6.08.16

Il n’est pas très utile de ressasser que nous vivons la fin d’un monde. Bien peu de gens doivent encore ignorer la nouvelle. À peine est-il moins vain de s’aviser (un peu tard) que le temps est venu de reconstruire un sens. Aux portes de ce chantier, on salue les ouvriers de la dernière heure. Mais il faut y entrer, se mettre à l’ouvrage. Donc, ceux ou celles qui se plaindront encore du manque de sens sans proposer des éléments positifs et précis de rénovation pourront être tenus, disons-le gentiment, pour importuns.

Appliquons-nous ce sage précepte, et suggérons des hypothèses. Plus d’une sont proposées dans des écrits précédents[1], mais il faut avancer – ou au moins se donner la marche comme règle. Soumettons ainsi, à nouveau, quelques lignes de vue et d’actes, positives et négatives.

1) Approfondir l’universalisme. L’universel n’est pas une image, mais un mouvement. Il est le tour (versus) pratique qui rassemble et fait dialoguer ce qui diffère. L’universel n’est pas notre passé, il nous devance. Dans le cosmos, le vivant, l’humain, toute étrangeté nous convie à l’écoute, à la parole, et à l’échange, même pugnace, même tendu. Il est juste de s’aimer, soi-même et ses proches. Mais les réhabilitations du particulier comme abri, comme enclos, sont des chants de guerre. On a le droit, et même la tâche de chérir les sites, les lieux, les habitants et les coutumes qui nous entourent ou nous accueillent, mais cette passion légitime envers les territoires, les mers, les airs, les héritages et les cultures doit être cultivée comme champ de dialogue et non de bataille. Il y a des défenses nécessaires, mais toutes les agressions se sont toujours présentées, et pensées, comme défensives. La défense doit d’abord être accueillante à sa propre critique.

2) Se montrer apte au transhumain, pas à l’inhumain. Sans aucun doute, il faut renouveler le dialogue avec la nature, animale et végétale, minérale et cosmique. Mais ceci ne doit légitimer aucune incrimination de l’humain, et de son humanité. Car l’humanité de l’humain est son aptitude au dépassement, à l’excès sur ses frontières. Et cet excès se pense comme éthique : comme justesse et justice. Le non-humain en soi n’a aucune valeur, il peut nourrir le pire et la violence, l’injuste et le meurtre. Le transhumain ne vaut qu’ancré dans les fonds incessibles de l’humain et de son humanité, féminine et masculine.

3) Ne rien céder à la violence, en produire la critique. « La violence n’a plus aucune valeur critique, désormais c’est la violence qui doit être critiquée. »[2] La violence et ses mérites sont une banalité de base de l’idéologie du marché, du capitalisme et de ses images. La violence est un aliment du spectacle des marchandises, des marchandises du spectacle. Elle fournit le carburant le plus rentable à ses machines. Aucune légitimité neuve ne se construira avec la moindre concession à la violence censément nécessaire (comme toutes prétendent l’être), censément défensive (attribut dont toutes se réclament). Défense peut-être, parfois, mais sans aucune concession à la moindre valeur violente, sans concéder à la violence son attrait, avec dégoût, sans jamais en jouir, ni se protéger de ce dégoût pour en accréditer l’usage. Et, le plus souvent, en la refusant sans nuances. Le Sermon sur la montagne est devant nous.

Le précepte ci-dessus est formulé de façon négative, donc encore arrogante, cédant encore, ne serait-ce que par son ton[3], à ce qu’il veut écarter. Si on tente un autre timbre, il pourrait sonner ainsi : aimer, aimer à nouveau, aimer aimer, sans réserve, sans borne, sans trêve. On ne sait pas encore le dire dans une apparence moins mièvre. Peu importe. Qui a jamais senti l’amour (chacun, tous) sait ou savent qu’aimer est une non-mièvrerie absolue, une force invincible. Il faut ressaisir la valeur d’aimer comme étendard, même commun, même politique. Le Sermon sur la montagne est devant nous.

4) Demander (ou chercher) des précisions. Pour trouver des causes (ce qui est bien légitime, c’est le mouvement de la compréhension) on est en droit de demander des déterminations précises. Le lamento contre « les élites » est un nuage fumeux. Passons sur le fait que le mot est censé désigner les meilleurs et qu’il est donc employé, comme tant d’autres, par une antiphrase qui désormais s’ignore. Mais à quelles élites s’agit-il d’imputer les plus grands maux ? Aux élites sportives – dont le caractère d’élite est mesurable ? Artistiques, militaires ? Scientifiques ? Médicales ? Assurément, ces groupes ne sont pas exempts de défauts. Mais sont-ils la cause des déboires ? Non. Sous le mot élites, se voile l’incrimination, trouble, d’une couche mystérieuse réunissant quelques riches, de supposés réseaux, et les politiques, les pelés, les galeux. Or, cette imputation d’autant plus criarde qu’elle est floue masque un manque réel : la définition d’un système de domination précis. Qui domine ? Au profit de quoi ? Au moins le marxisme, dans sa forme ancienne, avait-il le mérite de définir avec clarté. Dominatrice était une classe, définie par un critère (la propriété des moyens de production), agissant dans un but (l’accroissement des profits de classe), servie par des appareils descriptibles (des politiques qui la promeuvent, des forces armées qui la protègent, des idéologies qui la couvrent). Je ne prône pas le retour au marxisme canonique (ni d’ailleurs à quoi que ce soit d’autre : la forme générale du retour ne prescrit rien de bon). Mais on est en droit de demander, ou, mieux, de chercher, une détermination précise, nette, objective, des causes et modalités des troubles, et des responsabilités qui s’y lient.

C’est dans le marais des causes vaseuses que prolifère le complotisme. Il n’est que de se promener sur internet pour observer les ravages de cette critique errante, devenue folle, hagarde à force de haine, détestation cherchant partout son objet comme un délire son thème, ou un égaré son accroche. Alors proposons : la cause dernière est à chercher dans l’accumulation de la richesse à certains pôles du globe, et la diffusion des zones de misère ailleurs. Parasitisme et misère sont relatifs l’un à l’autre, et n’excluent nullement des améliorations de misère pour les miséreux. Le système en est mondial. De sorte que le traitement de cette plaie ne se fera que de façon planétaire. Seule la solidarité planétaire sera apte à traiter la misère du monde. Il faut notre nuit du 4 août, privilégiés du globe. Nous devons renoncer à une part de nos avantages pour les partager. Et simultanément, nous devons remettre en cause le système de domination marchand, qui est la priorité du vendable et de l’achetable sur tous les autres modes d’échange humain – pour réévaluer le don, le troc, le sens et le service. Assurément il existe une caste de profiteurs – mais leur domination ne tient que parce qu’un grand nombre de vivants accepte d’en dépendre, et que la très fastueuse domination sait distribuer de micro-dividendes de son faste. Il faut que la population des humains se convie à une solidarité intégrale, sans exclusive, afin de repenser et de redistribuer la vie commune et ses biens. Il ne s’agit pas de sacrifice, mais de joie du partage. C’est du bonheur que l’on veut – et il ne se trouvera aucun bonheur dans des parcs cernés par des murs avec miradors.

5) Envers tous, même les pires, oser l’a priori du respect. Récuser toute haine. Toujours chercher l’autocritique, non sacrificielle mais amicale, amicale envers soi autant qu’envers les autres. Toute critique qui se décharge sur l’ennemi est autodestructrice. La responsabilité libère. Aimer les prochains (et les lointains) comme soi-même, à condition de s’aimer soi-même comme un autre quelconque. Repousser le nihilisme. Préférer quelque chose à rien. Aimer le vide, comme espace libre, et le consistant comme offert à la joie du toucher sans blessure. Choisir la vie.[4]

 

 

 

 

[1] Rappelons donc : Hypothèses sur l’Europe (1994), Circé 2000 ; Après la révolution, Belin 2003 ; et sur ce même site, Journal 2014-2015 et le présent Journal public.

[2] D. G., Après la révolution, op. cit. p. 88.

[3] Cf. Journal 2014-2015, pp. 77-80 (24.02.15).

[4] Adieux de Moïse : « J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie » Deutéronome, 30-19.