On pourra lire ci-dessous le texte de l’intervention faite à la Maison de l’Inde à Paris, le 20 juin 2016, à l’occasion de la présentation du n° 1 de la revue franco-indienne Fabrique de l’art  (Jean-Frédéric Chevallier, Sukla Bar-Chevallier – Trimukhi Platform, Kolkata, India). 

Un entretien entre D.G. et J.-F. Chevallier figure dans ce numéro, aux pp. 89-99. On pourra en trouver la reproduction grâce au lien suivant : Fabrique de l’art 1

 

Intervention à la Maison de l’Inde (20.06.16)

La revue Fabrique de l’art ressemble, par certains côtés, à notre monde. Elle en a la beauté, dans son étirement planétaire, d’ouest en est, d’Amérique en Asie. On y sent vibrionner des multiplicités et des différences. Bien sûr, elle ne prétend pas donner un tableau du globe : l’Afrique manque, comme d’autres zones évidemment, et les voix féminines restent pour mon goût trop peu nombreuses. Mais c’est une entreprise unique, par la pluralité qu’elle invoque, et aussi comme pluralité singularisée, pas éclectique, car un point de vue très ferme la parcourt et la soutient. C’est pourquoi, après avoir lu presque en entier ce magnifique numéro 1, je voudrais lui adresser une question, qui m’a beaucoup occupé, et en un certain sens de plus en plus, durant la lecture. C’est la question du sens.

Elle porte sur la distinction, si chère à Jean-Frédéric Chevallier, entre présentation et représentation. Comme on le lit dans ce volume, Jean-Frédéric souhaite vivement, pour les arts, accentuer et affirmer cette dimension qui lui semble caractériser leur présent, et selon laquelle l’époque de la représentation s’épuise et s’éloigne, laissant place aux pratiques de présentation, qui mobilisent des présences sans représenter rien. Admettons. Je ne discute pas ici ce schéma, même s’il me semble qu’on peut et doit l’enrichir, utilement, tout en reconnaissant son intuition centrale – que j’avais approchée voilà deux décennies, pour le théâtre[1]. Ma question pourrait se formuler ainsi : qu’en est-il du sens, dans la présentation ? Pour la représentation, cela pourrait sembler clair (même si la réponse est à mon avis trop simple) : le sens d’une représentation se tient quelque part entre l’acte de représenter et ce qu’il représente. Là encore, admettons. Mais que dire du sens, pour la présentation ? Où et comment se produit-il, s’il se produit ?

En vue d’expliquer, ou au moins éclairer, ma question, je voudrais proposer une analogie, qui n’est qu’une analogie, avec une célèbre thèse du théologien Dietrich Bonhoeffer, formulée dans ses lettres de prison, quelques mois avant son assassinat par les nazis, sur ordre personnel de Hitler. Bonhoeffer demande : « Comment le Christ peut-il devenir aussi le Seigneur des sans-religion ? » et, un peu plus loin : « Comment être des chrétiens “sans religion – séculiers ?” »[2] Ce ne sont pas des formulations que je reprendrais à mon compte mot pour mot, par exemple avec l’emploi du terme « Seigneur », que je persiste à trouver trop dépendant d’un contexte féodal, dont pourtant Bonhoeffer cherche vivement à s’émanciper. Par transfert, ma question s’énoncerait ainsi : comment le sens devient-il le sens du non-représenté ? Comment agit le sens dans la pure présence ? Après tout, l’homologie n’est pas absurde : on peut bien former l’hypothèse qu’en un sens, une « religion » est une sorte de représentation, et que ce que souhaitait Bonhoeffer, c’était sortir de cette représentation figurale, pour s’ouvrir à la présence directe, active, d’un Christ non représenté, mais présent. Il écrivait, un peu plus tard : « “L’acte religieux” est toujours quelque chose de partiel, la “foi” est un tout, un acte de vie. Jésus n’appelle pas à une religion nouvelle, mais à la vie. »[3] On peut bien entendre que ce sont les arts comme actes de vie, et non comme religion nouvelle, que de son côté Jean-Frédéric souhaite et appelle, avec d’autres, dans cette revue et ailleurs.

Alors, quel sens dans la présence ? C’est une banalité que de répertorier les trois acceptions principales du mot « sens ». Il désigne la sensation, la signification, et la direction – même si Alain Rey nous apprend que la troisième (la direction, l’orientation) est issue d’une étymologie sans doute un peu distincte[4]. Évidemment, pour la première acception, le problème ne semble pas se poser. Qu’il y ait du sensible, de la sensation, dans la présence, paraît aller de soi. On voit, on entend, parfois on touche. Admettons. Mais s’il n’y avait de sens qu’en ce sens-là, on pourrait s’inquiéter. Cela induirait que nous en restons au stade esthétique, au sens kierkegaardien du terme. Et l’esthétique, si bienvenue soit-elle, peut se muer en menace, surtout si on la contient dans sa dimension sensible. Rappelons-nous Walter Benjamin qui caractérisait le fascisme comme esthétisation de la politique[5] – façon, disons-le à notre tour et dans nos termes, de réduire le sens politique au sens esthétique, de ne poser les questions politiques qu’en termes de canons de beauté (physique ou raciale, par exemple). Mais ce n’est pas le cœur ce que je voudrais soulever, ici.

Au deuxième sens du sens, en revanche, la question se pose bel et bien. Qu’on ne veuille pas assujettir l’acte artistique à l’autorité d’un sens qui le précède et le guide, c’est compréhensible. Qu’on refuse d’écraser l’épaisseur du geste d’artiste sous la référence à un sens externe, c’est justifié. Mais l’art peut-il se dispenser de toute ouverture à ce qui le dépasse, le traverse ? N’est-ce pas la définition même de l’idole, que cette présence d’une image qui veut contenir en elle-même toute sa raison et son horizon ? L’éthique iconique, l’éthique de l’icône, ne suppose-t-elle pas au contraire que l’image rende compte de sa figure devant une instance qui l’excède ? Comment comprendre le sens de l’acte artistique, s’il ne prétend qu’à se présenter lui-même, et à n’affirmer que sa présence ? On pourra juger que la question est un peu trop abstraite, loin de la pratique. Je n’en suis pas sûr. Car devant ces multiples actes de présentation (je ne parle pas de la revue, mais de l’ambiance de notre temps), qui souhaitent s’émanciper de toute référence externe (soit dans leurs opérations pratiques, soit dans les manifestes qui les accompagnent), je redoute une idolâtrie de l’acte d’artiste. Et comme le sens a horreur du vide, il ne me semble pas rare qu’on voie se glisser dans cette supposée autonomie un sens de contrebande, un sens caché mais prégnant – signification du vide, du néant, de la cavité en abîme : négativisme pur, ou, s’il faut l’appeler par son nom, nihilisme accompli.

Mais c’est à travers la troisième valeur du mot « sens » que je voudrais adresser, aux arts, la question démarquée de celle que Bonhoeffer pose à la religion. Si notre monde, par son art, ne veut que se présenter dans une immédiateté libre de tout sens (de toute référence), je me demande quelle est sa direction, son orientation (son orient de pensée, ou de vie), ou pour le dire plus simplement encore, son devenir. Je crois que la souffrance d’une partie de notre temps, en particulier dans sa jeunesse, est de ne pas concevoir son devenir, c’est-à-dire le sens de ses mues, le sens du devenir, le devenir comme sens. Aux fabriques de nos arts, je souhaite poser la question du devenir qu’elles annoncent et mettent en œuvre. Nous avons à répondre de ce devenir, comme devant le regard des enfants, ou l’enfance de tout regard. Avec les mots de Bonhoeffer, je pourrais le formuler ainsi. Dans une de ses dernières lettres, il écrit : « La notion non-biblique de “sens” n’est qu’une traduction de ce que la Bible appelle “promesse” »[6]. S’il y a de l’humain, c’est sans doute que le devenir n’est pas déterminé, n’est pas causé de façon mécanique par des raisons univoques. Le mot « histoire » ne se comprend, au fond, que de cette manière. Mais l’absence de causes déterminantes, ou de fins dernières, devient un devenir privé de sens, insensé, si on ne conçoit pas la possibilité d’une promesse, qu’il (le devenir) énonce ou qu’il reçoit. Une promesse peut être tenue, ou pas. Mais le rapport à ce qu’elle engage fait le sens de ce qui a lieu, qui arrive, et qui change. A l’art qui se fabrique sous nos yeux, ou par nos mains, je voudrais demander : dis, fabrique, quelle est ta promesse ? Celle dont tu témoignes, que tu formules, ou que tu entends ? Promesse de quoi ?

 

Denis Guénoun

[1] D. G., Le théâtre est-il nécessaire ?, éd . Circé, 1997, pp. 143-177.

[2] Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettres et notes de captivité (1951), 1998, Labor et Fides 2006, trad. B. Lauret et H. Mottu, pp. 328-329 (le 30/04/44).

[3] Ibid., p. 434 (le 18/07/44).

[4] In le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, entrée « sens », 1991.

[5] W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935), in Œuvres III, Foli-Gallimard 2000, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, p. 113.

[6] Ibid., p. 464 (sans doute le 21/08/44).