suggère que, faisant l’homme à son image, il les a faits homme et femme simultanément – et que donc l’image est aussi image de cela [3].

A respecter  ce pluriel-duel, l’image serait déjà au moins bifide, ce que « Dieu » ne sait pas dire. Cela ne signifie pas que le sens universel soit simplement le grand Tout informel à qui on ne peut plus s’adresser. Ni non plus que ce sens universel ne nous dit rien. Le mystère (car il faut bien retenir la catégorie du mystère, si on veut croire à la vérité d’un mysticisme) le mystère est que cette signification à nous adressée, que nous avons à entendre, émane non pas d’un locuteur à la mode humaine, mais du fond créatif de l’univers. Ce que nous cherchons à entendre, n’est donc pas infra-personnel, comme une sorte de grande mécanique anonyme et automatique. C’est plutôt extra-personnel, et peut-être même hyper-personnel, hypersonnel, un au-delà positif du modèle étroit de la personne. C’est ce qu’atteste notre désir d’écoute, notre désir irrépressible d’entendre un son doué de sens dans le bruit infini des choses. Ce que dit la personnalité dont les récits bibliques s’affublent est alors la figure de cela : notre adresse, notre besoin d’adresse, notre incroyable disposition à ouvrir les bras et à dire « me voici ». Il faut entendre les récits bibliques, non plus comme relation de processus rapportés sur le mode objectif (il existe, il lui est arrivé ceci ou cela, il a pensé ou senti cela), mais en formes d’expression de ce que nous recevons, entendons, percevons, sur le mode de l’adresse – c’est-à-dire de l’écoute.[4] Et ce que nous (toi, moi) percevons est ceci : l’immense machinerie universelle est déclenchée, animée, transie par un sens ; et d’autre part – ce qui est au moins aussi incroyable sinon plus – le sens qui met en branle la machinerie universelle se joue en toi, en moi, il s’affaire à nos minuscules personnes, et à l’inconcevable machination d’organes, de micro-organismes, de nanoparticules dont nous sommes faits. Le sens s’agite en nous, et crée, entre autres choses, cette stupéfiante disposition qui nous rend aptes à ouvrir les bras devant l’univers et à dire : me voici.

[1] le 10-12-14, dans «Journal public 2014-2015  », p. 41.

[2] Sur ce point, on ne peut que renvoyer aux premières pages de la célèbre conférence de Rudolf Bultmann, « Nouveau Testament et mythologie » (1941), aujourd’hui dans le volume du même nom, Labor et Fides, 2013, pp. 47-50. Dans ce texte, il ne s’agit pas (directement au moins) du nom de Dieu, ni de son indentification comme personne. Mais la structure de l’argumentation m’y paraît inattaquable, et en grande part, malgré sa notoriété, encore inentendue aujourd’hui.

[3] Gn, 1, 27.

[4] Le pasteur Marc Pernot, que j’écoute beaucoup (et qui dit « Dieu » sans réticence, lui), ne cesse d’affirmer que les récits bibliques ne sont pas à entendre (ou pas seulement) comme chroniques historiques, mais qu’il faut les recevoir comme « prédications », en ce sens qu’ils questionnent et provoquent sans cesse notre existence et nos actes. C’est assez bultmannien, si je comprends quelque chose. Et cela enclenche ce que je cherche à dire ici, que sans doute ni l’un ni l’autre (ni le pasteur Pernot, ni Bultmann) ne diraient de la même manière : les récits sont des figures de ce qui nous arrive lorsque que nous écoutons, entendons, et qui nous parvient comme par le canal d’un système de signes inconnus, provenant d’une distance cosmique impensable (et d’une proximité tout aussi impossible à imaginer). Est-ce que cela revient à renvoyer le transcendant à une dimension subjective, et à le priver alors de toute existence extérieure ? Absolument pas. Je suis convaincu, pour ma part, qu’il existe un sens de l’univers, un sens universel réellement actif dans la grande machinerie qui nous porte et nous emporte. Cela signifie seulement que ce que nous en disons lorsque nous lui attribuons la figure de la personne n’est rien d’autre que la mise en jeu de notre disposition d’écoute et d’entente. Mais ce mode de figuration a son histoire, qui est en grande partie derrière nous. Il peut encore nous parler, à condition d’en reconnaître le caractère figural.