12.10.14

 

Une de mes amies me dit que, bien qu’incroyante, il lui paraît important « par les temps qui courent, d’affirmer sa judéité ». Je crois comprendre de quoi elle parle, même si, par ces mêmes temps, je me sens plutôt porté à interroger ce qu’il en est de notre – et donc de mon – humanité. Pourtant je me demande ce que signifie pour moi cette injonction (affirmer sa judéité). Ou bien : ce qu’il en est de mon lien à la (ou une) condition juive, même si je ne suis pas religieux (elle ne l’est pas non plus). Cette question, je la traduis en l’interrogation que voici : de quoi ai-je hérité, quant au judaïsme ? Et en quoi suis-je, ou tenté-je d’être, fidèle à cet héritage ? (Il faudra, pour m’expliquer en profondeur sur ce point, que je témoigne un jour de mon histoire avec les autres religions, et en particulier avec le christianisme. Je le ferai. Mais prenons les choses dans leur ordre d’apparition.)

Dans mon enfance, la question du rapport au judaïsme était posée par mon père. Ma maman était plus discrète. Pour mon père, le lien se faisait surtout par son ascendance maternelle. Ses parents avaient divorcé avec dureté, et il était resté très proche de sa mère, avec qui il avait vécu, enfant, après la séparation parentale. Cette mère – ma grand-mère, que j’ai bien connue et beaucoup aimée – était très religieuse. Je n’ai su que plus tard que cette piété lui était revenue de façon tardive, après une jeunesse mouvementée. Fille de rabbin, elle vouait à la mémoire de son père une dévotion, qui avait marqué mon père aussi. Le rabbin (mon arrière-grand-père donc, si l’on me suit) était un ancêtre très présent, par les photos et les récits, dont le souvenir faisait l’objet d’un quasi-culte familial.

Mon père (je l’ai raconté ailleurs[1]) s’était arraché à cette ambiance pieuse en entrant à l’Ecole Normale d’Instituteurs, puis au Parti communiste. Il s’était écarté de la dimension religieuse de son héritage, professant un athéisme strict, et une critique de toutes les confessions, placées sur le même plan : judaïsme, christianisme, islam. Mais il en respectait les porteurs. Je n’ai jamais entendu, dans la demeure familiale, de propos haineux ou méprisants à l’égard des ministres des cultes. Il considérait simplement que l’émancipation de l’humanité impliquerait l’abandon de ces croyances et pratiques anciennes, assimilées, dans la bonne tradition des Lumières (reçue avec sa formation d’enseignant laïc), à des superstitions. Que gardait-il, dans ce cadre, de sa formation juive, qui avait été, contexte rabbinique oblige, vigoureuse et précise ? Et que m’en a-t-il transmis – dont j’hérite ?

D’abord, une fierté. Mon père n’admettait pas qu’on se cache d’être juif, ou qu’on s’en excuse – attitude peut-être plus répandue alors qu’aujourd’hui. Il était très hostile à la pratique du changement de patronyme, qui avait touché certains de nos proches. Cela lui paraissait un reniement inadmissible. Je me suis fait durement savonner un jour où, rapportant ce que j’avais entendu d’un oncle, j’avais cru devoir m’émerveiller de la facilité avec laquelle notre nom pourrait être transformé pour acquérir une vraie consonance française. J’ai passé un sale quart d’heure. De manière générale, dans l’après-coup du nazisme et des Camps, tout affaiblissement de notre « être juif » était vu comme manque de respect pour les morts, les combattants, les martyrs. J’ai déjà évoqué, dans le livre cité ci-dessus, la complexité de cette allégeance, lorsqu’elle s’est croisée avec la question de la circoncision, par exemple. Puisque, bien qu’appelés à ne recevoir aucune (absolument aucune) éducation religieuse, nous avons été circoncis[2].

J’ai gardé de mon père le sens de cette fierté juive (encore faut-il bien préciser, « par les temps qui courent », à quoi elle s’applique), et le refus instinctif de tout ce qui peut s’apparenter à un reniement. Ainsi, j’ai un peu bataillé, lors de sa première parution en revue, pour maintenir le titre de l’ouvrage qui je lui ai consacré (Un sémite), un peu « réducteur », me disait-on. On serait surpris, aujourd’hui, de connaître les termes (et surtout les protagonistes) de ce débat. Sic transit. La complexité est ailleurs. Dans l’« être juif », ce n’est pas le mot juif qui me laisse perplexe. C’est l’être. J’ai le même doute, pour l’appeler ainsi, à l’égard de quelques autres emplois où il se trouve pris. Le judaïsme, comme d’autres marqueurs d’être, me semble être une pratique : l’assignation à l’être neutralise, selon moi, cette valeur active, la déshistorise, pour l’écraser dans une essence ou une identité (même si on fait effort, comme beaucoup en ce siècle, pour ne pas oublier qu’« être » est un verbe) [3]. De mon « être juif », je n’admets donc aucun déni, face à quelque anti-judaïsme que ce soit. Mais l’expression ne me semble pas exprimer de façon exacte ma vision de la condition partagée. Juif, oui, sans aucun doute. Mais être, cela reste en question.

Poursuivons. Dans le souvenir de mon père, et de nombre des miens, j’associe le judaïsme à une forme de joie. Mon père avait, et montrait, ce qui m’apparaît comme un habitus juif : joyeux. De quoi s’agit-il ? D’un goût de la vie, d’une préférence incessante pour la vie et le vivant plutôt que la mort et le morbide, dont j’ai appris bien plus tard, grâce à Elie Wiesel et Daniel Emilfork, le lien avec l’injonction mosaïque : choisir la vie[4]. Evidemment, cette prescription n’est en rien l’apanage du judaïsme : une telle prétention à l’exclusivité serait ridicule, voire ignoble. Je dis simplement qu’elle m’est parvenue dans ce contexte, associée à cet héritage. Quelque chose comme : « nous, juifs, voulons toujours la vie et le vivant. Ne nous occupons pas de la mort, ce n’est pas notre affaire.[5] » Cette joie s’exprime, selon l’idée que j’en ai, par un vif goût du rire. J’aime quelque chose comme un rire juif, une joie de rire et un rire de joie, beaucoup vus dans mon entourage d’enfance. Je regimbe chaque fois que je vois défendre les juifs et le judaïsme en arborant mine sombre et comportement de grincheux. Bien sûr, la situation présente est, par certains de ses aspects, difficile. Mais, précisément : un des affects juifs reconnaissables pourrait être, même par temps couvert, de ne céder en rien sur la joie, et un certain sens du rire.[6]

Par delà ces préalables quasi-affectifs, et pour continuer de caractériser l’héritage juif à quoi je me sens, ou me veux, fidèle, je voudrais évoquer trois thèmes inégalement convenus : la loi, l’éthique, l’Etat. De façon classique, j’ai appris, enfant, que le judaïsme avait apporté au monde (je ne dis pas que je souscris à cette affirmation, trop exclusiviste à mes yeux, mais je l’ai reçue, et quelque chose de sa résonance se propage dans ma vie et ma pensée) le sens de la loi. Bien que mon père fût très réticent à tout enseignement biblique, il m’a relaté, et diversement commenté, le récit concernant Moïse et les Tables. Dans son athéisme, et son laïcisme, il traduisait cela en : le judaïsme accorde une priorité au sens de la loi – de la prescription juste, de l’injonction ou de la norme fondatrice – sur toute autre valeur. Pour lui, le divin je signifiait rien d’autre que : la loi vaut, par-dessus tout. Mais qu’est-ce que la loi ? En quel sens faut-il l’entendre ? Cette primauté a-t-elle pour conséquence un comportement soumis ? Au regard de quelle législation : républicaine ? religieuse ? subjective ? En vérité, il était assez légaliste (en bon instituteur républicain), mais néanmoins, comme communiste, convaincu que certaines lois injustes devaient être combattues. Quant à la loi religieuse, et en particulier ses prescriptions tatillonnes, il s’en moquait – au double sens du mot : il en riait, et il les ignorait avec indifférence. Restait donc la loi des lois, qui régit et commande toutes les autres : la loi morale. Ce qui fait jonction avec le second point, central, de l’héritage. Pour lui le judaïsme signifiait une priorité sans faille de l’impératif éthique. Ce qui ne conduisait certes pas à sanctifier le judaïsme pratique, effectif, qui bien souvent se caractérisait, à ses yeux, par un immoralisme inacceptable. Il s’agissait donc de faire comparaître, devant le jugement d’une sorte de judaïsme transcendantal, les compromissions ou vilénies dont s’accommodait trop aisément une part du judaïsme concret. Le judaïsme de fait dérogeait à la vocation d’un judaïsme primordial, apriorique. On peut reconnaître là une certaine dimension du prophétisme, lequel n’a cessé de fustiger les juifs au nom de leur infidélité à la vocation judaïque. Ce sens du judaïsme m’apparaît comme une valeur critique encore actuelle. C’est pourquoi je ne peux m’empêcher de reconnaître une sorte de filiation remontant à des juifs d’exception, d’autant plus fidèles, à mes yeux, à ce judaïsme transcendantal qu’ils ont dû rompre avec le judaïsme de fait : Spinoza bien sûr, mais aussi Marx assurément, et peut-être Freud, Bergson, Simone Weil, Husserl, à travers toutes sortes d’errements que je ne peux approuver. Et, dans une autre lignée, Buber, Benjamin, Derrida, Judith Butler. Ça fait du monde.

L’éthique, donc. Malgré des dimensions insupportables, je ne peux m’empêcher de trouver sans cesse une joie à lire Lévinas. Pas tout Lévinas, pas tout le temps. Mais dans Lévinas (et dans la lignée lévinassienne chez Derrida), une impulsion philosophique par laquelle je ne peux m’empêcher d’être touché. Pas son machisme, exaspérant. Pas sa condamnation de Spinoza. Pas sa politique, plus d’une fois suspecte (ce que n’est jamais, à ma connaissance, celle de Derrida). Mais tout ce qui dans Lévinas converge vers sa critique de l’ontologie : de l’être, de l’essence. Au nom d’une archi-éthique : une visée du bien au-delà de l’être, d’un bien qui outre et précède toute visée d’essence. Même si elle n’est pas exempte de revirements (« être juif »), la critique lévinassienne de l’ontologie me paraît une contribution déterminante à une remise en question de ce primat de l’être par quoi la pensée contemporaine s’est laissé à nouveau saisir, dans plusieurs de ses variantes et modalités. Peut-être faut-il s’exiler d’une pensée de l’être, comme Derrida l’a plus d’une fois fait entrevoir, au profit d’une éthique du transport, de la mue, du soulèvement. Il faudra y revenir[7].

Reste l’Etat. Mon père, puisqu’il s’agit encore de lui – il faudra que je m’explique sur cette insistance – reconnaissait au judaïsme une vertu d’exception : l’absence d’Etat. C’était peu après la création d’Israël, qui à cet égard lui paraissait une sorte d’anomalie par rapport au cœur de la vocation juive. Pour lui, la force du judaïsme tenait à sa capacité, extraordinaire, de s’être maintenu sans Etat. Singularité qu’il lui reconnaissait volontiers, alors qu’il s’appliquait par ailleurs à considérer toutes les religions sur un même plan. A la différence du christianisme (religion d’Etat, en de si nombreux espaces), ou de l’Islam, ou d’autres, le judaïsme avait manifesté son étonnante aptitude à se perpétuer, et à se transmettre, hors de toute structure étatique. Ce qui faisait son admiration : parce que le cœur de cette obstination par laquelle le judaïsme s’était maintenu tenait alors à l’idée, la pensée, la loi, l’éthique, la morale, ou encore le livre. Le judaïsme révélait cette puissance interne d’une communauté fondée sur le sens, pas sur le fait ou la force. C’était son éminence, sa valeur d’exemple. Et en ce sens – c’est à cela que je voudrais en venir – son judaïsme annonçait ou préfigurait son communisme : l’extinction de l’Etat, c’est bien ce que le communisme cherche à rendre possible. Le but de la révolution était d’abolir l’Etat. Il me disait beaucoup qu’au regard des fins, communisme et anarchisme étaient identiques. Seul le sens de la voie différait. Du coup, le judaïsme manifestait une sorte d’anticipation, d’utopie en acte : comme communauté sans Etat, il était un communisme réalisé avant l’heure, un communisme de l’annonce. Là encore, le judaïsme de fait n’avait rien d’utopique, et mon père était bien placé pour voir ce que le fait juif comportait, par bien de ses aspects, de décevant ou de passéiste : de cela, il s’était détaché en quittant la piété juive pour adhérer passionnément à la République, à la laïcité, à la Révolution. Mais ce détachement valait comme fidélité : pour mieux accomplir ce que lui avait appris son enfance juive, il était devenu républicain et communiste. En ce sens, la haine fasciste voyait clair : oui, en un certain point, judaïsme et communisme buvaient bien à la même source.

Joie de vivre et de rire, éthique intransigeante, répugnance à la force et à l’Etat : tels seraient mes points d’ancrage dans un héritage juif. Mais on voit que, du même coup, cet enracinement alimente une puissance de refus : partout où des juifs, au nom du judaïsme, manquent au respect et au goût de la vie, propagent la tristesse ou la haine, enfreignent l’exigence éthique de défense des persécutés, cèdent à la valorisation de l’Etat et de ses attributs (armée, police, bureaucratie), tout ce qui me vient de mon père et de sa fierté juive se hérisse et se cabre.

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[1] Cf. D.G., Un sémite, Ed. Circé, 2003, trad. angl. par Ann et William Smock (A Semite, A Memoir of Algeria) Columbia University Press, 2014.

[2] Cf. Un sémite, ouvr. cit., pp. 20-22, 37, 42-43.

[3] Sur quelques uns de ces marqueurs d’être et leur critique, un travail est en préparation, à paraître un jour (j’espère).

[4] J’ai joué, à l’automne 1974, dans une pièce d’Elie Wiesel, Zalmen ou la folie de Dieu (Ed. du Seuil, 1968), mise en scène par Daniel Emilfork (Théâtre de la Nouvelle Comédie, devenu depuis La Pépinière Théâtre). Cette pièce contient la formulation suivante : « Dieu exige de l’homme, non pas de vivre, mais de choisir la vie » (p. 58), qui se réfère à l’exhortation de Moïse arrivé aux confins de la terre où il n’entrera pas. Cf. Deutéronome, 30, 19. Cette injonction, et son commentaire lumineux par Daniel Emilfork, m’ont beaucoup éclairé sur le point que j’évoque. Emilfork était aussi, à sa façon et entre deux orages, un homme profondément joyeux.

[5] On peut penser évidemment à Spinoza : « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie » (Ethique, IV, proposition 67). Et, a contrario, tout aussi évidemment à l’être-pour-la mort heideggérien.

[6] Ce qui a sans doute un certain rapport au topos de l’humour juif. Mais je préfère la référence au rire – l’humour, comme on sait, pouvant verser dans la noirceur. Pour la joie, le rire, à nouveau : aucune exclusivité. La joie dont je parle, et son sens du rire, sont liées à une certaine tonalité, par exemple méditerranéenne (entre autres), perceptible chez de nombreux Arabes ou sud-Européens, mais ailleurs aussi (Afrique, ou dans bien d’autres lieux). On la trouve (de façon inattendue au regard des clichés) chez Artaud, selon qui « il y a dans le rire une idée pure, une idée bienfaisante et pure des forces éternelles de la vie » (Mexico, 18 mars 1936, in Messages révolutionnaires, Folio-Gallimard). Hors donc tout apanage judaïque, je redis simplement, comme plus haut, qu’un goût de vivre, un sens de la joie (de vivre), une propension au rire, me sont parvenus, dans mon histoire personnelle, comme liées à l’héritage juif. (Pour le rire, il faudrait ajouter, comme Ferré : « ça dépend de quel rire » (in Le Chien). D’un certain rire, méchant et aigre, je m’écarte résolument).

[7] Si je puis dire. Parce que la critique de l’ontologie est aussi une critique du retour. Cf. Lévinas, « La trace de l’autre » (1963), in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin 2001, pp. 264-268.  Et aussi D.G., Hypothèses sur l’Europe, pp. 291 et suiv.